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Étonnements 2011

 

Dépôt de bilan : forcément on pense crise, liquidation. Ici, plus sereinement, dépôt du bilan de l’année, faire l’inventaire (invenire : venir sur, en latin), donc consacrer quelques minutes pour se retourner, suspendre du temps avant de prévoir l’avenir et de conjecturer sur la conjoncture.
Quelques chiffres pour 2011 : plus de 1000 kilomètres de course à pied, 42 mises à jour de Feuilles de route, 50 000 visiteurs, à peu près 600 ou 700 pages  de rédigées entre le site, le nouveau livre à paraître, les 6 épisodes du roman de bureau de Mélico, Avant Franck avec Anne Savelli chez Publie.net, le début de la thèse, au final, toute cette mécanique vitale de l’écriture. C’est aussi avoir usé des dizaines de banquettes de train, quelques fauteuils d’avions pour une vingtaine de rencontres ou de voyages aux quatre coins du pays et même plus loin parfois. C’est probablement avoir roulé 40 000 kilomètres pour le travail ou en privé, on pourrait allonger sans fin des chiffres, estimer la proportion des aubes claires et des crépuscules bousculés, calculer les heures passées à faire rentrer tout cela dans le bien nommé emploi du temps. Comme d’habitude, j’ai jalonné cette année d’objectifs et de planifications diverses. Soazic, qui animait la dernière rencontre de l’année à Saint-Brieuc (voir en notes d’écriture, la semaine précédente), m’a demandé si j’avais réussi à tenir les trois résolutions que j’avais annoncé dans cette même rubrique le 5 janvier dernier : 1°) Ma thèse, je rédigerai ; 2°) La littérature, je servirai ; 3°) La course à pied, je continuerai… Oui pour les points 2 et 3, au-delà de toute espérance d’ailleurs. A moitié pour le point 1 : la rédaction de la thèse devrait m’occuper encore pas mal cette année. Dépôt de bilan donc : ma petite entreprise ne connaît pas la crise, comme le chantait Bashung. Et puis, il y a aussi toutes les autres raisons d’être, celles qui ne sont pas quantifiables, les bonheurs personnels, les frayeurs passagères, les énervements soudains, les rires aux larmes. Une mouche placide se frotte les pates de l’autre côté de la vitre au moment où j’écris ces mots. Le temps est sec et doux, quelques primevères sont écloses dans la pelouse, mes peupliers abusés par la douceur agitent des feuilles nouvelles à leurs sommets et dans les villes, on compte même quelques cerisiers en fleurs. Est-ce que ça rentre aussi dans le dépôt de bilan ?
(28/12/2011)

 

Bien sûr Noël, comme chaque année. Vieille magie de Noël, nostalgie perpétuée, fête d’une enfance oubliée, improbable, magnifiée. Devenu vaste machin, anniversaire de supermarchés, Tino Rossi et chants de circonstance jusqu’à l’indigestion, dindes, chapon, vins fins jusqu’à satiété, jouets étalés, yeux qui se perdent, élans des bambins, bras tendus se fermant sur du rien, papiers cadeaux froissés, nœuds dorés dans la poubelle des lendemains. Fêtes, famille, tensions : qui invite qui, qui est oublié, quels regrets ? Et pour ceux qui sont là, discussions dans l’exaltation du repas, l’échauffement des alcools, tant de choses à se dire dans la fatigue de fin d’année, les jours racornis, les précipitations de dernière minute. La télé ? On oublie, sauf les isolés, ceux qui n’auront pour seule compagnie que les séries mièvres, les films tant usé et les éternelles émissions où s’amusent entre eux des animateurs indéboulonnables. Et pourtant, on recommence. Chaque année, on appréhende mais on s’y colle ou on se défile dans un voyage, on s’échappe ailleurs. On s’énerve, on s’en étonne, on râle, on voudrait janvier tout de suite, et plus loin même, après la semaine du blanc, après la quinzaine de la galette des rois, on voudrait les jours qui rallongent, la surprise des perce-neiges, la première primevère.
Cette année, encore Noël. Et peut-être avec moins d’appréhension que d’habitude, plus de sérénité, laisser loin derrière les millésimes crispés, les années sombres. Oui, tout va bien, (comme chaque année on se dit qu’on a eu chaud, on croise les doigts, on touche du bois pour la suite). Tout va bien, et pour les proches aussi, joie d’avance de les recevoir. Cette année, c’est chez-moi, dit-on fièrement. Le marchand de sapins est venu samedi dernier. Je me souviens l’avoir déjà évoqué dans cette rubrique (Étonnements du 19/12/2001, déjà dix ans...). Il était comme souvent accompagné de son fils, de ceux qu’on dit pudiquement différents. Il a déballé quelques arbres, j’en ai choisi un. Nous avons parlé du temps doux, de sa récolte qui s’amenuisait (ils n’ont pas poussé cette année). Puis nous sommes restés bras ballants devant la remorque, un peu hésitants à nous dire un «  à l’année prochaine ». L’après-midi – une chance, les grands enfants étaient là - nous l’avons installé à l’endroit habituel (il faut déplacer un fauteuil), nous l’avons décoré avec les vieilles guirlandes disparates, les boules multicolores (le carton dans le garage, avec inscrit Noël dessus) en déclarant comme à chaque fois que nous avons le sapin le plus kitch de toute la ville mais que tant pis nous l’aimerons ainsi. Comme chaque année.
(21/12/2011)

 

La photographie a été prise pour un reportage sur le « Pompidou mobile ». Cette exposition itinérante du Centre Pompidou fait actuellement halte dans mon département. L’initiative est heureuse et c’est l’occasion pour les classes, parfois dès la maternelle, de découvrir ce qu’on baptise « art », « haute culture », tout une rhétorique, un classement déformant dans lequel on s’engouffre une fois adulte. La petite fille qui figure sur la photo est encore très loin de cet âge de déraison. Elle porte une barrette dans ses cheveux, elle tient sagement son cartable à la main. Sa voisine du même âge a posé ses mains sur ses épaules, on devine un petit train d’écoliers dans lequel elle est la première, faible locomotive hésitante, avançant avec précaution au milieu d’un espace qui l’intimide. La photographie a saisi l’instant précis où elle croise du regard du tableau, du moins c’est ce qu’on croit percevoir dans un pli imperceptible du front, la fixité des yeux, une expression de crainte presque devant une sensation éprouvée. Brutalement, le tableau lui parle, s’adresse à elle. Pas d’anthropomorphisme non, pourtant on jurerait à voir son expression que le tableau véritablement la regarde et lui parle. Grands mots adultes, vieux poncifs sur l’art, la vie. Elle s’en moque, elle est très loin de l’âge de la connaissance et, dans l’instant précis du cliché, un camaïeu abstrait d’orange et de bleu s’adresse à elle au-delà des mots qu’elle ne connaît pas encore, lui livre tout d’un coup une perception qui la dérange, elle et elle seule, déjà sur un petit chemin bien tracé, son cartable à la main. Nul ne sait ce qu’elle en retiendra. Les parents, la famille, l’institution dans leurs raccourcis prodigieux espèrent qu’avec de telles visites elle deviendra plus tard une grande artiste reconnue et célèbre ou bien ne le souhaite pas parce que l’art n’a jamais nourri personne ou bien ont déjà décidé un autre avenir pour elle ou bien ou bien ou bien : mots encore. Mais là, on est dans le domaine de l’indicible. Plus tard, lorsqu’elle aura rejoint l’âge des prisons saura-t-elle retrouver cette sensation première ? Ces instants sont rares, nous le savons bien, parfois, tellement coincés par la vie, nos certitudes installées, ils ne reviennent jamais. J’ai la chance de retrouver, de convoquer parfois cette sensation de l’indicible, un tableau qui me parle avec d’autres moyens que des mots mais que je m’empresse de traduire dans cette langue verbale, on ne se refait pas : pour moi, tout est littérature et vice-versa. Lorsque qu’un tableau me parle ainsi, m’assène brutalement ses quatre vérités, je le transforme inévitablement en une curieuse estimation, une déformation d’écrivain qui mesure et soupèse : combien pour raconter la sensation éprouvée ? Cent cinquante ? Deux cent pages ? Je me souviens d’une telle sensation lors d’une exposition sur Matisse et Picasso : les « Italiennes » que chacun avait peintes se sont transformées quelques mois plus tard en un roman Paysage et portrait en pied de poule, cent quatre-vingt deux pages. Aucune logique à chercher entre la peinture aperçue et le roman qui a suivi, juste savoir que c’est exactement à ce moment, parce que le fond du tableau semblait déborder de manière incongrue sur l’épaule de l’Italienne de Matisse, que tout s’est enchaîné, déchaîné plutôt, loin de l’âge des prisons.
(14/12/2011)

 

Je n’étais jamais allé au Portugal et ce colloque mêlant littérature et travail à Porto m’a fourni une excellente occasion en y ajoutant même quelques jours de vacances, histoire d’allonger le périple vers Lisbonne. L’arrivée au centre-ville depuis l’aéroport de Porto est devenue un périple sans histoire, même pour les néophytes que nous sommes, adoubés d’un véhicule de location, mais qui ont pris la précaution d’apporter un GPS portatif. Quand on pense qu’on débarque dans le pays des grandes découvertes maritimes avec une telle boussole moderne, une part d’aventure semble irrémédiablement perdue. Mais c’est sans compter la circulation particulièrement dense d’un samedi soir où la simple recherche d’un parking au milieu d’un dédale de sens uniques redevient une équipée qui vous donne l’impression d’être tout de même Vasco de Gama lorsque vous parvenez à fouler les premiers pavés des trottoirs de la ville comme un rivage enfin abordé. Harnaché de vos bagages comme un conquistador, vous pénétrez dans le hall de l’hôtel. Page de pub : le grand hôtel de Paris, tel que son nom ne l’indique pas, est un modèle d’art de vivre à la portugaise. Propreté méticuleuse, décor baroque et attention permanente mais discrète du personnel, l’établissement  existe depuis 134 ans et l’anniversaire tombant le lendemain de notre arrivée, un concert de musique traditionnel était organisé dans le hall. L’intendance assurée, nous avons pu nous lancer à la découverte de la ville. Premières impressions, ça monte et ça descend, la ville est construite de part et d’autre du fleuve Douro et les maisons se sont accrochées au fil des siècles sur les berges pentues. Rive Nord, c’est la vieille ville, ses églises baroques, ses rues tortueuses, tout l’héritage d’un habitat modeste qui demeure encore. Les laborieuses populations de ce cap traversent fréquemment le fleuve vers l’autre rive, le Sud, donc, qui offre remises, entrepôts, docks divers et variés pour accueillir les marchandises exotiques que l’océan proche apporte ou les produits agricoles que l’intérieur des terres fournit avec notamment le fameux vin de Porto. Relier les deux rives de la ville a été de tout temps l’obsession des habitants et deux ponts métalliques ont vu le jour, notamment le pont Luis 1er, construit dans les années 1880 par un disciple de Gustave Eiffel et qui possède deux tabliers, le plus bas réservé à la circulation automobile et le plus haut aux piétons et au Métro. Il faut ainsi prendre le temps de flâner dans les multiples ruelles pour percevoir combien la vie est rythmée par cet éternel balancement d’activité. Ici, on renseigne toujours le voyageur avec une extrême gentillesse mais on comprend aussi très vite que le tourisme ne constitue qu’un affairement parmi d’autres.
Lisbonne, à ce sujet paraît plus ouverte, dispose de plus d’espace et de moyens. La ville oscille également sur ses hauteurs et on retrouve, comme à Porto, des ruelles étroites et besogneuses, comme celles d’Alfama qui vous laissent descendre sans qu’on s’en rende compte vers le quartier de Baixa qui fût totalement détruit par un séisme en 1755 et reconstruit dans un alignement perpendiculaire par le Marquis de Pombal. De là, le Chiado est à deux pas, et c’est alors les traces de Fernando Pessoa qu’il faut retrouver, sa maison natale ou le fameux café le Brasileira qu’il fréquentait, l’un des plus chics de Lisbonne, dans lequel on peut consommer deux grands cafés crème pour trois euros cinquante et avec le sourire des serveurs en prime (le Flore parisien, ses prix prohibitifs et ses garçons hautains, ferait bien de s’en inspirer). Moment magique également, un orchestre du Cap Vert jouait devant l’établissement les airs traditionnels qui m’ont tant accompagné ces derniers mois. Mais retour à Porto et, moment magique aussi, également dédiée à la littérature : la très belle librairie Lello, l’une des plus belles au monde avec son extraordinaire escalier et que nous avons visité avec nos amis Claudio et Sylvia (Porto possède un nombre incalculable de librairies). Le patron, très sympathique et polyglotte, m’a enjoint en riant d’échanger le champagne de ma région avec le porto de la sienne.
(07/12/2011)

 

J’ai un faible pour les jeux de mots, laids de préférence : c’est mon côté trublion rabelaisien, un rien pieds nickelés. Prenons les contrepèteries, par ailleurs fort prisées par l’auteur de Gargantua (Beaumont le Vicomte, c’est de lui). Je place cet art de décaler les sons au sommet des amusements langagiers. La gymnastique que les sonorités imposent est souvent assez ardue. Aussi, lorsque vous vous fendez d’une telle antistrophe au hasard d’une conversation, celle-ci passe le plus souvent inaperçue des témoins de votre parole. Mais le plaisir de ces bons mots réside justement dans cet incognito. Laissons de côté le trop facile « choix dans la date », dont tout le monde à appris à se méfier, oublions les « salut Patrick ! » ou « salut Fred ! » si naturels lorsqu’un collègue de bureau se nomme ainsi. D’autres, moins usitées, moins décelables, sont pour autant suffisamment faciles à caser pour ne pas se priver du petit plaisir solitaire qu’ils procurent. A qui s’épanche auprès de moi à propos d’une connaissance commune qui est un vilain rapporteur, je ne manque jamais une occasion de compatir et de conclure que « la délation, c’est fou ». A qui s’énerve au téléphone de ne pas être comprendre son interlocuteur, la répartie « il a une panne de micro ? » remplacera plus sûrement l’évident « il te brouille l’écoute ?» ce qui vous permettra de prendre en considération avec plus d’innocence l’agacement provoqué. Je suis bien évidemment confus si mon entrain gêne parfois mais j’aime ajouter à ce petit jeu la traque des piges et autres amusements : on ne compte plus les éditoriaux qui évoquent « l’important poids de la Chine ». Ce matin encore, un journaliste s’émouvait à propos d’une grande dame récemment disparue : « elle aimait les valeurs de vie ». La grande distribution s’en mêle également : le slogan « Mammouth écrase les prix », cher à Coluche, est battu depuis longtemps par les millions d’exemplaires de déserts exotiques sur les rayons de nos supermarchés, et sans compter les piles de boites de nouilles, encore... Bien entendu, et c’est la règle, une contrepèterie prendra toute sa saveur dans le grivois et la gauloiserie. Folles de la messe passez votre chemin, la chose priante n’est pas de mise. Parmi mes amis, certains sont particulièrement férus pour inventer de ces plaisanteries de salles de garde et, si j’ai toutefois volontairement orné certains de mes livres d’une ou deux rigolades cachées dans l’anonymat des pages (je ne me souviens jamais où), je n’ai pas leur aisance pour les déceler. Sauf l’autre jour, en parcourant les rayons d’une librairie, j’ai été arrêté par un livre, au demeurant magnifique et fort connu d’Albert Cohen : Belle du seigneur, c’est évidemment une fine appellation pour l’auteur qui voulait que son bouquin rende mieux. On peut ainsi se demander si ce choix est volontaire : l’aristocratique Albert Cohen, avec ses rites, avait-il conscience de nommer ainsi son plus grand succès ? En littérature, je ne connais qu’un exemple flagrant de naïveté : le célèbre auteur de Cinq semaines en ballon et  du Tour du monde en quatre-vingts jours écrivit Bourses de voyage en 1903 et récidiva l’année suivante avec le très glissant Maître du monde, on entrevoit forcément les accouplements délicieux des deux titres. Heureusement, Jules Verne demeure inébranlable.
(vingt-trois contrepèteries à trouver)
(23/11/2011)

 

Ça y est, j’ai franchi le pas. J’y pensais depuis longtemps et les articles de François Bon (Choisir, acheter une liseuse) plus la parution qui s’annonçait d’Autour de Franck, avec Anne Savelli, ont fini par hâter la démarche : me voici possesseur d’un Ipad 2. J’ai donc opté pour une tablette plutôt qu’une liseuse. Je voulais quelque chose qui puisse être beaucoup plus polyvalent qu’un « simple » appareil à lire des textes numériques même si c’est bien cette fonctionnalité qui m’intéresse au premier plan.  Donc, j’ai déballé l’appareil et là, surprise : juste après la mise sous tension, le machin m’annonce qu’il a reconnu ma Livebox, je navigue déjà sur le web au bout de trente secondes de prise en main. Deuxième étape : acquérir de quoi de quoi remplir les étagères de l’application Ibooks : pour cela, rien de mieux que le catalogue très complet de Publie.net. Via Itunes, avec quelques manipulations, me voici possesseur en premier de Autour de Franck, bien entendu, mais aussi de Rimbaud, Maupassant, Proust, Edgar Allan Poe, plus Emaz, Serena, Christophe Grossi, Joachim Séné, Pierre Ménard et autres auteurs contemporains dont je suis depuis longtemps les tribulations. Troisième étape : j’ai un week-end de prévu avec des amis le lendemain (voir Briare en Webcam) et j’ai envie de leur montrer la centaine de photographies que j’avais prises à notre dernière rencontre, l’année précédente. Là encore, via Itunes, l’opération se déroule en quelques clics de souris. Quatrième étape : je vais errer sur Apple Store où je télécharge quelques applications gratuites : les indispensables horaires de la SNCF, un guide d’itinéraires pour rejoindre facilement le lieu prévu pour le week-end, la météo pour savoir s’il y fera beau temps et un jeu de mots fléchés en cousinage de Georges Perec. Toute cette initialisation pour moi qui ne suis qu’un informaticien du dimanche m’a occupé une heure et sans énervement. Maintenant je peux enfin utiliser cet Ipad et lire. Premiers émois, donc. Le format e-pub est très agréable et permet de faire oublier le support de l’écran. On se fait très vite à l’habitude de tourner les pages d’une pression de pouce. Au début, la luminosité me gène un peu, mais après quelques essais (baisser la luminosité, colorer les pages en sépia) me voilà dans le livre avec autant de facilité que dans un recueil Pléiade. Encore faut-il pouvoir « entrer » dans le livre. J’ai l’habitude de lire souvent dans mon lit mais là, dés que je me tourne sur le côté, la bascule automatique de la page me joue des tours. Damned ! Je n’avais pas pensé à cela. Et à ma myopie aussi puisqu’il y a belle lurette que je retire mes lunettes pour lire, or, avec un écran, l’accommodation des lignes est plus aléatoire. Allez, soyons honnête, cette difficulté me chagrine une demi-heure, je trouve mes repères, je choisis sur l’étagère le Va-t'en va-t'en c’est mieux pour tout le monde, de Christophe Grossi, que je relate aussi en note de lecture cette semaine et quelle meilleure preuve puis-je apporter que celle-ci pour témoigner de la facilité avec laquelle on passe de la lecture classique à la lecture numérique ?
(16/11/2011)

 

François Bon nous a gratifiés d’un texte très intéressant de Marguerite Duras (il ne faut pas se mêler des problèmes que chacun a avec la lecture). Ce texte m’a ému notamment parce que Marguerite Duras nous relate une lecture de Guerre et paix en version Pléiade, et la question n’est pas de savoir ce qu’elle a retenu du livre de Tolstoï mais bien de relater l’importance que l’acte de cette lecture prenait, à savoir pour elle, la permission de pouvoir continuer à emprunter d’autres livres, ce qu’elle nomme une trahison de la lecture parce que cette injonction lui a occulté la beauté du livre (C’est comme si j’avais perçu ce jour-là et pour toujours qu’un livre était contenu dans deux couches superposées d’écriture, le couche lisible que j’avais lue ce jour de voyage et l’autre à laquelle on n’avait pas accès.).
Coïncidence : c’est exactement avec ce livre Guerre et Paix, et dans cette même édition Pléiade, que date le souvenir familial le plus émouvant que j’ai de la lecture. Et c’est exactement dans cette même distance qui tient le livre à l’écart de la lecture de l’œuvre que m’est apparue l’importance extrême de l‘acte de lire. Je ne sais pas l’âge que j’avais. Si je m’en réfère à la date de l’exemplaire de la Pléiade, exactement « le 3 juillet 1964 sur les presses de l’imprimerie Mame à Tours » j’avais plus de six ans, dans mon souvenir, probablement aux alentours de dix ans. La Guerre et la paix, c’est le titre exact de la luxueuse édition, ne m’était pas destiné mais à mon père. Je ne sais plus à quelle occasion nous lui avions fait ce cadeau avec ma mère et ma sœur, mais je me souviens très bien de la gravité qui a présidé au déballage de ce livre. Jamais nous n’avions acquis de livres si chers. Il faut se représenter l’effort financier mais surtout la transgression culturelle que représentait un achat de telle sorte dans la famille modeste que nous formions. Il me faut préciser que mon père, à cette époque, n’avait pas encore obtenu la nationalité française (ou venait tout juste ?) : cela pour dire que le français n’est pas sa langue maternelle et que les aléas de la deuxième guerre mondiale l’ont transbahuté d’une langue à l’autre, du serbo-croate d’origine à l’allemand de ses études, en passant par le hongrois, le tchèque et tous les dialectes rencontrés au cours d’interminables exodes. C’est important de le dire car c’est aussi le langage, et notamment son aisance des langues slaves, qui lui vaudra de vivre et de manger en pouvant échanger avec les soldats russes dans une Allemagne exsangue et affamée. Il avait juste quinze ans. Un peu plus tard, au bout du voyage, il y a le français appris pareillement pour pouvoir travailler et vivre, fonder une famille. C’est ainsi que lorsque mon père a déballé le fameux recueil Pléiade, malgré mon jeune âge, je l’avais personnellement vécu comme un aboutissement, une intégration totale, la fin de l’exil, la négation d’un étranger, le choix d’une langue non plus pour survivre. C’est exactement cela, pour la première fois mon père devenait capable d’un choix, lire dans la langue qu’il avait choisie, et sa fierté est devenue mienne. C’est un souvenir qui nous lie et, depuis, nous avons ensemble évoqué quelquefois ce livre qu’il avait reçu et qu’il m’a donné à son tour il y a quelques années (quel plus beau cadeau ?). En réalité, comme pour Marguerite Duras, je ne suis pas sûr qu’il l’ait lu jusqu’au bout. Je me souviens que j’aimais le voir prendre « son » livre, s’asseoir avec sérieux et parcourir le volume avec application en déplaçant un des deux rubans marque page. Mais, comme pour Marguerite Duras, ce n’était pas la lecture de La Guerre et la paix qui importait mais ce que permettait la possession de ce livre, le symbole d’une liberté, une paix après la guerre, et, au-delà du symbole, la réelle permission que le livre octroyait, continuer à vivre, entrevoir l’avenir à travers les mots immenses et la langue universelle des hommes. Souvenir vivace et très certainement fondateur, à tel point que je me demande parfois si cet épisode où le livre est devenu soudainement une si grande force de vie, n’a pas engendré en moi la volonté d’écrire.
(08/11/2011)

 

Assigné à résidence, de nos jours, l’auteur. Sinon comment vivre selon la vieille expression « de sa plume » ? Or, rien n’a changé depuis le XIX° siècle. Les contrats d’édition, jadis défendus par George Sand et Balzac ne sont pas adaptés au monde moderne et les droits d’auteur ne nourrissent que de trop rares privilégiés. Donc, pour qui voue sa vie à l’écriture, c'est-à-dire pour qui décide de ne pas mêler d’autre vie laborieuse au risque de fabriquer « une littérature fatiguée » (pour reprendre l’expression de Michel Ragon à propos de la littérature prolétarienne et des ouvriers qui se collaient à leurs romans après leur journée de travail), pas d’autre échappatoire que d’embrasser les institutions, de participer à la vie de la cité à travers des résidences : à savoir, vous prenez un auteur publié, vous le placez en médiathèque, en association culturelle, dans un substrat territorial subventionné, lequel écrivain, moyennant une (maigre) rémunération, assurera l’animation nécessaire auprès d’un public de citoyens dans l’espoir d’un prochain vote favorable de l’équipe municipale ou régionale, l’affichage en bilan positif d’une « cultural touch » pour les mêmes raisons, tout en lui permettant d’écrire pendant ce laps de temps. Pour ma part, j’ai choisi la facilité : continuer la voie du labeur salarié qui me nourrissait déjà depuis vingt-deux ans lors de ma première parution il y a onze ans. Question de fierté aussi : ne pas laisser l’œuvre dépendre d’un holding d’état, d’un hold-up (la bourse - de création – ou la vie). Vieux fond anarchiste à la Brassens mais voilà bien l’injonction qui est faite à l’auteur assigné à résidence : écris ! ordonne le doigt institutionnel, gentiment bien sûr car tous les acteurs de la chaîne du livre, comme on dit, sont charmants, gentils, éduqués, enthousiastes, convaincus de la nécessité de la culture, du manque de moyens, du « vivement que ça change » (mais la culture n’est pas plus l’apanage et la priorité de la gauche que de la droite). N’empêche que l’auteur, ainsi assigné à résidence, doit jongler entre les termes de son contrat, participer à la vie de qui l’emploie (médiathèque, association…etc.) et avancer sa propre écriture en parallèle, de manière à ce qu’à la fin du temps imparti, chacun puisse revendiquer la réussite de cette expérience, l’auteur heureux de son écriture (la médiathèque, l’association gardera un regard attentif à ses futures publications), l’institution contente de son choix (l’auteur, d’un œil tendre, s’intéressera aux projets des futurs résidents). Plus facile à dire qu’à faire cependant : ne pas glisser tout le bras dans l’engrenage au point de broyer le stylo et plus avoir de temps pour l’écriture, ni passer comme un fantôme en rasant les murs pour s’enfermer dans un refuge créatif solitaire. Pas question non plus d’avoir une panne d’inspiration, des états d’âme, une angoisse de la page blanche, on a misé sur un oiseau d’écrivain et non pas un oisif d’écrits vains. Faire bonne figure est ainsi obligatoire, quoi faire d’un romantique tourmenté, d’un poète maudit ? L’auteur d’aujourd’hui est forcément dynamique, adorable, spirituel, intelligent, rapide, efficace, aimable et facile à vivre. S’il s’inquiète lorsqu’il voit s’approcher les dernières semaines et que toutes les pistes qui s’offraient à lui pour continuer ailleurs se réduisent, c’est normal : l’écrivain est un être hypersensible. Et imprévoyant aussi, c’est bien connu, l’auteur est impayable (au sens propre…) : ah ! ah ! CDD, C’est Déjà Demain ?
(01/11/2011)

 

Bien sûr, le livre de Lydie Salvayre consacré à Jimi Hendrix a réveillé en moi pas mal de souvenirs, plutôt proches d’ailleurs, situés dans la pièce à côté de mon bureau, généralement recluse dans la pénombre. Non qu’on y pénètre jamais, plusieurs fois par semaine, par exemple, on peut y entendre du violon et même en ce moment des variations qui me ravissent sur une Folia (de Corelli, je crois) qui constitue un des mes thèmes musicaux préférés. Souvenirs donc d’y avoir entreposé plusieurs guitares et de ne les jouer que trop rarement. En entrebâillant la porte, on peut d’ailleurs apercevoir la PRS Singlecut finition Tobacco Sunburst à deux micros humbuckers que je me suis offert il y a cinq ans, made in Corée, mais d’une finition parfaite et d’une prise en main très facile. Je la relie à un ampli à lampes, un Fender Hot Rod Deluxe que je ne peux pousser qu’un tout petit peu si je ne veux pas craindre de descendre les vitres et de fissurer les murs. Bien sûr, Hendrix est venu très tôt dans cet apprentissage électrique, via Hey Joe, qui a le mérite de dérouler un thème facile et particulièrement inventif sur lequel on peut broder. Et pour pouvoir broder sur des accords, ce qui n’est jamais facile lorsqu’on est seul à jouer, l’achat d’un looper a suivi avec boite à rythmes intégrée. Autre particularité intéressante de l’appareil : on peut enregistrer un morceau et en ralentir la cadence sans changer la tonalité, ce qui est particulièrement utile lorsqu’on se frotte à répéter un morceau de Smetana au violon (mais là, comme pour la Folia, ce n’est pas moi qui joue et encore moins qui déchiffre les séries de quadruples croches ou autres doubles cordes qui noircissent des partitions injouables). Bref, j’en reste au feeling et à Hendrix, il y a de quoi faire, avec de multiples démultiplications comme celles de Popa Chubby que j’ai eu la chance de voir en concert et qui est sans doute un de ceux qui restitue le mieux l’esprit musical de Jimi. Et c’est sans doute dans cette disposition que j’ai acquis sur un coup de tête une Fender Stratocaster d’occasion aperçue dans la vitrine d’un magasin de musique de ma ville, une vraie « made in USA » de 1989. Bon d’accord, Woodstock était déjà terminé depuis vingt ans quand elle a été fabriquée mais elle est du même modèle que celle qu’utilisa Jimi Hendrix dans ce concert, notamment pour The Star Spangled Banner si cher à Lydie Salvayre, avec la touche du manche en érable comme on le voit sur la vidéo (l’agilité des doigts dessus, c’est une autre paire… de manches). Autre différence : la sienne était blanche et la mienne est bleue mais parlons technique : la Stratocaster possède trois microphones à simple bobinage, c’est ce qui lui donne à la fois cet aspect cristallin sur les notes aigues mais aussi cette raucité sur les cordes graves lorsqu’on utilise une pédale à effets. On a parfois l’impression que plusieurs guitares différentes jouent selon la manière dont les mains se déplacent sur le manche et c’est là qu’entrent en jeu l’inventivité des guitaristes : pour Hendrix, Lydie Salvayre a raison, on peut parler de génie. Pour continuer dans la technique, les micros humbuckers comme ceux des Gibson possèdent un double bobinage, le son est plus homogène, plus feutré dans les graves : c’est ce que je constate avec la PRS que j’utilise plus souvent d’ailleurs que la Fender. Mais toute cette prose m’a donné envie : ce soir, je sors la guitare à Jimi…
(26/10/2011)

 

Encore de la course à pied, et cela n’aurait vraiment plus rien d’étonnant dans cette rubrique, si le fait pourtant courant (dans tous les sens du terme) de mettre de mettre un pied devant l’autre me surprenait toujours. Je me suis ainsi mis en tête de terminer cette saison bondissante par un « semi » comme disent les habitués, soit la moitié de la distance mythique qui sépare Athènes de Marathon. En réalité, j’ai eu l’opportunité de rejoindre l’équipe de mon entreprise qui se constitue chaque année à l’occasion du marathon de Reims et j’ai eu le choix entre une course de dix kilomètres, un semi ou la distance complète. Mourir d’épuisement comme Phidippidès le messager athénien ne m’intéressant pas encore, et comme j'avais déjà accompli deux épreuves de dix kilomètres, j’ai opté pour la distance intermédiaire, vingt et un kilomètres plus cent mètres pour être pile poil à la moitié du marathon. C’était la première fois que je prenais le départ d’une compétition aussi grande, à la fois par la distance et le nombre de participants, plus de douze mille coureurs, dont deux mille huit cents inscrits pour l’épreuve qui me concernait. J’ai terminé deux mille deux cent soixante et onzième (écrit en lettres, on mesure mieux l’effort…), mais en réalisant l’exploit d’améliorer de quatre secondes le nouveau record du monde du Kenyan Patrick Makau, établi à Berlin trois semaines auparavant ! (suis-je obligé de dire qu’il a accompli son exploit sur une distance double de la mienne ?). Bref, ce fut un bon moment de deux heures, trois minutes et trente-quatre secondes, un peu pénible entre les douzième et dix-huitième kilomètres ou quelques faux plats montants vous usent les mollets, sans compter la dernière côte, dite des Essilards, un petit raidillon qui agrémente les cinq cents derniers mètres. J’ai passé ainsi la ligne d’arrivée, jambes sciées, en ayant toutefois accéléré dans les derniers moments.
Il est difficile de raconter tout ce qui vous passe par la tête, ni tout ce que vous pouvez voir dans les saccades des foulées pendant deux heures, mais vous en ressortez avec une impression de richesse incroyable. Vous avez vu des femmes plus petites que vous, et parfois plus âgées, vous doubler allègrement alors que vous tiriez la langue, vous avez-vous-même dépassé de grands gaillards taillés pour la course et qui subitement n’avançaient plus devant vous. Et étrangement, courir devient presque un acte politique, au sens du politis grec, celui qui s’occupe des affaires de la cité, celui capable d’admettre à la fois les différences entre individus mais aussi le sens secret d’agir ensemble. Tandis que d’aucuns, sur fond de primaire, le même jour, s’évertuaient à scander le mot « rassemblement » sur tous les tons avec grands effets de manche, cette assemblée sportive me paraissait étonnamment plus concrète et plus parlante quant à la nature humaine et à la contribution de chacun à l’effort collectif. Et puisque la course est internationale, côté politique internationale donc, la plus belle vision de cette journée a été de croiser les marathoniennes venues d’Afrique (les parcours intelligemment combinés font se croiser le semi et le marathon), un groupe de kenyanes et d’éthiopiennes qui sont restées ensembles et qui avançaient avec une grâce et une beauté à vous couper le souffle (et ce n’était guère le moment…). Finalement, si je voulais garder au fond de moi une image de cette belle journée, ce serait assurément celle-ci. Et que je puisse y penser, qu’elle puisse me réconforter cette vision lorsque les coups bas de l’autre sport présidentiel ne manqueront pas de tomber.
(18/10/2011)

 

La Dame dans l'auto avec des lunettes et un fusil, c'est Danielle Lang dans le roman policier de Sébastien Japrisot, paru en 1966, interprétée par Samantha Eggar dans la version cinématographique qui a suivi en 1970. C'était aussi celle que j'apercevais dans une décapotable qui roulait devant moi, passagère aux boucles blondes, et comme je ne voyais que sa chevelure agitée par le vent, à moitié cachée par l'appui-tête, impossible de savoir si elle portait des lunettes, encore moins si elle tenait un fusil. L'époque ? C'était l'automne, un automne où il faisait beau, une saison qui n'existe que dans le Nord de l'Amérique (la musique de cette histoire est de Joe Dassin, merci de bien vouloir faire chabadabada pendant la lecture). Là-bas on l'appelle l'été indien mais c'était tout simplement le nôtre (à la dame et à moi). Impossible de savoir si, avec ta robe longue, tu ressemblais à une aquarelle de Marie Laurencin. Je suivais donc la dame en écoutant Radio Nostalgie, dans cette sorte de léthargie que provoque simultanément Joe Dassin, les longues lignes droites désertes à 110km/h qui traversent la diagonale du vide en direction du Nord et l'utilisation du régulateur de vitesse qui permet de s'affranchir de poser les pieds sur les pédales (à la place vous pouvez scander avec les orteils le rythme des chabadabada). De ce fait, la décapotable rouge (tout cabriolet qui se respecte est de couleur vermillon) se rapprochait insensiblement, la vitesse du régulateur devait être très légèrement supérieure à cette voiture qui me précédait. Bien sûr, si les boucles blondes voletant au vent m'avaient attiré en premier le regard (voiture rouge, boucles blondes et sans doute des jambes interminables), en me rapprochant de la sorte, je fus intrigué par la position quasi immobile du conducteur, dont je ne voyais, dépassant de l'appui-tête qu'une sorte de cagoule de cuir qui semblait lui enserrer le visage. On voit de ces trucs… Remarquez, je suis habitué, dans ces grandes routes désertes qui remontent vers les pays du Nord, il n'est pas rare de croiser ou de doubler de ces originaux qui se déplacent tête à l'air dans des roadsters antiques, Morgan ou autres Lotus, munis parfois de couvre-chefs invraisemblables qui vont de la casquette à visière passée par le soleil, au foulard de grand-mère à motifs Cachemire, du chapeau de paille avec cerises en plastiques aux casques demi-bol à tête de mort. Born to be wild comme le chantait Steppenwolf en 1968 (également sur Radio Nostalgie) mais revenons à Joe Dassin. Et je me souviens, oui je me souviens très bien de ce que je t'ai dit ce matin-là, il y a un an, un siècle, une éternité... (chabadabada). Je t'ai dit, donc, chère dame dans l'auto, comment fais-tu, toi dont les bouclettes volettent hardiment dans le vent de l'été indien, comment fais-tu pour supporter un tel énergumène enserré dans son casque en cuir à la manière des pilotes d'avions anciens ? J'imaginais déjà un vieil original à moustache grise et à poil roux dont le seul charme, me semblait-il, était de posséder ce magnifique cabriolet rouge vif avec lequel il avait su te séduire si l'on en juge par ta manière de dodeliner de la tête (ma parole, elle chante ?) mais de là à devenir ridicule en portant une cagoule d'aviateur, il y avait un gouffre de mauvais goût. Bref, résolu a en avoir le cœur net, j'ai débranché le régulateur, j'ai appuyé sur le champignon (Born to be wild, le retour) et j'ai entrepris de dépasser la décapotable. Et quelle ne fut pas ma surprise de m'apercevoir qu'en lieu et place d'un septuagénaire à moustache, encapuchonné de cuir, c'était un étui de violoncelle, solidement attaché part la ceinture de sécurité sur le siège non pas conducteur mais passager d'une voiture anglaise. La conductrice, à droite donc, chantait à tue-tête dans son auto (Born to be wild ?). Elle avait bien des lunettes noires, mais toujours pas de fusil. Je lui ai fais un petit signe qu'elle a ignoré et nous nous sommes séparés à jamais. Aujourd'hui je suis très loin de ce matin d'automne, mais c'est comme si j'y étais. Je pense à toi, où es-tu, que fais-tu, est-ce que j'existe encore pour toi... chabadabada.
(12/10/2011)

 

A quatre serrés dans une église et le curé qui déraille, déclare les deux en robe et les deux en costume mariés tous ensemble. La photo de groupe (trois familles) dans la limite du soleil couchant, le repas, sans plan de table, où d’un coup de poker chacun se place au mieux. La date choisie (passage à l’heure d’automne) pour danser une heure de plus (souvenir d'un beau temps exceptionnel, souvenir aussi – qu’on aimerait effacer – d’avoir failli y passer tous les quatre un jour de brouillard en allant à Paris pour les robes de mariée quelques mois auparavant). A quatre, donc, et tout ce qui a suivi, voyage à Rome, le dôme de Florence qui nous donnait le vertige. Tout ce qui a suivi, si semblable, jusqu’aux enfants, deux chacun, fille puis garçon pareillement, trois mois puis quinze jours d’écart. Et les jours qui se sont allongés sans qu’on s’en aperçoive, joies et peines distribués à parts égales, les enfants (cousins, cousines) devenus grands, les kilomètres qui nous ont séparés. S’en remettre à la chance pour se revoir, se retrouver quasi à la bonne date, tous les quatre, pareillement mariés ensemble, vingt-cinq ans après (champagne !) et fêter ce qui est devenu d’argent.
A quatre, mais pour toi uniquement, ne pas citer Noces, de Camus, ne pas citer La nuit dans l’île de Neruda (que tu m’as fait découvrir), jamais assez de poèmes, mais juste être redevable ici du temps et de l’argent dont elles se parent, ces noces de neuf mille cent vingt cinq nuits et cent dix neuf mille heures passées ensemble depuis le jour gravé sur l’alliance avec nos deux prénoms, ce bonheur de neuf cent quarante six millions de secondes écoulées une à une depuis que je t’ai rencontrée, voici pour toi la mesure exacte du temps qui passe, le rythme de ma chance, ma bonne fortune et l’harmonie heureuse.
(28/09/2011)

 

Deux ans que je n’avais pas mis les pieds à la fameuse fête de nos humanités. On le sait, j’aime ce rendez-vous, côtoyer la foule dense, s’amuser à regarder qui vous croise, répondre à qui vous tutoie, tout cela d’égal à égal, un grand rendez-vous régulier pour sentir comment se porte autrui. L’édition 2011 n’échappe pas à la tradition. Les allées noires de monde, les noms évocateurs, avenue Pablo Picasso ou Lucie Aubrac, les stands des fédérations, les slogans « place au peuple », « lutte des classes », l’ambiance bon enfant, l’odeur de merguez et le Village du livre où je retrouve Monsieur le Comte Philippe Annocque, auteur des Hublots, et compagnon de MélicoCécile Beauvoir, auteur du très beau recueil de nouvelles Ce vieil air de blues (note de lecture du 13/04/2011). Bref, on discute, on déguste du chasselas (merci Cécile)  Martine Sonnet nous rejoint, puis Françoise Ascal, que je n'avais pas encore rencontré à Remue.net, et tout cela forme un compagnonnage important à mes yeux. Ces impressions retrouvées au bout de deux ans me manquaient finalement. Je ne serai resté que le temps d’un après-midi, même pas assisté au concert de John Baez le soir, mais l’important était d’être là pour moi, bref, d’humer l’humain et d’aimer l’huma.
(21/09/2011)

 

« J’écris ces lignes hâtives pour mes Mémoires trois jours seulement après les faits inqualifiables qui ont emporté mon grand compagnon, le président Allende. On a fait le silence autour de son assassinat; on l’a inhumé en cachette et seule sa veuve a été autorisée à accompagner son cadavre immortel. La version des agresseurs est qu’ils l’ont découvert inanimé, avec des traces visibles de suicide. La version publiée à l’étranger est différente. Aussitôt après l’attaque aérienne, les tanks — beaucoup de tanks — sont entrés en action, pour combattre un seul homme : le président de la République du Chili, Salvador Allende, qui les attendait dans son bureau, sans autre compagnie que son cœur généreux, entouré de fumée et de flammes. L’occasion était belle et il fallait en profiter. Il fallait mitrailler l’homme qui ne renoncerait pas à son devoir. Ce corps fut enterré secrètement dans un endroit quelconque. Ce cadavre qui partit vers sa tombe accompagné par une femme seule et qui portait toute la douleur du monde, cette glorieuse figure défunte s’en allait criblée, déchiquetée par les balles des mitrailleuses. Une nouvelle fois, les soldats du Chili avaient trahi leur patrie. » Ce texte a été écrit par Pablo Neruda (dans J’avoue que j’ai vécu), il y a exactement trente huit ans. La mort de Salvador Allende dont il est fait écho a eu lieu le 11 septembre 1973. Ce jour là, le général Pinochet prenait le pouvoir au Chili. Autre Onze septembre donc, vingt-huit ans avant celui qui l’a effacé et ce n’est pas une raison pour l’oublier. Ce que Pablo Neruda ne savait pas en écrivant ce texte sous le coup de sa profonde tristesse, c’est qu’il ne lui restait que neuf jours à vivre. Gravement malade, ce onze septembre funeste a sans doute accéléré son trépas.
(14/09/2011)



Il y a dix ans, j’écrivais ceci dans Feuilles de route, au lendemain de la tragédie (en Étonnements, publié le 19/09/2001) : « Mercredi 12 septembre, éprouvant le besoin de marcher en forêt, retrouver le calme après les images de New York. Respirer. Le calme ? Partout dans la forêt, ce qui rappelle la tempête d’il y a deux ans : arbres en tous sens, obliques, couchés, la terre remuée en mottes gigantesques par les déracinements, les chemins habituels coupés, lacérés par les troncs, les branches. D’autres chemins aussi, impraticables, creusés par les passages des engins de débardages. Tas de bois partout. Il y a eu déjà tellement de travail accompli mais la tâche est immense et il faudra sans doute plusieurs décennies pour effacer les traces. Ailleurs, au sortir du bois, on s’imagine que tout cela est terminé : on ne le voit plus à la télé. Je ne peux m’empêcher de penser au chaos des deux tours écroulées, combien de temps pour qu’elles restent au premier plan de l’actualité, pour en réparer les traces. Je sens déjà vos objections, le drame de cette tempête oubliée, des forets dévastées sont sans commune mesure avec les milliers de victimes de New York et Washington. Pourtant, à quatre-vingts kilomètres de ma promenade, ce sont des bois semblables, ceux de Verdun. Les habitants, les habitués de ces lieux savent que cents fois plus de victimes de la grande guerre dorment encore dans les ornières, sous les racines, les vestiges de tranchées La forêt a repoussé bien sûr mais elle garde les traces pour encore de nombreuses générations à venir. Pas un bûcheron du coin qui n’ait laissé un jour une chaîne de tronçonneuse sur un éclat d’obus planqué dans un tronc. New York et Verdun suffisent, pas la peine de rajouter d’autres traces indélébiles en Afghanistan ou ailleurs... ».
Des traces donc, dix ans après, il reste presque tout, le vaste trou appelé ground zéro et les marques indélébiles dans nos mémoires,  celles qui s’y sont ajoutées par la suite dans l’empilement tragique que je pressentais, Irak, Afghanistan.
Et celles de la « forêt voisine » (titre également d’un roman de Maurice Genevoix en 1931) que j’ai retrouvée le week-end dernier. La tempête alors encore fraîche avait laissée des traces profondes. Dix ans après, les coupes des forestiers et de nouveaux chemins ont discipliné les futaies. Il reste tout de même des troncs ça et là et les mottes gigantesques que j’évoquais, demeurent dressées, leur entrelacs de racines couvert par une mousse nouvelle, agréable au toucher, la nature reprend ses droits dit-on. C’est d’ailleurs pour cela que j’y reviens à chaque automne. Mais pour l’instant, c’est trop tôt pour les cèpes. On aurait pu croire à une arrivée précoce des champignons dans une saison estivale qui avait fait rougir les tomates dans les derniers jours de mai et boucler les vendanges avant septembre, mais la forêt est un monde plus sauvage et plus renfermé : la fraîcheur y demeure plus longtemps, l’humidité n’y pénètre plus tardivement et les feuillus y régulent un climat tempéré. Les champignons saisonniers devraient suivre leurs habitudes, attendre sans doute un écart un peu plus prononcé entre les températures diurnes et nocturnes et une imprégnation plus profonde des rosées. On trouve néanmoins quelques robustes lactaires, dont les couleurs vont du vert de gris à lie de vin et quelques « pieds de mouton », les seuls ramassés ce week-end pour agrémenter une omelette. Cette année pourtant, c’est un drôle de champignon qui a retenu mon attention. J’ai d’abord cru à une fleur rouge isolée aux pétales succulents et étroits disposés comme les bras d’une  étoile de mer, une fleur un peu exotique, tachetée de noir sur un fond carmin. Un peu plus loin, le bord du chemin en était parsemé, certains ressemblaient à des chapeaux de fou du roi, d’autres à des poulpes  En m’approchant pour mieux observer et tâter la consistance de ces drôles de pétales, mes doigts se sont immédiatement imprégnés d’une odeur de cadavre, nauséabonde et écœurante et qui n’a disparu qu’au bout de quelques minutes. De retour à la maison, renseignements pris, il s’agissait d’anthurus d’archer dont l’apparition est relativement récente et étonnante : d’origine australienne, on pense qu’il fût introduit involontairement dans les Vosges par les soldats alliés, transportés sous les bottes ou dans le fourrage des chevaux. Et me voici à nouveau versé dans la première guerre mondiale par cette étonnante proximité avec la forêt comme dernière gardienne de mémoire, tout comme je le pensais il y a dix ans.
(07/09/2011)

 

« Il y a ceux qui trainent des pieds, prêt à répondre d’une manière désabusée qu’on serait bien resté là-bas. Ceux qui rapportent des calissons d’Aix, du chocolat suisse ou du chouchen de Bretagne. Ceux qui exhibent leur bronzage. Ceux qui sont intarissables sur le petit restaurant de fruit de mer tellement typique qu’on a trouvé. Ceux qui reviennent crevé. Ceux qui miment le dépassement de la caravane qui a basculé sur l’autoroute juste devant, la peur qu’on a eu. Ceux qui snobent les autres en rapportant les brochures de l’hôtel quatre étoiles tout confort, le plus beau de Ouarzazate, précisent-ils. Ceux qui s’assoient sans rien dire et qui attendent qu’on les interroge. Ceux qui découragent d’avance les questions par leur blancheur de peau. Ceux qui ont envoyés une carte postale représentant des doigts de pieds en éventail sur une plage avec en commentaire : on se la coule douce à Saint-Malo. Ceux qui reviennent en forme avec les chaussures de montagne encore aux pieds. Ceux qui ont visité leur famille dans le Gers. Ceux qui ont profité des vacances pour construire un garage, un mur de clôture, un appentis. Ceux qui sont restés. Ceux qui partiront en hiver. Ceux qui n’ont rien fait. Ceux qui ont tout vu. Ceux qui grognent. Ceux qui rient. Ceux qui réapparaissent un mardi pour ne pas faire comme tout le monde. » Retour aux mots sauvages, p. 107-108.
(31/08/2011)

 

1er août : c’est mon anniversaire aujourd’hui ! J’ai dépassé l’âge qu’avait Sarkozy à la présidentielle mais je n’ai pas la même ambition, hormis celle d’être heureux et j’y arrive plutôt bien (et en plus je fais vachement plus jeune). Nous avons retrouvé avec joie la petite maison de Sicile perdue au milieu des orangers. Rien d’autre à penser que l’écriture, la lecture (oloé, où lire où écrire, comme dirait Anne, mais ici bien sûr !). Et le repos, le bonheur familial pour nous tous en tant normal si dispersés, réunis ici. Bruits des conversations, oiseaux, brise dans les arbres, terrasses, ombre et soleil, le jardin merveilleux, le bassin aux poissons rouges. Mais c’est aussi penser beaucoup à celui qui se languit à l’hôpital : courage pour lui… Hier j’ai commencé le pavé de Pavese (1600 pages en Quarto Gallimard). L’italien de Turin s’impose ici, bien besoin de vacances lui aussi.
2 août : La journée d’hier a tenu ses promesses. L’écriture est facile, les phrases s’enchaînent avec facilité. C’est très revigorant. L’après-midi, nous avons retrouvé avec plaisir la plage et le soir pour fêter mon anniversaire j’ai reçu le magnifique coffret Pléiade de Kundera. Mais je suis déjà dans Pavese, lu Travailler fatigue (titre merveilleux) et commencé Vacances d’août (autre titre magique). C’est très beau. Commencé ce matin à rédiger mon intervention pour le colloque de Porto et cet après-midi, quelques pages sans doute de ID à gratter avant d’aller à la plage. Mais écrire dans le chant incessant des oiseaux de toute sorte n’est pas fastidieux. Aperçu hier une huppe magnifique qui doit nicher dans le grand chêne.
3 août : grande balade au sud de Syracuse et de Noto dans une réserve ornithologique. Paysage magnifique qui longe la côte. Criques et plages. Malheureusement nous avions emporté trop peu d’eau pour cette promenade de 12 km au total. Le retour a été difficile, usé par la soif et le soleil. A l’arrivée, le bienfait d’un granite au citron et d’une birra Moretti bien sûr ! Sur la table où j’écris au soir venu, deux plumes magnifiques de huppe, peut-être celle aperçue. Hier soir aussi, le toujours aussi beau concours de feux d’artifice qui a lieu traditionnellement le 2 août et pour lequel nous sommes aux premières loges dans la petite maison rose perdue dans les vergers.
4 août : Ce qu’il y a de particulier avec un journal au jour le jour (bien différent des rubriques hebdomadaires de Feuilles de Route), ce sont les allers et retours incessants entre le passé et le futur, passé immédiat et futur proche certes, mais qui obligent à une gymnastique entre ce qu’on vient de voir, les évènements infimes car quotidiens qui viennent de se dérouler et la perspective de ce que l’on va faire. Par exemple, si j’écris comme hier soir tard et juste avant de me coucher, je ne puis retracer que ce qui s’est passé. Si j’écris comme aujourd’hui vers 10h du matin dans la journée à venir, ce seront des projections d’activités que je vais retracer. En réalité, dans la journée d’hier que je croyais terminée lorsque j’écrivais, j’ai encore à signaler à nouveau un feu d’artifice, celui du vainqueur du concours d’hier qui traditionnellement offre le lendemain à nouveau un aperçu de son art pyrotechnique. Aujourd’hui donc, dans la chaleur installée, je retrouve avec impatience l’écriture, et je réalise combien cette activité représente pour moi (vite, si je n’écris pas, je meurs, viens-je de dire à l’un de mes enfants qui venait d’utiliser l’ordinateur portable). Donc, ce matin continuer la communication pour le colloque de Porto et cette après-midi ID (qui commence à me réveiller la nuit, excellent signe quand un roman – car c’en est un – quand il agit de la sorte). Ce n’est qu’à ce prix, cette satiété que je pourrai aller tranquillement goûter les joies de la plage cet après-midi.
5 août : il est 10h et voici la journée qui se profile : matinée au Zagare pour quelques commissions, l’après-midi à la plage. Finalement, je m’aperçois combien sont répétitives ces journées mais combien aussi je puise de la joie dans ces répétitions, comme un morceau de musique que l’on aime bien et qu’on se répète à l’infini. C’est dit et je le sais depuis longtemps, je suis un rat de plage avec serviettes de bain et parasol, lecture et mots fléchés, baignade et plage. Seule ombre au tableau de cette journée qui s’annonce : le peu de temps que j’aurais pour écrire.
8 août : retour ce lundi d’une excursion de deux jours à l’opposé de cette île, 350 km tout de même pour rejoindre Trapani et Marsala. Visites aux îles Egadi, sauvages mais polluée par les scooters et le bruit. Nous avions préféré les vélos pour randonner sur les chemins côtiers. Finalement, c’est assez étrange de réfléchir à ces îles accessibles d’une autre île (on est toujours l’îlien d’un îlien finalement et nos continents ne sont jamais que des bordures de mers aussi). Retour donc à des activités plus sereines dans la petite maison tranquille (bien qu’un transistor ou une chaîne stéréo hurle au loin. Les italiens sont charmants mais éprouvent un attrait immodéré pour tout bruit rythmé – ce que nous appelons entre nous, de la musique de manège…).
9 août : hier journée d’hier tranquille « à la maison ». Le soir des cousins nous font le plaisir de leur visite. Il fait de plus en plus chaud, 35° à 11h du matin avec une très légère brise d’une douceur délicieuse. Cet après-midi, plage (ou plutôt fin d’après midi, pas avant 16h sinon il est impossible de marcher sur le sable). Aussi au programme, écriture comme hier, colloque de Porto et ID en marche, ça avance !
10 août : Shopping à Catane. On retrouve la ville habituellement chaude, les rues pavées de lave, l’éléphant en statue sur la place en bas de la Via Etnea. On remonte, magasins, musique de manège à l’intérieur, toute une ambiance qui ne me plaît qu’en vacances. Il est maintenant presque 16 heures. Vent et chaleur à la maison. Dans une heure nous descendrons à la plage pour goûter jusqu’au  derniers rayons du soleil. En attendant, j’écris cela et je vais vite tracer quelques lignes sur ID.
11 août : 11h30. Chaleur moins intense peut-être mais le thermomètre dépasse déjà largement les 30°C. J’ai terminé le premier jet de la communication que je dois donner pour le colloque de Porto. Reste ID qui avance à bon train. C’est étrange comme les choix du roman, ses inventions, sont définitifs. J’en ferai sans doute une note d’écriture pour la prochaine mise à jour. Drôle aussi comme le travail avance vite ici. Mon rêve : un mois de septembre ou d’octobre seul dans la petite maison rose et dans l’arrière saison encore chaude de Sicile.
12 août : aujourd’hui sera encore une journée sédentaire. Nous en avons besoin après l’agitation de l’année. Journée immuablement belle, cloches de l’église, oiseaux qui se chamaillent dans les arbres. Je suis allé voir le petit oranger que j’ai tenté de sauvé de la sécheresse hier en l’arrosant abondamment : mission accomplie, il redresse ses feuilles vers le ciel. En écriture ID toujours (déjà 70 pages) et pourquoi pas N ou JdV .
14 août : hier, balade à Tindari en passant par les petites routes désertes et somptueusement sauvages des flans nord de l’Etna. Tindari s’enorgueillit d’une basilique pompeuse dédiée à une vierge noire mais mieux vaut visiter juste à côté les vestiges d’une cité antique, avec théâtre grec et reste d’occupation latine et byzantine. Voie romaine magnifiquement conservée avec les replis des séismes qui ont bouleversé le revêtement sans le détruire. Très belles mosaïques au sol. Nous avons terminé cette promenade en accédant sous le promontoire rocheux où se perche Tindari à une lande de sable marécageuse donnant sur la mer et peu occupée par les touristes. Au retour, très bonnes pizza et pasta arrosée de Bira Moretti, avec la douceur des prix que bien des restaurateurs français devraient imiter. Aujourd’hui, repos mais sans bord de mer : le week-end du quinze août est traditionnellement dévolu à la plage pour tous les habitants. Ça va être la cohue pendant deux jours.
15 août : fête sacrée en Italie, et qui plus est en Sicile, rues tranquilles et aucun bruit ce matin (les festivités du voisinage se sont poursuivi jusqu’au milieu de la nuit). Le temps est aujourd’hui légèrement couvert, ce qui veut dire qu’il fait à peine moins de trente et les trois kilomètres et demi de la course à pied quotidienne, en famille et au saut du lit étaient bien agréables. Cet après-midi, balade sur l’Etna, vers le mont Zoccolaro, promenade relativement tranquille, ne serait-ce les mille mètres d’à pic qui surplombe la vallée del Bove. Mais enfin, c’est sans doute là que nous pourrons le mieux apercevoir les fumeroles des éruptions récentes.
16 août : après ce grand week-end, retour à la plage, en espérant qu’elle ne sera pas trop sale après les libations du week-end. Côté écriture, ID avance, j’espère dépasser les 100 pages pour la fin du séjour qui se profile déjà. J’ai repris un peu JdV mais pas N, ça fait un peu agent secret tous ces codes d’écriture… Côté lecture, Pavese, Kundera et Sofi Oksanen, bref, trois générations, trois européens, trois destins si différents.
17 août : je pense que ce sera un peu juste pour dépasser les 100 pages de ID, il me reste trois jours ici et avec les quelques virées au village et ailleurs, le temps réservé à l’écriture s’amenuise. Hier pourtant bonne séance d’écriture, pas moins de huit pages. Le mot séance me fait rire : c’est ainsi que Léautaud désignait dans son Journal littéraire les occupations moins littéraires qu’il entretenait avec une femme. De la même manière, sa camarade de jeu favorite était nommée « le fléau »… Cet après midi, comme hier plage avec l’étrangeté de trouver la plage bien plus remplie après le quinze août qu’avant, comme si les italiens s’adonnaient au soleil une dernière fois avant la rentrée.
Jeudi 18 août : lever matinal, bien avant 8 heures pour se consacrer au saut du lit au footing familial dont la longueur et la rapidité augmente chaque jour. Bonheur que de sentir ses muscles à peine réveillé et le souffle s’accorder aux premiers rayons du soleil (sans doute déjà au moins 27°) puis visite ce matin également de nos propriétaires Sergio et Teresa, conversations en anglais, leur accueil est toujours aussi chaleureux, voire plus au fil des années (la neuvième !). Balade en ville pour acheter des cartes postales. Je peux dire sans fausse honte que ces activités typiquement touristiques, cartes postales, plage me ravissent toujours autant.
19 août : dernière journée ici, entrecoupée des préparatifs de départ, lessives et autres activités bucoliques qui nous permettrons de reprendre le collier dés lundi matin après le voyage de retour, 24 heures de route environ et 2065 km exactement. Et puisqu’on est dans les chiffres, ces vacances auront été bénéfiques puisque je m’étais engagé auprès de mon éditrice à avancer dans une quelconque production romanesque : ID accuse ses presque cent pages, un bon tiers donc. J’aurais lu aussi la Pléiade de Kundera (notamment l’Art du roman, La Plaisanterie, L’inconcevable légèreté de l’être), les œuvres de Pavese, Le bel Été, Vacances d’août, Travailler Fatigue et le métier de vivre. Et aussi Purge de Sofia Oksanen. Et aussi deux livres Fayard qui paraîtront cet automne. Côté footing familial, nous avons couru 35 km en trois semaines dont plus de la moitié la dernière semaine. Je n’ai pas compté en revanche le nombre de délicieux bains de mer.
(24 août 2011)

 

 

La mémoire est une affaire étrange et la mienne en particulier. J’ai souvent considéré que j’avais peu de mémoire si je me réfère à mon incapacité à me souvenir du moindre extrait de texte. Bien entendu, je suis comme tout le monde et, à force de répétition, quelques fables de La Fontaine, quelques extraits scolaires ont fini par rentrer dans mon crâne, les « nous partîmes cinq cents mais par un prompt renfort nous nous vîmes trois mille en arrivant au port.(« topor », comme il fallait dire) » Mais est-ce de Racine ? de Corneille ? Cela je l’ai oublié. Si je me targue de connaître les deux premières strophes du Bateau Ivre de Rimbaud, cette faible fierté ne m’apporte pas grand-chose au final. Il est vrai qu’on retient aisément ce qu’on aime et je suis à peu près capable de situer un grand nombre d’auteurs à partir du XIX°, Rimbaud qui a trois ans lorsque paraissent les Fleurs du mal de Baudelaire en 1857. La naissance de Maurice Genevoix un an avant qu’Arthur décède en 1891, son Goncourt pour Raboliot en 1925, six ans après celui de Proust et trois ans après son décès. Voyage au bout de la nuit paraît en 1932, André Malraux écrit La condition humaine un an plus tard. Nathalie Sarraute s’essaye à l’écriture juste au début de la guerre en même temps que Marguerite Duras mais les Tropismes de l’une seront édités cinq ans plus tôt que La Vie tranquille de l’autre parue en 1944. Saint John Perse reçoit le prix Nobel en 1960, Samuel Beckett en 1969 et Claude Simon en 1985. Voilà, je viens de vérifier les dates et je ne me suis que très peu trompé. Finalement, ma mémoire fonctionne ainsi par comparaison, et surtout par date, ou plutôt par chiffre. Force est de constater que j’ai un rapport particulier avec les chiffres. Un proche me demandait récemment le numéro de téléphone d’un taxi, je l’ai retenu immédiatement et je suis encore capable de le redire plus de trois semaines après, sans aucune hésitation alors qu’il ne m’est d’aucune utilité. Idem pour le numéro d’un garagiste dans lequel je n’avais pas mis les pieds depuis quinze ans : au moment de l’appeler, le numéro m’est revenu de façon instantanée. Mais tout cela fonctionne sans logique apparente. Par exemple, je ne me souviens jamais du numéro d’un correspondant que j’appelle quasiment tous les jours et la plaque minéralogique de ma voiture actuelle m’échappe toujours, alors que le numéro de la Renault 12 TS bleu nuit acquise en 1973 par mes parents me revient instantanément en mémoire : 923 GY 52 et aussi que le compte tour marquait exactement 3200 tours/minute pour 90 km/h. Sans oublier cette date qui me poursuit depuis une enfance plus lointaine encore : la bataille de Crécy en 1346. Pourquoi ?
(27/07/2011)

 


Parce que j’ai envie de lire Cesare Pavese en vacances, je me suis souvenu que j’avais enregistré il y a longtemps l’émission Un siècle d’écrivain consacré à cet auteur. J’ai retrouvé la cassette vidéo, réussi à rebrancher correctement le magnétoscope d’un autre âge et justement, l’autre âge, ce fût de voir la fin du journal télévisé de la nuit qui précédait l’émission. Henri Sannier, le présentateur, annonçait dans les nouvelles du jour la candidature à la présidentielle d’Édouard Balladur (dont le chef de campagne fût Nicolas Sarkozy). Ainsi, on peut dater précisément de janvier 1995 la lubie que j’avais eue d’enregistrer ainsi les épisodes d’Un siècle d’écrivain dont Pavese constituait le deuxième. A cette époque, je n’avais encore rien publié, et même pas commencé à écrire la suite de manuscrits d’entraînements intensifs que j’entamerais l’année suivante, pas moins de sept en trois ans avant d’écrire Central (et parmi lesquels La Réserve). Ainsi l’écriture me taraudait déjà l’esprit, ce n’est pas nouveau et c’était déjà bien ancré depuis plusieurs années. Janvier 1995 donc, je venais de quitter le central de ma ville et de rejoindre un emploi à Châlons (qui s’appelait encore « sur Marne » et deviendrait « en Champagne » cette même année). Je commençais à lorgner du côté des véhicule diesel pour tous ces trajets (une Renault 19 de couleur bordeaux que je garderais jusqu’à deux cent mille kilomètres). Mes enfants avaient cinq et sept ans, et moi trente-sept, la vie était déjà belle (elle l’est toujours), j’habitais depuis quatre ans dans la maison que j’occupe encore, je venais de commencer à travailler à temps partiel pour cinq ans (mais on n’était pas encore à trente-cinq heures) afin de m'occuper de ma progéniture les mercredis. En guise de revanche devant cette liberté d'organisation, le dispositif de fin de carrière me laisserait le loisir de voir pendant dix ans tous mes collègues de travail partir à leur cinquante-cinquième anniversaire et me bassiner à l'âge que j'ai maintenant en répétant chaque jour : Oh moi, le boulot, pour ce qu'il me reste à faire... Au printemps 1995 j’avais suivi les élections présidentielles en Guadeloupe et j’étais allé en Corse en été. Côté technologie, Internet était dans les langes, on ne savait même pas ce qu’on pouvait faire avec et mon ordinateur demeurait dévolu aux tableurs et au traitement de texte. Quelques mois auparavant, j’avais fait les premiers essais du réseau Itinéris dans ma ville et les passants me regardaient bizarrement m’agiter avec un téléphone portable de la taille d’un talkie-walkie. On enregistrait tout sur cassettes audio ou vidéo, les lecteurs de CD demeuraient un produit de luxe. On payait tout en francs, qui avaient encore de beaux jours devant eux avant les euros que le traité de Maastricht avaient validés trois ans auparavant. Bref, on pourrait céder à la tentation de dire que « c’était le bon temps », mais non, c’est un temps simplement révolu et Bernard Rapp, qui présentait chaque émission d’Un siècle d’écrivain avec une grande courtoisie, n’est plus de ce monde, on le regrette vivement.
(20/07/2011)

 

Il est rentré chez lui après six semaines ou un peu plus d’un mois, cela dépend comment on compte ou comment passe le temps. Pour lui, ce fut sans doute quarante et un jours avec des heures plus ou moins longues, en fonction des visites, des soins infirmiers, de la rééducation, bref, une vie d’hôpital banale, dîner à dix huit heures et quoi faire après en attendant la nuit. Déjà il avait eu des sorties autorisées, comme on dit, trois samedis de suite. Pour le dernier en date, il avait montré fièrement comment il marchait tout seul avec ces pas hésitants des jeunes enfants et les pieds qui traînent. Par coïncidence, c’était aussi le jour où les oisillons, qui avaient élu domicile sur notre balcon, avaient choisi eux aussi de s’envoler sans aide. Mais, il souhaitait rentrer chez lui dans sa maison mal commode, aux escaliers escarpés. A se raccrocher à cette idée, bien sûr on progresse plus vite : déambulateur, puis canne tripode, puis plus de canne du tout ou juste un bâton de marche pour s’aider. Mais il est fragile encore, on le sait : interdiction de gravir seul les marches, pire, de vouloir les descendre. Et restent quelques difficultés, demeurer debout sans s’appuyer, marcher dans la rue est encore impossible. Alors il faut garder à proximité tout l’aréopage des aides, le festival de cannes, déambulateurs et autres poignées pour pouvoir se lever d’un lit, enjamber une baignoire, des gestes quotidiens qu’il ne remarquait même pas auparavant. Le fauteuil roulant demeure proche, dans le garage, mais il a vite retrouvé l’agilité nécessaire pour les pièces habituelles, la cuisine, la salle à manger, le salon à l’ordinateur. Sa voix, devenue un peu plus lasse et fatiguée, s’est déjà raffermie, mais attention à ne pas faire le fanfaron, on le connaît et l’exaltation du retour ne doit pas conduire aux imprudences. Par la fenêtre, il y a le jardin qu’il ne peut encore que regarder. On raconte ce qui pousse à sa place : les tomates qui rougissent et qu’on consomme déjà, les courgettes blanches qui tardent à grossir et des haricots qui sont bons à cueillir. Il faudra tondre aussi. Et il y a tout le ménage en retard mais mieux valait lui rendre visite plutôt que de s’occuper d’une maison vide. Le premier matin, par habitude, il a versé dans un bol le lait de la bouteille entamée six semaines auparavant et restée dans le frigo. Je dis aussi que j’ai oublié d’arroser les plantes d’intérieur (mais elles n’ont pas souffert, comme sauvegardées par cette parenthèse). En revanche la poubelle de salle de bain sur laquelle il s’était écroulé lors de sa chute a été jetée, le parquet nettoyé, les habits lavés et repassés. Il faudra penser aussi à acheter du bois pour doubler la rampe d’escalier  par sécurité. Ce sont des paroles domestiques, des détails insignifiants du quotidien et qui s’évaporent vite dans le cadre familier, alors qu’à l’hôpital, le moindre mot avait un goût d’exil. En repartant, je me suis demandé si l’horloge avait été remise en marche.
(13/07/2011)

 

Encore parler de trajets, de boulot et tout cela dans cette rubrique Étonnements parce que cela confine à l’ébahissement devant une telle vie, ahurissement de la route, vaste enchaînement des jours, et comment dans l’accélération de ce début d’été, il reste si peu de place ou on place si peu de reste alors que le moment n’est nullement propice à tant d’actions du travail nourricier parce que la vie bouscule, famille à s’occuper, deux maisons et deux jardins à entretenir, en comptant celle d’un proche hospitalisé, sans compter celle que je loue et que je viens juste de raccorder au gaz avec les travaux qui ont enfoncé le portail, valse des jours donc, le pneu crevé à la sortie du garage, multitudes de tâches, lessives, y compris celle du proche hospitalisé et les visites chaque jour ou presque. Et par-dessus le travail qui s’accélère : je n’ai pas eu le loisir de revenir à mon bureau chalonnais depuis la mi-juin, tellement les déplacements sont fréquents, Paris, Lille, Reims, Troyes, Chaumont, Saint-Omer.  Et la réflexion qu’on pourrait se faire, oui, c’est cela la condition du cadre, comme on pourrait en débattre dans une de ces émissions à sociologues pénétrés, psychiatres convaincus et autres spécialistes. On ânonnerait la condition du cadre, horaires impossibles, besoin d’appartenance à l’entreprise, subtilité des intérêts de chacun. Soit. Témoignons. Voici un travail de cadre, le mien. Non pas un de ces emplois à forte responsabilité, pas de management, pas de business, pas de termes anglais pour décrire ce que je fais, juste un emploi de spécialiste du recrutement, courir de droite à gauche, rencontrer ceux qui désirent bâtir leur vie ailleurs, changer d’emploi, avoir une promotion. C’est d’ailleurs à cela qu’on reconnaît un cadre : il ne sait pas encadrer son emploi sans l’utilisation de périphrases oiseuses et longues. Concrètement, c’est presque pire. Il faudrait borner une semaine pour rendre compte du travail. Choisissons la semaine précédente, typique d’un travail de cadre et qui donnerait du grain à moudre aux sociologues, psychiatres, spécialistes de tous poils. Lundi, trois entretiens à Troyes (marrant ça…). D’abord ça commence mal de borner la semaine, parce que le lundi a commencé en fait le dimanche soir quand je me suis aperçu que je n’avais pas imprimé tous les CV des collègues que je devais rencontrer.). Le lundi, donc, fut la journée la moins chargée : j’étais de retour chez moi à 18h, après être parti à 8h. Le mardi, ah ! Voilà qui est intéressant pour les sociologues, psychiatres et spécialistes dans leur étude de la condition du cadre : je participe à un séminaire de ma direction, destiné à remotiver les troupes, expliquer la stratégie. Après avoir travaillé avec un collègue le matin à Lille (départ à 6h30), nous voici gaiment parti à Saint-Omer. Le séminaire se déroule ainsi : on explique les résultats du semestre, on se retrouve ensemble au restaurant (retour minuit et demi) et le lendemain, place aux objectifs à venir pour le semestre suivant avant deux heures de détente l’après-midi, et c’est ainsi que je me retrouve à photographier une chapelle incongrue (voir en webcam). Retour à 21h pour retravailler le lendemain dès 7h30 (zut j’ai encore oublié d’imprimer les CV) afin d’aller à Chaumont, puis Troyes pour quatre entretiens et un repas sur le pouce avalé sur l’autoroute. Retour 19h. Vendredi, journée à la maison, mais pas de repos pour autant, un entretien par téléphone, sans compter les comptes rendus, rapports, fichiers Excel à servir et coups de fils divers, cela me mène jusqu’à 18h sur le bureau même qui me sert à écrire, mais là, point d’inspiration à coucher sur le papier, que du concret, du lourd, du boulot. Voilà, quand je disais qu’un travail de cadre est difficilement racontable. Au point de vue horaires, le propre du cadre de n’être assujetti à aucune heure supplémentaire, à lui de se débrouiller pour tout faire rentrer dans les 35 heures : bon, là, c’est loupé et à l’heure où je publierai cette rubrique la semaine suivante, les trente cinq heures auront été atteintes en trois jours. On pourrait tenter de cerner autrement le travail du cadre. Essayons par activité. Pour une semaine classique, ça donnerait : 10 entretiens = 15h, 1200 km effectués en moyenne = 15h, rédactions de comptes rendus = 5h, réunions = 5h, appels téléphoniques = 5h, organisation, planning, reporting (enfin des mots anglais !) = 5h. Ou essayons par sensation : trajets = solitude, entretiens = empathie, comptes-rendus = réflexion, réunions = ennui, appels téléphoniques = écoute, reporting = concentration. Et la littérature dans tout cela ? En suspension, en émulsion… Je suis rentré ce matin par hasard dans une librairie en attendant un rendez-vous de travail qui avait pris du retard : j’ai vu ce drôle de bouquin avec un bon titre Retour aux mots sauvages et je me suis demandé qui l’avait écrit, ça avait l’air pas mal…
(07/07/2011)

 

Trente mille kilomètres, c’est exactement le kilométrage que j’ai fait avec ma voiture en un an, modèle Laguna, moteur DTI et carte grise émise le 30 juin 2010. L’ordinateur de bord indique une consommation moyenne de 6,4 litres pour 100 km. J’aurai donc usé les réserves planétaires d’énergies fossiles de près de deux mille litres de gasoil et pollué l’environnement par émission de CO2. En ces temps où on ne cesse de nous rabâcher notre culpabilité vis-à-vis de la planète, il est de bon ton que je me repente. J’aurais pu, il est vrai, utiliser les transports en commun. Si, à chaque fois que je me suis rendu à Paris, je les ai utilisés, force est de constater qu’ils sont réduits à peau de chagrin en province. Dans notre pays champion de la centralisation étatique, point de salut simple pour qui veut se rendre de province à province. Pour aller à Saint-Etienne (voir en Note d’écriture), c’était au minimum une heure et demie de plus par la SNCF, avec le summum de la technologie TGV, tout simplement parce que le passage par les gares parisiennes était obligatoire ou les correspondances mal organisées. Bref, en comptant avec les horaires, c’est environ six à huit heures que j’aurais perdues dans les différents temps de trajets et d’attente. Se déplacer par le train simplement d’un clocher à un autre prend maintenant des allures de périple telle que la Prose du Transsibérien chère à Blaise Cendrars fait pâle figure à côté : pour aller réveillonner à Beaune en partant de Charleville (Charlestown comme disait Rimbaud), il a fallu à mon fils pas moins de dix heures de trajet (je précise en horaires normaux et sans retard) alors qu’en voiture, cinq heures de route suffisaient. Ainsi par lassitude devant la complexité, nous n’avons pas le choix de polluer un peu plus individuellement, tout en admirant les champs d’éoliennes qui bordent joyeusement les autoroutes. Enfin, tout cela, c’est pour les trajets de loisirs, si toutefois j’inclus dans les loisirs les vingt mille kilomètres qui me sont nécessaires chaque années pour me rendre à mon travail. Il y a aussi l’utilisation de divers véhicules d’entreprise pour parcourir en tous sens la Picardie, le Nord et la Champagne : au bas mot, il faut ajouter quinze mille kilomètres, soit au total bien largement au-delà de la circonférence de la terre ou l’équivalent du tour du monde de  Jules Verne chaque année. A raison d’une moyenne de soixante-quinze kilomètres heures, cela fait à peu près six cents heures, soit vingt-cinq jours passés sur la route et si j’y ajoute les transports ferroviaires, je dois approcher dix pour cent de ma vie en déplacement. Drôle de penser d’ailleurs que dans notre monde virtuel où, en théorie, Internet et le numérique abolit les distances, il faille se raccrocher à la réalité géographique tangible du déplacement. Mais voir, de visu, est irremplaçable, c’est le veni, vidi, vici de Jules César, c’est la raison d’être du roman aussi, de confronter la réalité aux fictions que nous portons dans nos têtes.
(24/06/2011)

 

Lundi autoroute (tôt) formation droit du travail collègues conversations sms (une très bonne nouvelle) repas à la cantine appels téléphoniques (elle dit qu’il va bien) hôtel à Lille repas au Buffalo mise à jour de Feuilles de route coups de fils (la féliciter) L'insoutenable légèreté de l'être roman de Milan Kundera à la télé mardi deuxième journée de formation repas à la cantine mails autoroute fatigue station service à Saint-Quentin voiture à récupérer retour maison repas sur le pouce publier Feuilles de route mercredi travail qui s’accumule entretiens à mener treize CV à lire haricots verts et steak haché couru sept kilomètres quatrième épisode de Mélico parti à Bar-le-Duc (il est faible c’est inquiétant, dit l’infirmière) boulot à la maison fichier Excel appels téléphoniques laissé messages (celle qui s’excuse de rappeler à vingt heures) terminé Les Manuscrits de guerre de Julien Gracq jeudi deux réunions blablabla coups de fil mails à répondre marché le long du canal suite des entretiens fichier à remplir CV à relire appels téléphoniques laissé messages (celle qui rappelle quand on roule) écrit la suite de Mélico travail le soir (fichier Excel) coup de fil reçu à 23 heures vendredi le fichier les choix la réunion reçu un livre au courrier un mail à midi pour me féliciter du boulot de ce matin (le fichier les choix la réunion) envoyé Mélico appels téléphoniques préparé un rendez-vous à Paris avec l'éditeur parti à Bar-le-Duc (il a bon moral) retour aller à la gare (elle rentre) commander une pizza Bones à la télé samedi commissions cerises et framboises à cueillir repas steaks courgettes écrit un peu Bar-le-Duc le soir (emmené une parente) puis Châlons pour un anniversaire rentré à deux heures du matin dimanche couru douze kilomètres préparé un clafoutis mangé dehors épluché les fruits gardé les noyaux (neuf kilos de framboises et de cerises au congélateur) Bar-le-Duc le soir (il est assis dans un fauteuil) pâtes à la crème lundi aller à la gare (elle repart) ramener des croissants préparer des tomates farcies écrit toute la journée (cette impression de bonheur) Bar-le-Duc le soir (il marche au déambulateur) arroser les géraniums dîner sur le pouce la nuit douter de l’écriture mardi Châlons écrire cela pour Feuilles de route : des riens.
(15/06/2011)

 

C’est écrit ainsi en guise de résumé d’une émission de télé : « Aujourd’hui, posséder son propre potager est devenu le symbole d’un retour à la nature. Derrière cette nouvelle mode se cachent une réhabilitation de la détente et un engouement pour les produits naturels. Ces jardins ne cherchent pas uniquement « à faire joli », l’intérêt est surtout de pouvoir consommer ses propres tomates ou carottes, des légumes qui ont le goût de ceux d’antan. Le concept du potager citadin fait de plus en plus d’adeptes ». Le genre de phrases creuses. On pourrait remplacer potager citadin par n’importe quoi, clé à molette, tire-bouchon. Les mots symbole,  réhabilitation, concept sont autant de vers dans les fruits du potager. Si je n’adhère pas à cet élan bobo, à cette transposition moderne du mythe du bon sauvage cher à Rousseau, ce n’est pas par désintérêt manifeste ou philosophique. C’est parce que l’utilisation des ces mots actuels même animés des meilleures intentions sont réducteurs si naïfs, tellement policés, édictés pour ne jamais déplaire, lisses et sans histoire. Et justement l’histoire : je suis d’un coin de France et d’une génération où la terre est encore si proche, tellement peu à l’état de concept. C’est se baisser jusqu’à elle, travailler sans relâche, parfois souffrir. Jean Robinet, écrivain paysan, n’a jamais utilisé le mot concept pour lui rendre hommage. De même, le hasard a voulu que mes derniers jours soient remplis de cueillettes, cerises, framboises et par l’impossibilité d’un proche de le faire (et combien on lui souhaite un bon rétablissement). Tout arrive en même temps avec trois semaines d’avance dans ce jardin qui existe depuis plusieurs générations, il y a même quelques vignes réchappées de l’époque du phylloxera. Alors pas le temps de chercher « une réhabilitation de la détente », c’est déplier les échelles qu’il faut faire pour les cinq ou six cerisiers, cueillir les plus mûres, parer au plus presser, s’enfiler dans les framboises, torse nu et chapeau de paille, arroser les courgettes, ramasser les dernières fraises. Est-ce qu’il faut dépresser les haricots ? attacher les tomates ? Un arbre croule sous les pêches de vignes, il faudrait l’étayer pour éviter que les branches ne cassent. En passant on cueille quelques groseilles : dans une semaine, elles seront à point et ce sera encore du travail, des heures à ramasser. Les gestes reviennent, ce qu’il faut faire, ce que mes grands parents m’ont appris, des choses maintenant inutiles, la manière dont on trace des sillons avec des sabots. Se rappeler par exemple que c’est ma grand-mère qui m’a appris à me servir d’une faux et elle, de qui l’avait-elle appris ? Dans quel coin d’une Bosnie d’avant guerre ? Alors seulement, avec le soleil au dessus et les gestes qui cueillent, seulement viennent les mots, affleurent les souvenirs, mais toujours pas le moindre concept.
(08/06/2011)

 

Puisqu'on a si peu de courage et pas d'inspiration (voir en note d'écriture), autant profiter du beau temps qui persiste. C'est une année exceptionnelle. Je cours en tee-shirt depuis mi-février et pour ces derniers jours de mai le thermomètre  a affiché jusqu'à 30°. La tonnelle est installée pour sa dernière saison : la toile est cuite par la lune et se déchire dés qu'on essaie de la tendre, les montants de bois, pourtant repeints il y a peu, se craquellent et s'épluchent . Le gazon, d'ordinaire dru et vert, laisse passer les tiges maigres que l'on voit d'habitude en août. Il y a des orchidées (voir en webcam), de la même manière qu'il y a eu une bonne récolte de morilles cette année. La dernière fois, je me souviens, c'était l'année de Tchernobyl et cette année, c'est Fukushima : aucun rapport. Bref, tant de choses à faire et à voir pour retarder le moment de s'installer devant la page blanche ou plutôt l'écran déspérement noir de l'ordinateur : si peu de courage et pas d'inspiration. Du courage, les autres en ont pour moi : par exemple François Larcelet, le libraire de L'attente-l'oubli dans ma ville fête les vingt ans de son officine. Le programme qui s'étalait de mercredi à dimanche était magnifique : place à tous, écrivains, musiciens, plasticiens,  tous ensemble réunis dans le dynamisme inébranlable qui anime ce lieu. Il faut bien en convenir : il y a vingt ans lorsque cette librairie s'est ouverte, on imaginait juste un commerce de plus à l'échelle d'une petite ville. On ignorait ce qui allait suivre, les projets de l'association l'Entretenir qui y seraient associés (voir note d'étonnements du 04/09/2002), la participation active de la librairie aux grandes manifestations régionales, le salon du livre pour la jeunesse de Troyes, le festival animalier de Montier-en-Der. Les lieux aussi, jamais figés, un espace exposition à l'étage, un bar ouvert à l'arrière boutique au milieu des livres. Et bien avant d'être publié, le lieu était déjà incontournable pour y choisir mes livres : les enfants avaient l'habitude de s'installer à l'étage au rayon jeunesse, je restais en bas et je sais encore maintenant précisément où me diriger les yeux fermés, choisir à coup sûr un étonnement, un coup de cœur. Combien de découvertes, déjà ! Au bout de vingt ans, ce que cette librairie m'a apporté est important, mais à l'échelle d'une ville, c'est inestimable. La librairie recouvre aussi mes dix années de publication; Je suis toujours venu présenter chaque livre à un public de famille, de voisins, d'amis. Cela compte. Aussi, j'étais très fier et enthousiaste lorsque François m'a proposé de participer aux réjouissances de cet anniversaire. Cette librairie c'est L'attente mais pas l'oubli pour détourner le titre de Maurice Blanchot. Et vous en connaissez beaucoup des lieux qui permettent de s'asseoir au bar, de déambuler parmi les rayons et de discuter livres, même le dimanche matin ?
(01/06/2011)

 

Jean Robinet : nous n’avions pas pu nous rendre à son enterrement l’année précédente et l’idée est née ainsi, nous qui le visitions parfois dans son grand âge, celle de nous retrouver dans les coins bucoliques dans lesquels il avait posé sa ferme, éparpillé ses écrits. Nous ? Quelques écrivains plus ou moins constants, quelques passionnés de littérature et de livres rarement réunis mais toujours heureux de se retrouver. Une lance l’idée, l’autre la reprend, la transmet à un troisième et le hasard nous retrouve à Langres : Gil, Jérôme, Dominique et moi. Gil fourmille d’activités comme d’habitude, Jérôme est devenu suisse jusque dans son accent et Dominique, qui fût mon premier éditeur, garde un œil avisé sur la maison qu’il a cédé voici deux ans et demi. Il nous reçoit chez lui, demeure adossée aux remparts de ma ville natale, dans le quartier d’enfance que je connais si bien. Étrange impression pour moi de me retrouver ici : « se laisser glisser dans la pente qui viendrait inévitablement cogner contre la muraille des remparts au bout de quelques circonvolutions de rue », avais-je écrit dans Langres s’use, voici six ans déjà. En prolongement de ce texte d’ailleurs, j’offre à Dominique un exemplaire du très bel ouvrage collectif Éloge des cent papiers, initié par Marie-Rose Garniéri, distribué le 23 avril dernier, et qui proposait à des auteurs de plancher sur un terme du lexique de l’imprimerie. J’avais choisi « grouillot » et « hausse-mioche », lié aux apprentis typographes, et brodé un texte dans lequel figure l’imprimerie familiale de Dominique. Bonne occasion pour le mettre en ligne.
Mais le repas passe trop vite, mille choses à se dire, qui se bouscule sur notre passion des lettres et sur fond d’orages, caprices d’un été trop vite installé. Déjà, il nous faut repartir pour le but de notre voyage : le village de Saint-Broingt-le-Bois dans lequel Jean Robinet a sa dernière demeure. Le cimetière entoure l’église. Sous le marbre sont maintenant réunis Jean et son épouse qui l’avait précédé ici de quelques années. Cet ultime repos est bien situé, la vue s’ouvre sur un petit val qui mousse de rayons, comme dirait Rimbaud. Ce sont toujours des lieux émouvants où la lenteur d’une région qui bouge peu est perceptible. Des croix moussues, des inscriptions centenaires (« ici j’attends mon épouse, unis pendant la vie nous reposerons jusqu’à l’éternel réveil »). Vieilles familles qui se connaissent depuis des générations et ont en commun la terre fertile comme seule raison d’y rester. Un décor si peu changé qui a inspiré tous les livres de Jean. En repartant, nous nous arrêtons à sa maison. Des ouvriers y travaillent. Sa fille nous accueille : la famille a décidé de garder la maison, on y fait quelques travaux de rénovation. L’existence continue avec bonheur. Je pense aux Vies minuscules de Pierre Michon qui rendent compte de tels lieux. Je pense aux sillons majestueux que Jean aura tracés ici par la charrue et par la plume. Je laisse les deux adjectifs, minuscule et majestueux, dans les plateaux de la balance, elle tangue un peu puis s’immobilise dans un équilibre parfait.
(25/05/2011)

 

Alors voilà, j’ai couru : c’est ainsi que j’avais intitulé lors une mise à jour un an auparavant (précisément celle du 02/06/2010), les rubriques Étonnements et Notes d’écriture (cette dernière reprise dans le Making of(f) de RMS). Tout cela pour dire combien mon dernier livre est pétri de cette attitude qui consiste à lever pieds et mains en cadence et à les projeter devant soi. Longue introduction cahotante pour dire que j’ai renouvelé l’affaire cette année : oui, j’ai recouru encore, la même course de dix kilomètres dans ma ville, sauf que les comparses familiaux qui m’avaient accompagnés l’an passé m’ont lâchement abandonnés (le rouge de honte envahira leur front quand ils liront ces pages…). Finalement, même si les lièvres qui auraient dû me donner la cadence avaient fait faux bond, le résultat a été similaire à l’année précédente, vingt secondes de moins même. Courir au milieu de quatre cents participants est forcément étrange quand on a pour habitude d’allonger les foulées sur un chemin de halage désert avec quelques canards comme seuls spectateurs (ou récemment, un héron qui m’accompagnait en volant à rase motte le long de la berge). Là, l’ambiance est différente. Arrivé sur place, on épingle un numéro sur son maillot (le 253), et, comme tout le monde vous regarde, on essaie par mimétisme de suivre quelques coureurs qui s’entraînent, histoire d’avoir les muscles chauds au moment du départ. Le départ consiste à entasser quatre cent coureurs dans la largeur d’une rue, tous reculés derrière une ligne, chacun essayant bien entendu d’être le plus proche possible de la bande peinte en blanc qui barre la chaussée. Ajoutons à cela le soleil déclinant de vingt heures allumé comme un projecteur droit dans les yeux. On entend un vague bruit ressemblant à un pétard, quelques têtes s’ébrouent devant alors qu’on n’a même pas encore commencé à piétiner puis, miracle, ça se dégage et on avance. Autre miracle : personne ne tombe parce qu’avec quatre cents paire d’yeux mi-clos dans l’éblouissement, l’hécatombe aurait été grandiose. Les premiers mètres sont toujours chaotiques : il y a ceux qui ne veulent pas partir trop vite mais qui empêchent ceux qui les suivent de passer, ceux qui commencent à zigzaguer, hésitant sur la bonne partie de la chaussée à occuper, ceux qui éternuent, ceux qui s’arrêtent brutalement, ceux qui accélèrent en vous décochant un coup de semelle dans le tibia au passage. Je choisis de doubler par la droite en frôlant les barrières qui nous encadrent quelques uns qui hésitent sur les options ci-dessus à prendre, et, galvanisé par mon maigre exploit, je me glisse derrière quelques coureurs décidés à accélérer. Déjà, la place de la mairie arrive, le temps de dépasser les haut-parleurs du podium qui crèvent les tympans sur une musique de surfeur et l’avenue béante s’ouvre pour la vague humaine. A cet instant, le troupeau est encore compact. Je continue à suivre les cadors qui me précèdent et tout à mon effort, je ne m’aperçois pas que je dépasse la librairie L’attente l’oubli (qui va fêter ses vingt ans dans quinze jours, beaux moments en perspectives). Le souffle tient, les jambes aussi, quelqu’un annonce « déjà un kilomètre », je vise plutôt le haut de l’avenue, là où il faudra tourner à droite : ne pas se tromper, il suffit de suivre le flot. Les premières rues plus tranquilles nous éloignent des encouragements et des cris des spectateurs, on entend à présent le martellement des pas, des souffles de locomotives grimpent le long des façades. C’est à peu près à ce moment là que je réalise que je suis parti un peu vite, rien de bien défini, juste une sensation qui pénètre dans le cerveau, et je commence à vouloir expirer plus fort, à modifier la longueur des foulées. Mieux vaut tenter de s’accrocher à quelqu’un qui possède un rythme similaire à soi mais ce n’est pas facile : ce grand gaillard juste devant fait un pas quand j’en fais deux, celui qui est à mes côtés respire à contretemps et ça me gêne. Sur la gauche, une petite sportive avec un maillot marqué Marathon dans le dos avance à un bonnes foulées mais juste quand je crois avoir calqué mon rythme sur le sien, elle accélère franchement : j’étais déjà à fond et elle commençait juste à s’échauffer. Avant la fin du premier tour, je suis couvert de sueur et je dois tenir mes lunettes à la main pour éviter qu’elles ne glissent. La ligne d’arrivée marque la fin de la première boucle, déjà trois kilomètres et demi, je regarde le temps intermédiaire sur l’énorme chronomètre, j’ai l’impression d’avoir été lent. Il me faudrait accélérer mais les efforts fournis pendant le démarrage m’ont plombé les jambes, je prends le parti de garder la cadence et de juste tenter ne pas me laisser distancer par les coureurs qui me précèdent. Vers les deux tiers du deuxième tour, ceux qui vont finir dans le peloton de tête me dépassent avec une facilité déconcertante : pas un geste de trop, foulées longues comme des sauts de gazelles. La compétition à laquelle je participe est qualificative aux championnats de France, le nombre de licenciés représente la majorité des coureurs et les premiers sont forcément des champions. Loin de cette agitation de vitesse, je me concentre sur ma course, je boucle le deuxième tour, quasi sept kilomètres de fait, il en reste encore trois. Un regard au chronomètre et j’estime à la louche un temps final qui devrait proche de celui que j’avais réalisé l’année précédente.  Et d’ailleurs, comme l’année passée, je me trompe (par deux fois !) de rue avant que les cris des spectateurs me fassent revenir en arrière sur le bon chemin. Voici une poignée de précieuses secondes perdues bêtement. A deux kilomètres de la fin, un souffle nouveau me semble revenir d’une façon étonnante et je tente d’accélérer. C’est grisant : au moment où beaucoup flanchent, je me paye le luxe d’en doubler quelques uns. J’ai maintenant en ligne de mire un cinquantenaire en bermuda (c'est-à-dire un type du même âge que moi…), je le double à la corde dans le virage qui précède la dernière ligne droite, un redoutable faux plat, mais le vétéran ne s’en laisse pas compter et revient au coude à coude. Seulement, j’ai démarré trop tôt et une soudaine nausée me fait ralentir brutalement quelques dizaines de mètre avant l’arrivée, provoquant d’ailleurs son étonnement d’arriver à me distancer si rapidement sur la fin. Au final, trois cents coureurs sont devant moi si j’en crois le classement. J’ai du mal à savoir ce que ça représente, je n’ai pas l’esprit de compétition et ce morcellement des corps me paraît artificiel. J’ai eu au contraire l’impression pendant tout le trajet d’avoir été une sorte d’organe d’une grande hydre monstrueuse à quatre cents têtes qui s’est répandue le temps d’un crépuscule dans ma ville.
(18/05/2011)

 

Le travail est encore et toujours un sujet d’étonnements. Par exemple, les lieux : j’ai un bureau à Châlons au quatrième étage sous les toits avec les mêmes pigeons que dans Bestiaire domestique ; j’ai un autre bureau à Amiens, cette fois au rez-de-chaussée avec mon nom est sur la porte ; je partage aussi un vaste espace à Reims au troisième étage et on accède au bâtiment avec un badge en passant devant un gardien. J’ai la clé du bureau de Châlons mais pas celle d’Amiens, ni celle de Reims. Pour Amiens, la pièce reste ouverte. Elle sert aussi de salle de café le matin avec sa table ronde au centre et si j’arrive à dix heures les occupants me servent une tasse avant de s’éclipser discrètement. A Reims, si les occupants sont absents, la clef est cachée dans les toilettes. Il me faut cinquante-cinq minutes et soixante-dix kilomètres pour rejoindre le bureau de Châlons, une heure et quart et cent kilomètres pour Reims mais deux heures trois quart et deux cent quatre vingts kilomètres pour aller à Amiens. Pour Lille, plus précisément Villeneuve d’Ascq, il faut compter trois cents kilomètres et trois heures, souvent plus à cause des encombrements de l’autoroute A1. A Lille, je n’ai pas de bureau mais la plupart de mes collègues travaillent là-bas. Je passe donc d’une pièce à l’autre, saluant l’un et l’autre, déposant mon ordinateur sur un coin de table. En arrivant à Lille après la léthargie du trajet, j’ai toujours l’impression d’être celui qu’on n’attend pas, et c’est sans doute vrai : la capitale régionale est suffisante, ceux qui y travaillent bougent peu, ce sont les autres qui viennent, on les regarde avec l’incompréhension de celui qui demeure dans ses habitudes, la tasse de thé sur le bureau,  à côté de la photo de famille quittée à huit-heure moins le quart et que l’on retrouvera à six heures et demie le soir, parfois même la chance de revenir manger le midi avec ses enfants, bref, une incompréhension devant celui qui s’est levé à cinq heures, reviendra le soir à vingt et une heure après six heures de trajet. Pour autant cette vie de nomade me plaît, elle procure un détachement qui rend acceptable les crispations du quotidien : c’est à moi cette fois de regarder avec incompréhension celui qui s’agite, me fait part de ses relations difficiles avec tel collègue ou tel directeur, me narre quelques anecdotes que la promiscuité des bureaux exacerbe. En échange, que puis-je offrir comme conversation ? L’émission de France Culture écoutée en arrivant ? Le bonheur d’avoir vu une troupe de chevreuil dans un champ ? L’idée d’un bouquin ou d’un texte auquel j’aurai eu tout le loisir de réfléchir les mains sur le volant ? Impression que la vie glisse sur moi comme les kilomètres avalés. Je sors de mon véhicule intact, comme si les heures passées dans le véhicule ne donnaient pas de prise au temps, comme si l’espace traversé, les routes fendues du nord au sud m’avaient forgé une force nouvelle.  Le travail - mon travail – révèle alors une autre dimension, celle d’une projection de vitesse, une abstraction théâtrale presque et la révélation par le bitume de la comédie des hommes.
(11/05/2011)

 

Le Cap-Vert, le nom fait rêver. Il a pour moi un goût particulier depuis Aventures au Cap-Vert (voir en Notes d’écriture) et j’avais l’impression de déjà connaître Praia en atterrissant là-bas. La capitale a des allures de préfecture de province, c’est une ville d’échange et de marchés. La circulation semble se concentrer là-bas tant elle paraît disséminée et rare une fois franchies les limites de la cité même si, Santiago, l’île de la capitale, est la plus active de l’archipel. Rapidement le goudron fait place aux routes pavées qui sont bien entretenues. On rejoint des paysages désertiques puis on s’enfonce dans une vallée qui rejoint la côte : voici Cidade Velha (la vieille ville en portugais), berceau de la plus vieille colonie, occupée par les portugais dès 1460 quarante ans avant que Christophe Colomb ne vienne à son tour y faire escale en partant vers ses derniers voyages en Amérique. Cidade Vehla, également nommée Ribera grande, est surmontée d’un fort et possèdes les vestiges d’une église, premiers témoins de l’occupation portugaise. Sur la place, une colonne datant de la même époque aurait servi à accrocher les premiers esclaves noirs qui seront ensuite destinés au nouveau continent d’Amérique et qui sont également à l’origine de la population du Cap-Vert. Ribera Grande s’enfonce dans les terres par un vaste lit de rivière bordée de cultures de canne à sucre, banane, papaye, patates douces, ignames et plus spectaculairement par d’énormes baobabs habités de martins pêcheurs. Si Santiago au nom magique fait rêver, évitez tant que possible l’île de Sal, sorte d’usine à hôtels, à moins que vous soyez un rat de plage car l’île est aussi plate et salée qu’une limande. Préférez Santo-Antao pour les balades, les vallées verdoyantes, le cratère de Cova, la douceur et la gentillesse d’une population agricole, le régal de poissons toujours frais. L’infrastructure touristique de cette île sauvage est sommaire et c’est tant mieux, le confort se goûte à l’extérieur, sur des chemins de pierre auprès de paysages à couper le souffle. Pour y venir, il faut atterrir d’abord dans l’île de Sao Vincente, l’un des trois aéroports du Cap-Vert, et prendre un bateau à Mindelo pour une heure de traversée. Mindelo est également la ville natale et de résidence de Césaria Evora qui a popularisé les magnifiques chants de ces îles, l’état intraduisible de mélancolie heureuse de la saudade que Fernando Pessoa est peut-être le mieux placé pour évoquer : « Rien ne m’attache à rien. /J’ai envie de cinquante choses en même temps. /Avec une angoisse de faim charnelle / J’aspire à un je ne sais quoi / De façon bien définie à l’indéfini. »
(04/05/2011)

 

Le travail est inracontable on le sait sauf pour la poignée d’écrivains qui s’y collent depuis quelques années. La plupart cumulent l’activité d’écriture avec les missions d’un travail qui n’a souvent rien à voir avec les préoccupations de la littérature. Pour autant c’est justement parce que ces mondes sont étanches qu’il convient de les faire se rejoindre parfois. Par exemple comment expliquer avec des mots la bousculade qui traverse en ce moment mes journées de travail ? Et comment l’écriture s’immisce comme d’habitude dans les temps morts, chambres d’hôtels, train, trajets, passage éclairs à la maison, l’entre deux tâches des jours à cadences infernales, ajoutées du ménage, des lessives, des repas et autres réjouissances domestiques et printanières. Par exemple, peu importe à l’herbe que ces jours soient remplis comme des baudruches, elle pousse sans vergogne et il a fallu sortir la tondeuse de sa léthargie, la faire pétarader : au total, encore trois heures occupées à cela, en dehors de toute écriture, et en plus du travail nourricier bien accaparant : soixante à soixante-dix heures bien tapées la semaine dernière par exemple. Mais ce n’est pas comme cela tout le temps. Certaines semaines sont plus normales, plus proches des fameuses trente-cinq heures. La nature du métier de conseiller en recrutement que j’exerce donne ce rythme et ces brutales accélérations. On me confie en effet des emplois à combler dans ma grande entreprise et la vingtaine qui s’est accumulée ces dernières semaines laissaient augurer une certaine agitation au moment où ces offres d’emplois parviendraient à échéance : entretiens des candidats qui se déclarent souvent au dernier moment, retour à faire auprès des employeurs, participations à diverses réunions de suivi, de coordination, d’explication de projets de réorganisation, ateliers de formation…etc. Bref, la semaine dernière, en vrac : lundi Châlons-en-Champagne le matin et programmation d’entretiens, Chaumont l’après midi pour rencontrer un candidat, retour à Saint-Dizier en passant par la maison et le bureau commun à l’écriture et au boulot, y travailler encore à rédiger les comptes-rendus des candidatures de Reims et Troyes de la semaine passée : terminé à dix heures du soir pour repartir le lendemain à Charleville Mézières, cinq entretiens encore, terminé à 18h sans compter les deux heures de trajets pour revenir. Mercredi réunion de travail à Saint-Quentin, encore quasi 500 km dans la journée, un entretien l’après midi et le bilan d’un recrutement en cours à préparer pour le lendemain à la première heure : terminé encore à 22h30. Jeudi, deux réunions de travail à Châlons le matin mais un seul entretien à Reims l’après-midi. Retour au bureau de Châlons le soir pour rédiger des comptes-rendus d’entretiens à présenter le lendemain : petite journée que ce jeudi, de 8h à19h avec juste un repas en un quart d’heure le midi mais seulement 200 km parcourus. Vendredi, journée complète à Chalons, réunion le matin et participation à un jury de recrutement l’après midi. Ouf la semaine est finie avec la fatigue dans le dos de plus de 1700 km de voiture.  Et l’écriture dans tout cela ? La voilà : c’est dans le train que j’écris ces lignes le mardi suivant, retour de Paris après être allé à Chamalières la veille à la rencontre d’un lycée qui avait participé au Goncourt des lycéens mais ceci est une autre histoire de travail  pour cet autre métier qui me passionne encore plus (voir en Notes d’écriture).
(13/04/2011)

 

La place des jonquilles dans le jardin est souvent oubliée d’une année sur l’autre. On se rappelle plus facilement des perce-neiges, mais les jonquilles semblent apparaître à chaque fois à des endroits différents, ou peut-être se souvient-on moins des endroits aléatoires où l’on a planté les bulbes au retour des promenades dans les bois. Car ce sont elles les plus précoces, elles s’insèrent juste après la floraison des perce-neiges et celles des narcisses. Les narcisses portent bien leur noms, hautaines et flamboyantes, leur floraison de crème passe cependant très vite. Et les petites jonquilles des bois, apparues ça et là, taches jaunes sur la pelouse, résistent plus longtemps, jusqu’à se perdre dans la débauche de couleurs que les primevères ne tardent pas à tapisser à leurs pieds. Bien sûr, c’est le printemps! Et cette année, le temps est clément, voir chaud depuis une semaine, on passe les après-midis en tee-shirt, on voit les premières robes d'été dans la rue. Il faisait encore 22° dans le soir déclinant lorsque j'ai pris les photos des primevères : allez les voir en Webcam. Elles poussent sur toute la pelouse, devenue vieille et moussue. Le restant de la saison, la pelouse est râpée, rien à voir avec un gazon anglais et les jardiniers chevronnés me prodiguent bien des conseils pour retourner la terre et semer une herbe nouvelle. Oui, mais faisant cela, plus de primevères et je préfère mille fois bénéficier de cet instant éphémère des premiers beaux jours. Je ne sais par quel miracle elles me gratifient d’autant de couleurs, du blanc au violet, du rouge au jaune en passant par des roses et des oranges. Les violettes blanches et mauves tentent timidement des les rattraper et, pour saisir le spectacle, il faut placer l’objectif de l’appareil photo à raz-de terre : le jardin ne devient alors qu’une étendue de fleurs. Dès avril, l’herbe entre les fleurs montera en graine et il faudra tondre à regret les primevères. J’ai profité également de l’appareil photo pour immortaliser  le premier bouquet de l’année destiné à agrémenter le balcon et sa petite table ronde. Les jonquilles ont été ramassées le dimanche précédent  dans les bois. Elles poussaient drues et en gerbes serrées dans une clairière, il n’a fallu qu’une paires de minutes pour les cueillir. C’est d’ailleurs en coupant leur tige qu’il arrive que l’on déterre aussi un bulbe : on l’enterre en revenant au milieu de la pelouse et on finit par oublier l’endroit, jusqu’à l’année prochaine. Me souviendrais-je de celui que je viens de planter près de la racine d’un peuplier ? Ce bouquet serré me fait penser à la fête des jonquilles de Gérardmer. Souvenir d’y être allé gamin, avec les chars tressés de fleurs jaunes. La prochaine édition aura lieu les 16 et 17 avril prochains et ce n’est organisé que tous les deux ans. Egalement le même jour dans les bois, pas loin d'où j'ai pris le cliché d’une branche munie de chatons presque transparents sous la lumière, une biche indolente a traversé le chemin, s'est chauffée sous un rayon en nous regardant nous approcher sans crainte, avant tout de même de disparaître d'un bond. Tout cela se cache derrière les photos de quelques fleurs et d’un printemps recommencé. Ça peut paraître banal, sans intérêt, c’est pour moi important, il y a des vies derrière, un sens, un bonheur. Et le chat peut à nouveau rêver au soleil avec les primevères dans son dos.
(30/03/2011)

 

Fabrique à nuls, face de navet, facho notoire, faconde nanar, fanfaron nobiliaire, fardeau négationniste, farouche nanti, fatal naevus, fauve nécrophage, fécondité nullipare, fêlure néfaste, fervent nazi, fesses nues, feu nourricier, fibrome nécrosé, ficèle à nouilles, fielleux nuisible, fier nabab, figure narquoise, filandreux neurone, fistule nodulaire, flamme nostalgique, flasque noceur, flatulence naturelle, fleur néphrétique, flottement niais, flûte notariale, folle narine, fonds néritiques, fonction nougat, football natatoire, formol nuptial, forte nuque, fosse nasale, foule naïve, fourbi nébuleux, fourré naphtaline, foutriquet naze, fraction négligeable, franquiste nerveux, frappe au napalm, fréquentes nausées, fripon nocif, frileux nigaud, frivolité de napperon, froc de nabot, frustration nauséeuse, fuite nocturne, funeste nombril, fu(h)reur névrotique, fusion nucléaire, futur de nains : cinquante deux occurrences, une par semaine, de quoi tenir jusqu’aux élections de 2012.
(23/03/2011)

 

Trois pensées pour le Japon :
« Dans le ciel d'une transparence bleutée, les nuages flottants s'embrasèrent magnifiquement les uns après les autres. Ce feu se propagea bientôt jusqu'au fond du cœur insatisfait de Takashi. “Pourquoi un instant si beau est-il si court ?” Jamais il n'avait eu à ce point le sentiment de la fragilité des choses. Les nuages embrasés commencèrent à s'éteindre les uns après les autres. Il ne pouvait plus avancer. “Cette ombre qui emplit le ciel, je me demande quel endroit du monde elle va assombrir. À moins que j'aille sur les nuages là-bas, aujourd'hui encore, je ne pourrai plus voir le soleil.” Subitement, une grande fatigue s'appesantit sur lui. Au coin de la rue inconnue de ce quartier inconnu, son cœur ne s'éclaira plus. »
Motojiro Kajii (Jours d’hiver, 1927)
« À l'annonce de votre mort, j'ai frémi de crainte, et j'ai ressenti, plus fortement encore, l'envie de devenir une fleur sauvage. L'ardente légion des soldats de l'esprit, où s'engagent les âmes d'ici-bas et celles de l'au-delà, combat les modes de pensées de ceux que la mort ou la vie ont séparés; lance un pont qui les relie; anéantit enfin la tristesse que la mort dispense en ce monde. Voilà ce qu'affirment les spirites. Moi, pourtant, plutôt que de recevoir les témoignages d'amour venant du pays de l'esprit; plutôt que de me survivre, toujours amante, dans l'Hadès ou dans la vie future, je préfère devenir avec vous fleur de prunier vermeil, fleur de laurier-rose. Alors les papillons qui butinent le pollen nous uniront. Alors, je n'aurais plus besoin d'invoquer les morts, selon la navrante coutume des vivants. »
Yasunari Kawabata (Elégie, 1932)
« Le soleil couchant   ne cesse de le dire : je n'en peux  plus ! Il ne faut pas me   regarder    comme ça ! Il ne faut pas m'aimer. Je suis voué à une mort prochaine. Mais   demain  matin, à l'est, on verra naître un   nouveau  soleil : aimez -le, je vous en conjure ! Ce  sera  mon  enfant bien- aimé : prospère et tout rond »
Osamu Dazai (Cent vues du mont Fuji, 1939)
(16/03/2011)

 

Bien-sûr, voici l’actualité de nos si proches orients pour paraphraser un titre de Philippe Claudel. Encore voulait-il désigner ce grand Est qui nous réunit mais pour les contrées dont je veux parler et dont je me sens tout aussi proche, il faut traverser quelques pays, quelques mers et quelques déserts, bref, faire comme Rimbaud : glisser indéfiniment vers l’Est et le Sud. D’ailleurs, en glissant vers l’Est, c’était Bruxelles il y a peu, et, en passant par les Ardennes, je sentais les semelles de vent du poète : tout cela est déjà en notes d’écriture et en webcam. Là n’est pas le sujet, l’autre orient qui m’attire est plus lointain. Ce n’est pas celui qui s’agite sous le joug d’un colonel, mais c’est celui de Rimbaud, également gagné par la contagion d’un peu plus de liberté. Comme lui, je suis allé au Yémen (Webcam du 09/01/2008 et carnet de voyage) pas loin d’Aden et du grand hôtel de l’Univers où fut prise la dernière photo connue du sieur Rimbaud devenu négociant (Étonnements du 22/09/2010 ).En effet, ces dernières années, j’aurai écumé tout un orient donc, Égypte, Jordanie, Iran, Syrie, rien à voir avec les trajets épiques du XIXème, ces pays sont à quelques heures d’avion. J’aurais même dû me trouver à Sanaa en ce moment précis pour aller visiter Socotra qui dépend du Yémen, c’était justement l’escale de deux ou trois jours avant de rejoindre cette île. Les visas difficiles à obtenir et les mises en garde bien avant les événements avaient fini par user la belle idée de revoir ce pays farouche mais si hospitalier. Sanaa et le Yémen, je le vois donc à la télévision : manifestations, visages tendus, foule et je cherche derrière ces premiers plans, les places connues, les maisons si belles de la capitale. Me reviennent en mémoire l’hôtel et le hasard qui nous avait attribué la plus belle chambre, tout en haut des sept étages à marches de pierre, combien avait-il fallu souffler pour monter les bagages, en plus la capitale est à plus de deux mille mètres d’altitude, ça coupe les jambes mais une fois en haut, la vue magnifique sur la capitale, les appels du muezzin au cœur des milles et une nuits, un bonheur, vraiment. Bonheur qui se jauge  aussi lorsqu’on descend dans la rue, à côtoyer les marchands ouverts en permanence, les sourires des hommes et les ombres curieuses des femmes. Le Yémen est propice aux rencontres, tel vieil homme vendant de vieux couteaux traditionnels, tel groupe d’enfants rieurs voulant être photographié, telle invitation à suivre dans des ruelles étroites, qui pour une cérémonie ou une fête, qui pour le plaisir de montrer une échoppe ou une maison. Dans de tels pays peu habitués aux égards et aux visites, le touriste suscite une curiosité spontanée. Et c’est d’égal à égal que l’on se regarde, même reconnaissance mutuelle l’un en face de l’autre. C’est ainsi que les rapports humains me plaisent. A voir maintenant les manifestations de Sanaa, je retrouve instantanément la fierté des habitants qui s’exprime, d’ailleurs commune à tous les peuples d’orients, avec le pragmatisme pour qui dehors est centre de toute vie sociale, excès et débordements compris. Le monde appartient à la rue, les rues forment un monde mélangé et rien ne distingue la tête d’un puissant de celle d’un quidam moyen. C’est pourquoi la rue, à l’inverse de toute organisation, à toujours inquiété tous les pouvoirs. Pas seulement dans cette actualité d’orient, en France aussi, il suffit de se souvenir de la hargne avec laquelle ce gouvernement tente d’effacer Mai 68, les railleries incessantes dès qu’il y a des manifestations. La France est un pays ingouvernable, répète-t-on à l’envi. Personnellement, je trouve cela plutôt sain. En revanche, m’inquiètent les vieux réflexes colonialistes qui resurgissent, prompt à donner des leçons et des jugements péremptoires, la vieille peur de l’étranger, les hordes de sans-papiers qui vont déferler, mais en même temps l’appât du gain que l’on pourrait faire sans vergogne sur le dos de ces orients que l’on méprise.
(09/03/2011)

 

Je les ai entendues à deux heures et demie du matin, dans la nuit noire, au moment où je rentrais ma voiture au garage (ce n’est pas parce que l’on vit en province que les soirées sont toujours vides et mornes). A deux heures et demie du matin dans l’hiver finissant (presque le titre d’un livre de Marguerite Duras), j’ai reconnu de suite l’espèce de feulement sorti du jabot, le cou allongé dans la position du vol comme une trompette, ces cris qui résonnent quelque part au dessus des maigres lumières de la ville dans l’air froid des nuages et de la brume. Mais l’heure était inhabituelle. D’habitude, je n’aperçois les grues cendrées que le matin, en me rendant au travail, leurs troupes en forme de V passent à basse altitude pour aller s’échouer dans les champs avoisinants et se repaître des maïs et des blés coupés et d’ailleurs je les retrouve à la tombée de la nuit, ombres hautes et couleur d’ardoise plantées dans les sillons. C’est ainsi de l’automne au printemps en raison du lac immense situé à une quinzaine de kilomètres et qui accueille ces oiseaux, à mi chemin de leur trajet migratoire entre les pays nordiques et le sud de l’Espagne. Certaines choisissent de rester dans cette région tranquille et rechignent à poursuivre le voyage vers le sud. Elles passent l’hiver ici. Mais cette nuit-là, comme il était étrange de les écouter se guider dans l’obscurité. Le matin, je les ai entendues de nouveau plusieurs fois et j’ai pu apercevoir dans le ciel leurs nuées ordonnées et mouvantes, volant très haut, s’interpellant de groupes en groupes. Celles que j’aperçois viennent d’Espagne, la migration en sens inverse a ainsi commencé, elle vont rejoindre la Suède. Les associations locales qui s’en occupent estiment jusqu’à soixante-dix mille oiseaux dans les journées les plus chargées. Elles cueillent au passage celles qui s’étaient installées ici pour l’hiver. Bientôt le lac sera à nouveau disponible pour les touristes d’été. Dehors, les rosiers poussent leurs bourgeons, les premières primevères écartent les feuilles tombées, les perce-neige défleurissent déjà et les narcisses sont en boutons. Il est temps d’aller vider les jardinières des plantes gelées, de ratisser, de gratter, de nettoyer les stigmates des mauvais jours. Les merles sautillent devant la mangeoire vide, il n’est plus temps de les nourrir. La tourterelle se perche à nouveau sur la branche habituelle. Le chat redemande à sortir.
(28/02/2011)

 

Précisément, ça s’appelle « détection et accompagnement des personnels en situation d’exclusion interne du fait d’un désajustement professionnel ». C’est un document de travail entre l‘entreprise et son comité d’entreprise. Jusque là, tout est normal : chaque évolution qui concerne l’activité au boulot doit être présentée au comité d’entreprise. Ce qui choque, ce sont les mots. Pas exclusion, ni même exclusion interne, c’est du rabâché, hélas, on ne fait même plus attention à la cohorte d’exclus de tous poils. La nouvelle expression qui blesse, c’est « désajustement professionnel ». Bien-sûr, ce n’est pas neutre. On connaît le mot ajusteur, la noblesse de l’activité, tout ce qui existait autrefois, qui existe encore mais qu’on s’efforce de cacher sous des appellations alambiquées, des euphémismes pour redorer un métier qu’on imagine à tort terni, mais il ne l’est que dans la tête de ceux qui ont admis la désindustrialisation comme une fatalité. Donc, bienvenue aux opérateurs de fabrication, aux techniciens de maintenance, aux agents de production, au vocabulaire et aux compétences interchangeables  Exit l’ajusteur-monteur, outilleur, mécanicien et tout son savoir-faire, dispositions de moteurs, de turbines, élaborations de machines d’atelier, installation de ponts roulants, assemblages de trains d’engrenage, l’odeur de fer, de graisse, la parfaite mécanique. Tout cela rayé et des générations avec. Maintenant, c’est coup de bambou : désajustement professionnel. Il s’agit à l’évidence de désavouer purement et simplement ce qui a été, d’ériger en postulat la déliquescence, d’enfoncer le clou en précisant bien que le désajustement est strictement professionnel, de nier en quelque sorte les répercussions personnelles que ce type de situation induit, abattement, dépression, suicides (on en connaît…). Car la signification du désajustement professionnel se comprend dans le contexte de la réflexion qu’on propose au comité d’entreprise et aux organisations professionnelles : c’est le constat de l’inemployabilité de certains salariés sauf que, dans la manière dont est rédigée la phrase, on a l’impression que l’entreprise ne se sent nullement responsable. On est ici, en plein dans le cynisme de la langue d’entreprise que je ne cesse de dénoncer, quelque chose d’impersonnel, un vague procès d’intention. Qui s’en soucie ? Mais quand on essaie de conjuguer cette langue distraite qui a oublié de nommer ceux qui sont concernés, la responsabilité pleine et entière de l’entreprise apparaît au grand jour : est désajusté professionnellement, celui qui revient de longue maladie et a qui l’entreprise est incapable de proposer un emploi adapté ; est désajusté professionnellement, celle à qui on ne propose plus aucune formation parce que l’entreprise la trouve trop vieille (enfin, là, c’est le langage inavoué de l’entreprise dans le dos de la salariée ; de face, on lui dit que sa trop grande expérience la dispense de la formation supplémentaire qu’elle a demandée…). N’est nullement désajusté l’ancien PDG, responsable d’une vague de drames et d’un jeu de mots vaseux, dont on ne dira jamais assez qu’il a été maintenu en catimini du grand public à la présidence du conseil d’administration. Le plus grave n’est pas que cette expression, digne d’un patronat de XIX°, le désajustement professionnel, soit édictée, le plus grave c’est que le comité d’entreprise, dans sa volonté légitime de communiquer à l’ensemble du personnel, relaye cette information du genre « en ce moment nous avons entamé une réflexion sur le désajustement professionnel avec la direction ». Par un tour de passe-passe, l’expression devient celle des représentants du personnel, la direction réussit l’exploit à la fois de faire cautionner par eux l’absence de responsabilité qu’elle a placé dans ces termes et de diffuser massivement par quelqu’un d’autre l’expression qu’elle a inventée. Trop fort ! Nous avons tous la responsabilité des mots que nous employons. Ici, nous savons très bien ce qui est placé dedans  pire encore, sous prétexte de s’occuper des exclus, on invente un complexe dont la responsabilité devient individuelle, celle du travailleur uniquement, et cela simplement dans son libellé : le désajustement professionnel, vous avez marché dedans, il fallait faire attention…
(16/02/2011)

 

La semaine dernière, dans cette même rubrique, j’ai imaginé une sorte de jeu-concours « pour de rire », comme disent les enfants, dérives sur les Exercices de style de Queneau à propos d’une anecdote plaisante. Tout cela a été relayé via Twitter par Anne Savelli dans la contrainte liée à ce réseau qui impose un maximum de 140 caractères (espaces compris), de la manière suivante :
Jeu concours sur Feuilles de route de Thierry Beinstingel :
http://www.feuillesderoute.net/etonnements.htmDes fragments et éclats à gagner.
Et voici, du même auteur (qui gagne un fragment de pâte de verre richement coloré et un éclat de cristal translucide), l’exercice de style en réponse, façon Touit :
RT @TBeinstingel Nancy. Un gendarme en civil explose un vase Gallé en plaquant son voleur au sol. #crisdel'antiquairependantlevol #etaprès?
Bon, on ne va pas chinoiser, Anne, ça fait 139 caractères, d’autant que je ne connais rien à la syntaxe Touyterresque.
Ceci dit, ça fait tout de même réfléchir ces contraintes liées à la taille du message Tuilliteuse.
Une des formes les plus adaptées est sans doute le Haïku, dont la structure à 5 /7 /5 syllabes permet de réduire un maximum, voici donc :
Nancy un voleur
Arc en ciel du vase en l’air
Quand le flic le plaque
Mais ça ne fait que 66 caractères : ai-je le droit ? Peut-on faire moins sur les messages Tourlitteure ?
Reste qu’il faudrait inventer une forme spécifique pour Touillitaire. Voyons : une taille de 140 caractères est un multiple de 2, 4, 7, 10, 14, 28, 35, 70. Ce qui autorise (en théorie parce qu’il y a toute la syntaxe Twitter à rajouter) des messages de cette façon :
70 + 70 caractères :
A Nancy, vil voleur avisant un vase évasé en vitrine le visa derechef.
Un flic planqué le prit en flag, plaqua le plouc en courant, patatras.
ou
35 fois 4 caractères :
A Nancy, dans une luxueuse vitrine,
le voleur estimant un vase précieux
fonça sur l’objet, cassant la vitre
et fut arrêté par un flic imbécile.
ou
28 fois 5 caractères :
A Nancy par l’odeur alléché,
un voleur même pas éméché et
pas le moins du monde idiot,
vola un vase. En s’enfuyant,
un flic lui cassa sa rapine.
(09/02/2011)

 

Partie de rugby improvisée dans mon grand Est, comme quoi le Sud-ouest ne possède pas l’exclusivité de ce sport : « Un gendarme en civil, entendant les cris d'un antiquaire de Nancy à qui on venait de dérober une pièce Art Nouveau, a réussi à rattraper l'auteur du larcin. Malheureusement en arrêtant le suspect, le gendarme a brisé l’objet volé, un vase signé Émile Gallé, en plaquant le voleur au sol. » (Source ArtClair). Amis internautes, participez à notre grand jeu concours : en s’inspirant de Raymond Queneau et de ses Exercices de style, construisez votre propre version de cette histoire. Premier lot : un fragment de pâte de verre richement coloré ; deuxième lot : un éclat de cristal translucide ; troisième lot : l’étiquette du prix du vase brisé ( 1380 euros).

En alexandrins :
En la bonne ville de Nancy, un quidam,
Alléché par un vase exposé en vitrine,
Décida sur le champ d’accomplir sa rapine.
Un gendarme en vacances, surpris par ce ram-dam,
L’antiquaire qui criait, le voleur qui courait,
S’en mêla, animé d’un reflexe imbécile,
Plaqua le malfrat au sol qui s’arrêta pile
Au détriment du vase tout en marquant l’essai.

Paysan :
Cré vingt dieu, voilà-t’y pas que j’avions garé mon tracteur dans une rue à Nancy quand c’te gars qui louchait sur un vase défonça la vitrine. Le patron qu’est sorti en gueulant comme un âne, l’aut’ qui s’met à courir et moi que je me gratte la casquette à pas savoir quoi faire quand c’taut’ type qui s’met à lui courir au train et l’aut’ qu’accélère mais qu’est gêné par mon troupeau de vaches que j’avions attaché au parcmètre, le vla qui ralentit et l’aut’ type qui lui fait comme à la télé dans sport dimanche, alors là le vase il a pas résisté, l’est tombé comme la gamelle du chien devant la niche mais en plus cassé.

Exclamatif :
Oh ! Le beau vase ! Et crac, la vitrine ! Oh ! Ah ! Arrêtez-le ! Hep, vous là-bas ! Papiers ! Attends que je t’attrape ! Et hop ! Comme à la télé ! Oups ! Et crac, le vase !

Hésitant :
C’était un jour ou peut-être une nuit, à Nancy ou à peut-être Angoulême, un gars ou peut-être une fille, regardant un vase ou peut-être un bocal, par inadvertance ou peut-être consciemment, s’empara de l’objet ou peut-être l’emprunta devant le marchand ou peut-être la marchande qui se mit à glapir ou peut-être à gémir. Un flic ou peut-être un gendarme, par un réflexe stupide ou peut-être réfléchi, se saisit d’une jambe ou peut-être des deux, et l’homme ou peut être la femme laissa échapper le machin ou peut-être la chose qui se brisa ou peut-être se disloqua en mille morceaux ou peut-être deux mille. Peut-être qu’on pourrait le recoller ? Ou pas ?

Histoire drôle :
C’est l’histoire d’un type, alors là vous allez-rire. Alors le type, normal, y s’balade à Nancy, comme ça, tranquille, peinard, y voit un vase et y s’dit : tiens y serait bien chez moi. Alors attends, c’est pas fini : y pète la vitrine, y prend le machin et y s’met à courir. Attends c’est pas fini. Alors, le boutiquier y s’met à gueuler dans la rue : au voleur, arrêtez-le, tout ça. Et, à ce moment-la, attends, tu vas rire, alors à ce moment là, y a un flic en civil qui rattrape le voleur et tu sais ce qu’il fait ce con ? Hein, tu sais ce qu’il fait ? Je te le donne en mille : y fait comme à la télé, y plaque le gars au sol, comme au rugby. Attends, c’est pas fini. Et l’autre, ha, ha, ha, ben évidemment, y lâche le vase : et crac ! Ha, ha, ha, elle est bien bonne, hein ?

A la manière d’une chaîne stupide à la con :
Dan était un voleur qui n’avait jamais eu de chance. Ron, lui, était un brave policier qui vivait dans la même bonne ville de Nancy. Toujours prêt à rendre service, Ron, père de famille exemplaire, rencontrait souvent Dan. Il ne le jugeait pas, il se contentait de faire son travail et de l’amener au poste à chaque larcin. Ron pensait que Dan n’avait jamais eu de chance. Ses parents avaient péri dans un accident, resté seul avec sa grand-mère qui buvait, il avait été heurté par une voiture en voulant la sauver un jour où elle déambulait complètement ivre au milieu de la chaussée en apostrophant les véhicules. Ce jour là, Dan avait opté pour le métier d’unijambiste. Lorsqu’il avisa le beau vase à la vitrine d’une devanture, le sang de Dan ne fit qu’un tour. Voilà ma chance ! Il brisa la vitrine et s’enfuit clopin clopant. Devant les cris du boutiquier et l’attitude fuyante de Dan, Ron, qui était en vacances ce jour là, sut qu’il y avait anguille sous roche. Malgré son jour de repos, Ron décida d’intervenir gratuitement sans même penser à se faire payer une heure supplémentaire. Arrête-toi Dan ! Mais le fugitif accéléra le pas en petits bonds déterminés. Ron décida d’intercepter le fugitif et le saisit vigoureusement par son unique jambe. Déséquilibré, tentant de se raccrocher tant bien que mal à sa béquille, Dan laissa échapper le vase. Je vais devoir encore une fois t’emmener au poste, Dan, bien mal acquis ne profite jamais, conclut Ron en se relevant. C’est au pied du mur qu’on voit le maçon, dit Dan, dépité. Mieux vaut tard que jamais, ajouta Ron. On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs, estima Dan. Qui vole un œuf vole un bœuf, cria Ron qui voulait avoir le dernier mot. Poussière aux pieds vaut mieux que poussière au derrière, se lamenta Dan. La raison du plus fort est toujours la meilleure, hurla Ron, en piétinant les débris du vase. Tu as aimé cette histoire ? Alors envoie ce message à quarante-cinq de tes amis et il t’arrivera un évènement heureux. Bert l’a fait, deux ans après, sa vieille tante Rothschild qu’il ne connaissait même pas lui lègue toute sa fortune. Holly ne l’a pas fait, deux mois plus tard elle retrouve son canari mort de façon inexpliquée dans sa cage. Rudy l’a fait, deux semaines plus tard, il tombe du dix-huitième étage et s’en sort indemne. Honey ne l’a pas fait, deux jours plus tard, sa maison est dévastée par un raz de marée alors qu’elle habite à cinq cents kilomètres des côtes. Chuck l’a fait, deux heures après il gagne un voyage à bord du Titanic et perd le billet. Roland ne l’a pas fait, deux minutes plus tard, il est écrasé par une camionnette de blanchisseur alors qu’il n’y a aucune teinturerie dans le quartier.
(02/02/2011)

 

Du lundi 27 septembre au vendredi premier octobre dernier, j'ai été l'invité du journal l'Humanité : belle contrainte (écrire un article chaque jour) et grande fierté. Un souvenir : pendant deux jours j'ai acheté -pour me lire-  l'Huma dans un bureau de tabac à Cachan ou j'étais en déplacement. On trouvera les textes ici : lundi 27, mardi 28, mercredi 29, jeudi 30 et vendredi 1° octobre.
(27/01/2011)

 

Samedi, c’était l’anniversaire de la galaxie Remue.net. Vraiment je voudrais dire combien ça a compté pour moi d’y être. Merci à tous pour ce partage. Je voulais écrire quelque chose de personnel mais je me suis souvenu d’Éloge de la vie dangereuse, de Blaise Cendrars (à qui j’ai emprunté le titre de Feuilles de route) et ce titre m’a paru très approprié. Et aussi cet extrait prémonitoire du numérique qui me semble correspondre parfaitement au souffle qui dure depuis dix ans :
« Si tu veux savoir qui je suis, consulte un dictionnaire et toutes les encyclopédies. N’oublie pas les signets et les renvois. Feuillette. Humecte ton doigt. Il ne faut pas sauter une page. Tu finiras par lire tous les livres qui sont dans les grandes bibliothèques des nations et tu finiras par y faire ton trou comme le ver dans la pâte à papier. Tu en mangeras, car il n’y a pas deux pages qui aient la même saveur. Cela te mettra en appétit. Tu voudras savoir. Savoir. Quoi ? L’arbre de la Science, comme ceux de cette forêt ou le figuier sous lequel radote le vieux sage des Indes, n’a pas deux feuilles identiques. Tu peux toujours chercher. Il n’y a pas d’unité. Munis –toi de loupes, de verres grossissants, de réactifs chimiques, d’un révélateur, d’un atlas, d’un herbier, je te défie de trouver deux feuilles pareilles, deux palmes semblables. Deux brins d’herbe, deux pensées, deux étoiles. Deux verbes synonymes. Dans aucune langue du monde. Il n’y a pas d’absolu. Il n’y a donc pas de vérité sinon la vie absurde qui remue ses oreilles d'âne. » Blaise Cendrars (Aujourd’hui, Éloge de la vie dangereuse, Praia Grande, Brésil, 15 mars 1926)
(19/01/2011)

 

Au total j’aurai couru 721 km en 2010. C’est un bon chiffre, ça sonne bien. C’est facilement divisible : en moyenne 60 km par mois, 15 par semaine. Et je peux même ajouter que mes chaussures actuelles (« New Balance M 1223 SR, taille 41, idéale pour les coureurs pronateurs, tous poids, qui recherchent le meilleur de la technologie pour un contrôle total de la foulée et un excellent amorti sur moyennes et longues distances », Retour aux mots sauvages, p. 98), étrennées le 20 juillet 2009, avaient au 31 décembre 2010, exactement 1001 km. Je donne toutes ces précisions parce qu’il ne faudrait tout de même pas imaginer que seul Philippe Didion détient la palme de la notule. Moi aussi, je suis capable de consigner que le mercredi 24 mars, il faisait un temps printanier tandis que le dimanche 30 mai c’était frais et venteux ou de me souvenir d’avoir pour la première fois de ma vie couru avec un baladeur le lundi 14 juin. Au total, donc, 721 km ça doit bien représenter un million et demi de foulées et environ cinq cents canards aperçus sur le canal qui constitue mon itinéraire favori. Bien sûr, je continue cette année (j’aurais pu atteindre déjà 40 km si la pluie incessante ne m’avait découragé aujourd’hui) et avec un plaisir non dissimulé sans parvenir à savoir vraiment quelle est l’origine de cette joie. Une hormone ? Un phénomène d’addiction ? Loin de moi cependant le culte du sportif pétri de compétition et Georges Perec décrit admirablement les dérives totalitaires du sport dans W ou le souvenir d’enfance. Je suis un coureur solitaire et il doit y avoir quelque chose qui relève de la fuite en avant, une évasion tout en ayant l’impression de regrouper autour de moi bras, jambes, tête et souffle, le quotidien me disperse assez comme cela. Et c’est aussi un des rares moments où j’écoute de la musique. Par exemple, samedi dernier, il faisait presque chaud et j’ai couru en tee-shirt avec Sympathy for the devil en boucle dans mes oreilles, les mains pendantes comme celles de Keith et la bouche en mérou comme celle de Mick.
(12/01/2011)

 

Traditionnellement, c’est la semaine du blanc à chaque début d’année, entendez l’opération marketing qui inonde les boites aux lettres de brochures pour des peignoirs  à prix imbattables, des couettes en faux duvet, des oreillers en vrai synthétique, des draps multicolores, illusions publicitaires auxquelles j’ai toujours eu du mal à accrocher. Pour moi la semaine du blanc a eu lieu aux derniers jours de l’année, notamment un périple la veille de Noël aux confins des Ardennes, villes de Revin, Fumay, Vireux-Molhain, toute cette partie où la Meuse rejoint la Belgique en s’attardant en volutes dans la pointe de Givet, cette excroissance incongrue de la frontière du Nord-est. Du blanc, donc, et épais, pas moins de cinquante centimètres de neige entassés entre les flots tumultueux de la rivière et les collines d’ardoises bleues. J’avais cependant pris quelques précautions (pelle à neige dans la voiture) et surtout je ne m’étais aventuré que sur les petites routes, négligeant autoroutes et voies rapides qui sont les premières à pâtir d’un camion en travers, obligeant les automobilistes derrière à une immobilisation pour de longues heures. Tranquillisé par la possibilité de pouvoir faire demi-tour quand je le désirais, j’ai parcouru les grandes lignes droites des plateaux venteux que je connais bien : la ferme de Navarin et son monument imposant où Blaise Cendrars perdit son bras, plus loin, Attigny, « pays d’où l’on arrive jamais » cher à André Dhôtel et aussi la proximité de Roche où Rimbaud écrivit Une saison en enfer. Enfer blanc, donc, routes glissantes, heureusement désertes, j’ai fini par atteindre Charleville, ne me suis pas arrêté, une fois n’est pas coutume, pour saluer le poète au cimetière et j’ai continué ma route jusqu’à la grande glissade sinueuse des Mazures qui permet de rejoindre la Meuse. Il y avait plus de circulation dans cette vallée encaissée où les routes se pressent dans les bois, il y avait surtout énormément de neige et les habitants des villages erraient la pelle à la main en regardant où ils pouvaient bien encore entasser les dizaines de centimètres supplémentaires tombée dans nuit. Des tas impressionnants s’adossaient déjà aux murs des maisons, semblaient libérer ici une sortie de garage pour encombrer ça et là des passages réservés aux piétons. Des haies s’écroulaient sous des matelas de flocons, des escaliers déversaient des avalanches de couettes blanches et des oreillers glacés. Le vent avait obstrué des portails jusqu’en haut des vantaux. Dans l’impossibilité de savoir où se trouvaient trottoirs et chaussées, piétons, voitures et camions se retrouvaient ensemble dans la traversée de ces bourgs : vu une grand-mère traînant une poussette à marché comme un traineau, vu un homme sauter par-dessus une barrière de sécurité et s’enfoncer jusqu’à mi-cuisse pour éviter un semi-remorque, vu des véhicules patiner, vu des toits de camionnettes surmontés de congères, vu des automobilistes prévoyants munis de chaînes comme dans les stations de sport d’hiver. Je me suis retrouvé en difficulté à l’assaut d’une colline et j’ai dû faire marche arrière puis à nouveau marche avant aidé par un passant, tout cela avant d’atteindre enfin le but de mon voyage. En repartant, nous avons lentement enroulé le chemin de l’aller, nous avons doublé le train qui de toute façon serait immobilisé plus loin dans l’hécatombe de retards et d’annulations ferroviaires qui avait motivé mon départ en voiture, nous avons rejoint à nouveau Roche, Attigny, Navarin, nous avons pu revenir à temps pour passer Noël ensemble, ce qui n’était pas gagné au départ et c’était cela l’important.
(05/01/2011)