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Étonnements 2012

 

Mouvoir, s’émouvoir, même racine latine contenue dans moveo, je bouge donc je suis. Et bouger combien je l’ai fait depuis septembre : Paris en permanence, puis, Nancy, Lille, Amiens, Rennes,  Langres, plusieurs fois, au coup par coup et dans le désordre, La Ferté Vidame, Nancy, Lille, Amiens, Valenciennes, Nogent, Marseille, Charleville, Toulon, Vesoul, Pusey, Besançon, Pontarlier, Voiteur, Montbéliard, Baume-les- Messieurs, Blamont, La Chapelle des Fougeretz, Nantes, Brive La Gaillarde, Le Mans, Lyon, Colmar, Saint-Quentin, Annecy, le tout en train et même en Orient Express, en voiture personnelle ou de boulot, avec retours incessants là où j’habite et où je travaille, Châlons ou Reims. Mouvoir et s’émouvoir, parfois tout près : c’est ce voisin, de la famille presque, venu dans ma librairie de ma ville où je faisais une rencontre : sa parole, si juste, si belle au sujet de mon livre. Je le lui dis un jour, par hasard sur le trottoir, le remercie, il me parle de Zola, tout ce qu’il relit de lui, le merveilleux où vous embarque la littérature est partout : je suis en sabots de jardin, il prenait son courrier dans la boite aux lettres, nos conversations jusqu’à présent évoquait le temps, le potager. Mouvoir. Les mots, les encouragements incessants : s’émouvoir encore. La libraire de Charleville, les rencontres de Franche Comté par dizaines, les élèves des lycées, les retraités qui lisent, les même détenus que je retrouve à Rennes deux ans après, nos conversations : s’émouvoir. Là où nous emporte la littérature est un pays mouvant, élastique, ses rivières sont fougueuses, ses montagnes rudes : on en parle, on s’extasie, on aime ce paysage tranché par massicot. Les livres : qu’ils nous emportent, qu’on en périsse à la fin, rassasiés et contents ! Je suis mort de joie à Annecy, j’ai ressuscité à Besançon, j’ai habité deux hôtels du Nord, tout se mélange : c’est le roman de mes romans.
(21/12/2012)

 

Les profiteurs qui nous prédisent la fin du monde pour le 21 de ce mois auraient mieux fait de choisir la date équilatérale du 12/12/12, voire la veille de leur apocalypse, le 20/12/2012 et dont la symétrie est également jolie. Ceci dit, faire beau n’est pas dans l’attitude de qui joue à faire peur aux autres. Au contraire des oiseaux de mauvais augures, l’équilibre des dates m’a toujours inspiré. Quelque chose d’harmonieux s’en dégage et cela doit bien en profiter à l’air du temps qui passe en ce jour précis. Le hasard a voulu que, justement, cette mise à jour de Feuilles de route tombe à cet instant idoine. Du coup, c’est le moment pour moi de vérifier combien de fois cette coïncidence s’est produite depuis douze ans d’existence de mon site Internet. C’est donc à chaque fois un écart de treize mois et un jour à retrancher des années pour rester dans la symétrie. Ainsi le 11/11/11 aurait pu passer inaperçu si Anne Savelli, avec qui j’ai écrit Autour de Franck chez Publie.net, n’avait choisi une date de parution extrêmement cartésienne : le 11/11/11 à 11h11. En revanche, en 2010, aucune allusion au 10/10/10, j’étais en plein dans la rentrée littéraire de Retour aux mots sauvages et, la veille, j’avais participé aux rencontres du Monde des livres, avec Nathalie Kuperman et Maylis de Kerangal. Le 09/09/2009, pas de mise à jour non plus, même si les hasards du calendrier m’avaient révélé une autre symétrie proche du Onze septembre (Note d’étonnement du 13/09/2009). Le 08/08/08, j’étais en Sicile, doigts de pieds en éventail sur la plage, je ne pensais pas à Feuilles de route. En été aussi, l’année précédente, je préparais la parution de CV roman et si j’avais rédigé le mien quatre jours auparavant (notes d’écriture du 04/07/2007), le 07/07/07 m’avait échappé. Il faut ainsi remonter six ans auparavant pour qu’une mise à jour épouse parfaitement le 06/06/06, qualifié alors de date mirifique (actualités du 06/06/2006). On y apprend que je vais essayer d’être plus régulier dans mes mises à jour (ça s’est amélioré, non ?) et qu’un livre était en gestation (1937 Paris Guernica). En 2005, avec un jour d’avance, je racontais le destin de Marcelle Bazar (Etonnement du 04/05/2005). Pour le 04/04/04, je revenais du Brésil et j'avais appris à mon retour le décès de quelqu'un que j'estimais beaucoup (Etonnements du 31/03/2004). En 2003, je relatais la disparition d’un écrivain du coin, Albert Kritter, malicieusement disparu le 03/03/03 (actualités du 16/03/2003). A une encablure du 02/02/02, fin janvier, c’est une note de lecture (du 30/01/2002) qui m’importe beaucoup : Banlieue Sud Est de René Fallet, ce cher BSE, lu et relu depuis mes vingt ans, au même titre que tous les René Fallet, prix populiste comme moi ! Et enfin, au 01/01/01, c’était l’année nouvelle, j'avais eu un rendez-vous avec mon éditeur qui m’avait refusé un livre et j’écrivais en Étonnements : « 2001, nous y sommes. Et la furieuse et bizarre envie de ne retenir que le 001, effacer deux mille ans. J'y vois encore une preuve de mon indécrottable optimisme. L'homme à la mémoire courte. » Pas changé d’un iota depuis douze ans. Demain au 12/12/12 à 12h12, je serai gare de Lyon, sifflotant dans mon indécrottable optimisme, j'attendrais de partir à Annecy en bonne compagnie pour de riches rencontres en librairie.
(12/12/12)

 

 

J’ai eu le prix Eugène Dabit du roman populiste : c’est une grande, très grande joie ! Une des raisons de mon immense plaisir date de trente quatre ans et remonte à l’année de ma rencontre toute fictive avec René Fallet.
L’intermédiaire entre nous est son premier roman, Banlieue Sud Est, qu’il a publié à 19 ans, en 1947. On est 31 ans plus tard, j’ai tout juste 20 ans, je viens de débarquer à Paris, après avoir erré à Toulouse pendant quelques mois, suffisamment longtemps pour décider de m’acheter un cahier et de le couvrir de cinquante pages d’un début de premier roman.
Probablement que cette proximité m’a attiré : la banlieue que j’apprenais à connaître en même temps que l’écriture, l’inévitable comparaison avec nos deux âges presque identiques au moment de cette première inspiration.
Si un pèlerinage à Villeneuve Saint Georges où je n’ai rien reconnu de son livre m’a montré l’écart d’une génération, qu’importe, le pli était pris : je marcherais sur ses traces… Le reste était une question de temps, vivre, écrire, les deux mélangés comme il l’avait par ailleurs toujours fait.
Ainsi, en 2000, lors de la parution de mon premier livre, à plus de quarante ans, j’avais la sensation d’une identique jeunesse. J’avais, à cette époque, avalé tout ce qui concernait l’auteur des mes vingt ans, lu tous ses romans, compulsé le livre d’entretiens et de témoignages Splendeurs et misères de René Fallet (paru la même année que mon arrivée à Paris), attendu avec impatience chez mon libraire les trois tomes de ses Carnets de jeunesse, étalés entre 1990 et 1994. Je n’ignorais pas qu’il avait obtenu le prix populiste en 1950 (le seul auteur qu’on a récompensé pour « l’ensemble de son œuvre » à l’âge de 22 ans et demi, soit trois livres en trois ans, Banlieue Sud Est, La Fleur et la Souris et Pigalle). Et même aujourd’hui, je sais  retrouver à coup sûr dans ses écrits tout ce qui a trait à cet évènement.
Cependant, l’idée de marcher sur ses traces ne s’est jamais vraiment réalisé, tant finalement l’époque avait changé et moi aussi. Après neuf livres et un destin différent, je me retrouve à l’âge exact où il avait écrit à son neveu Gérard Pusey en mars 82 « Perec est mort et je ne me sens pas très bien moi-même ». Quelques mois plus tard il avait rejoint  Georges Brassens chez les enfants du paradis.
Au moment précis où le prix populiste, revigoré du nom d’Eugène Dabit vient frapper à ma porte, je viens de lire Hôtel du Nord, quatre mois auparavant. Et bien sûr, je n’ose y croire, tant de coïncidences… Pourtant, ça s’affirme : après la première sélection, je me retrouve dans l’ultime choix, se pourrait-il que ? Par un hasard improbable ? Les signes se multiplient : je suis hébergé ainsi à l’Hôtel du Nord à Besançon pour le festival littéraire des Petites Fugues. J’y suis encore deux jours avant le verdict.
Et lorsque la nouvelle éclate, je ne sais plus quoi dire, alors je fanfaronne : Jean-Paul Sartre a accepté le prix populiste en 1940, alors qu’il a refusé le prix Nobel en 1964. Tiens, d’ailleurs, c’est également en 1964 que René Fallet reçoit le prix Interallié pour Paris au mois d’août …
Et voilà, je reprends à nouveau en pleine poire René Fallet et l’obsession de mes vingt ans :
Banlieue Sud Est et son incipit : « je suis le type qui possède l’amour. D’un seul mot je le donne, d’un seul geste je l’arrache »
La fleur et la souris avec la préface de Michel Audiart que le sort  a inversé : «Quand René Fallet sera mort, j’écrirai une ode que Brassens mettra en musique. »
« Pigalle, cette nuit là étouffait de chaleur » : c’est la dernière phrase de cette trilogie qui lui a valu le prix populiste.
Populiste ? « Quelque chose de gris et triste s’attache à ce mot de populiste », disait-il encore, « Je ne suis ni triste, ni gris. Et je ne suis pas un fromage pour accepter une étiquette ».  Il a raison, beaucoup de noms en « iste » sont tristes : capitaliste, arriviste, carriériste, intégriste, raciste, fasciste, dentiste… Vous avez bien fait de changer le nom du prix : Eugène Dabit : « un type que j’aurais aimé connaître ». Et c’est encore une citation de René Fallet.
(texte lu lors de la remise du prix, lundi 3 décembre, Hôtel du Nord, Paris)
(05/12/2012)

 

Les Petites Fugues ont cette magie de proposer des rencontres préparées longtemps à l’avance, avec une implication sans faille de ceux qui vous reçoivent. Tout cela se fait dans votre ombre et éclate au grand jour au moment du rendez-vous : l’émoi, le trouble, le bouleversement vous saisit alors délicieusement. Ce sentiment a été renforcé d’une manière inattendue au lycée Victor Hugo de Besançon. J’attendais avec impatience cette journée depuis qu’un merveilleux message de bienvenue écrit par chacun des élèves et leur professeur m’avait été adressé. L’accueil dans la cour par quelques uns d’entre eux, les panneaux d’affichages réalisés à partir de Retour aux mots sauvages et le jeu idéal des saynètes écrites, tout s’est parfaitement enchainé. J’ai été ravi des extraits choisis pour la mise en scène, l’ensemble donnant un aperçu complet et très juste du livre, heureux également que le chapitre de la minute de silence ait été intégré à cette pièce de théâtre. Par la suite, j’ai expliqué que ce livre avait été pour moi une manière de me constituer un monument aux morts en hommage à tous ceux qui avaient été les victimes de cette vague de drames dans mon entreprise. En effet, quand quelqu’un disparaissait, outre la douleur de l’entourage proche, famille, amis, collègues, et qui perdaient à jamais sa présence, une autre absence suivait : son nom, ses coordonnées, sa photo étaient immédiatement retirés de l’annuaire de l’entreprise, enchaînant une insupportable mort sociale pour ceux, qui comme moi, ne le connaissait pas mais se sentaient atteint par cette douleur collective. « Son monument aux morts ne comporte pas d’aigle glorieux, de coq vindicatif, de Jeanne d’arc au drapeau dressé. C’est une simple feuille décrochée du carnet. Il a recopié à l’encre noire du stylo quatre couleurs les prénoms qu’il a rassemblés : Armelle, Damien, Jean Paul, Michel, Nicolas, Stéphanie (Retour aux mots sauvages, p. 289) ». Bien sûr, les prénoms sont réels.
L’inattendu dans cette rencontre de lycée, le petit plus, a été la visite de trois collègues de travail dont l’une d’entre eux était la mère d’une élève. Nous avons évoqué ce passé encore proche et je me suis souvenu qu’à Besançon, un des nôtres était « passé à l’acte » comme je préfère dire, pour une fois choisissant l’euphémisme à la brutalité de mots qui m’insupportent encore maintenant. L’un a dit : il s’appelait Nicolas… Et nous sommes restés tous les quatre à regarder cette page 289 de mon livre, comme postés devant un véritable monument aux morts, chacun, dans sa minute de silence, s’assurant que ce prénom y figurait bien, inscrit à jamais dans la mémoire infinie et apaisante de la littérature.
(28/11/2012)

 

Étrange de retrouver mes livres comme lots de tombola. Jouez et gagnez des livres : c’est le titre de la loterie proposée par Radio France et le gagnant emportera la sélection complète des douze livres sélectionnés pour le prix Goncourt, avec Ils désertent bien sûr. Hasard ? le même jour je découvre sur le site Butinéo, site spécialisé dans les concours gratuits, qu’on peut gagner l’un des dix livres de poche et, cette fois-ci, c’est Retour aux mots sauvages qui est proposé. Ça ne me gène pas outre mesure : longtemps que j’ai compris qu’un livre n’est jamais qu’une marchandise, mais de là à dire « comme une autre », j’ai une réticence, la même qui m’invite à nommer d’emblée ce billet « l’objet du jeu », en l’occurrence, presque moi comme objet, le « je du jeu » donc. Ce doit être un reste d’ego qui subsiste, alors que je me targue souvent de ne pas en avoir beaucoup, je suis conscient qu’on a tous une prétention d’écriture, un orgueil littéraire, sans cela on ne pourrait pas écrire. Et c’est ce nerf précis qui réagit lorsque, à la manière d’un bonimenteur de foire, on propose un de mes livres comme lot (de consolation). Et pourtant, pas de quoi fouetter un chat, le prix d’un livre est nécessaire, calculé, englobé dans une économie globale à laquelle j’adhère. A ce titre tous les moyens du marketing sont envisageables, alors pourquoi pas les jeux concours, tombolas et autres loteries ? Finalement, j’ai peu d’arguments à opposer, sauf cette maigre différence que le livre, finalement, n’est pas un objet comme un autre. En revanche, grande joie de découvrir que je figure à la librairie Archambault de Québec, au prix de 32,95$, mais aussi mis gratuitement à disposition à la médiathèque de Beyrouth. (21/11/2012)

 

« Échine basse, il t’avait fait signe de le suivre avec un air de conspirateur, t’avait montré dans le rayon des papiers peints tout un assemblage de revêtements muraux en paille de Chine, t’avait déroulé un échantillon en te faisant l’article : les brins utilisés sont de première qualité et noués à la main. Vous imaginez le travail ? Tenez, tâtez le papier (vous aviez tâté). Incroyable, non ? C’est à la fois souple et solide. Seul inconvénient, les teintures présentent des différences, c’est infime mais on ne peut prendre ce risque, nos clients ne comprendraient pas. » (Ils désertent, p. 207, 208). Étrange coïncidence : le jour où on remet le prix Goncourt à Jérôme Ferrari, extirpé pour l’occasion d’Abu-Dhabi, je replonge dans mon livre d’une manière originale et plus casanière : je refais du papier-peint. Et justement, je répare quelques parties abîmées en paille de chine par les griffes du chat. Cela fait des années que nous ne faisions plus attention à ces vieilles déchirures tant le décor intérieur imprègne nos vies. De temps en temps, l’idée nous traversait l’esprit, mais la bousculade de tout ce qu’il y a à faire finissait toujours par repousser la bonne intention aux calendes grecques. Cette fois-ci, la décision est prise : pour preuve le matériel est réuni, colle à papier peint, brosses, seau, ciseaux, mètre et échantillons à remplacer, la cotte de travail est enfilée, l’indispensable radio est allumée. Comme dans Ils désertent, il faut dérouler la paille de chine, repérer les différences et faire en sorte que les bains de teinture puissent s’harmoniser. Joie de retrouver les gestes du bricolage et le vocabulaire qui suit comme la brosse à maroufler. J’ai souvent été surpris par des questions de journalistes qui me demandaient à propos d’Ils désertent quelle pouvait bien être les affinités que je pouvais avoir avec les papiers peints. Probablement que cela tient à la joie qui dépasse la simple action de « refaire à neuf » le décor de nos vies. Cette joie qui préside toujours à la pose du papier-peint est du même ordre que celle qui accompagne la vision d’un chevreuil dans un champ : quelque chose de soudain, d’incongru, mais d’entier, de lumineux. On efface les vieilles traces et les anciens chagrins collés à nos décors, on repart à zéro, le chevreuil saute au dessus des sillons, aérien, plus rien ne nous atteint : embrassez l'espace, disait Dick Annegarn, il est propre l'espace/ maintenant qu'il est propre/ on va y ranger/ des choses bien et belles/, de belles et bonnes choses…
(14/11/2012)

 

Fleurs de cimetières : ce sont ces tâches qui apparaissent sur le dos des mains vieillies. On guette leur apparition, on sait bien à leur arrivée que la bascule des ans a eu lieu. Par chance je n’en ai pas encore, je ne sais pas comment je réagirai à la première. Probablement que je ne m’en apercevrai pas. Une main jeune à côté de la mienne, par comparaison, m’en avertira et je trouverai, comme en ce moment, l’expression poétique, une respiration du temps en somme. L’expression m’est revenue dans cette circonstance de Toussaint, et justement, la respiration du temps, je n’y pensais pas trop, plutôt dans l’halètement du moment, tout ce que j’ai accumulé ces dernières semaines, pas le temps de souffler. On se retrouve un jour dans un cimetière, c’est Charleville, c’était prévu : se fondre dans le personnage de l’ancêtre d’Ils désertent, je ne l’avais pas fait depuis la parution du livre. Je suis ainsi allé saluer Rimbaud comme il l’aurait fait, l’ancêtre, et comme j’ai déjà souvent accompli ce rituel : passer le porche tarabiscoté, la tombe est au début, à gauche, à côté de grands arbres et les deux stèles dressées, blanches et jumelles : Vitalie, morte à dix-sept ans, Arthur à trente-sept. Couché devant, leur grand-père, Jean Nicolas Cuif, Arthur avait quatre ans à sa mort, et sa fille, mère aimante du poète, et qui lui survivra seize ans. C’est la Toussaint, quelqu’un a posé un chrysanthème blanc et je pense à l’haïku de Ryôta : ils sont sans parole/ l’hôte, l’invité/ et le chrysanthème blanc. En face, je sais bien l’immeuble si laid. Devant, je connais par cœur la teneur du gravier. Ce sera tout pour aujourd’hui mais c’était important d’y être : je suis reparti du cimetière avec ce genre de pensée dans le brouillard ardennais.
Et le lendemain, toujours par hasard me voici dans un cimetière encore, plus bruyant cependant : c’est celui du Montparnasse et la rumeur de Paris, incessante, traverse l’espace, s’accroche aux branches des platanes et des marronniers. Autant hier était gris dans les Ardennes, autant le lendemain est rieur, clair et presque chaud sous le soleil de midi. J’ai décidé au dernier moment de sortir du Métro et de rejoindre à pied ma maison d’édition. J’ai des chaussures neuves aux pieds, je me sens aussi vif que Blaise Cendrars embarquant pour le Brésil (Iles inoubliables et sans nom, je lance mes chaussures par dessus bord car je voudrais bien aller jusqu'à vous). Autant faire prendre à ces pompes neuves de bonnes habitudes et de bons trajets : d’abord, passer voir Beckett, la tombe si banale, Suzanne écrit en premier et à la ligne en-dessous, Samuel, presque effacé. Et toujours cette étrange impression qu’on le dérange, en restant là, ne serait-ce qu’un instant. Déjà la dernière fois (il y a quatre ou cinq ans peut-être plus), des ouvriers munis d’une pelle mécanique faisaient un boucan d’enfer dans une concession toute proche et aujourd’hui, comme par hasard, juste en face de lui, des employés soufflent des feuilles à grands renforts de moteurs et de bruits. On l’imagine, regard d’aigle, fronçant les sourcils, lui qui avait tant rêvé du calme de sa maison d’Ussy. Après, c’est simple, il suffit de continuer l’allée jusqu’au bout, de tourner à gauche et de se laisser descendre. On salue la chanteuse Joëlle, du groupe Il était une fois et la plaque devant sa photo Nous ne t’oublierons jamais. Quelques mètres plus bas, voici Baudelaire. Et comme il est étrange de penser que je rencontrais hier encore Arthur Rimbaud. Pareillement, Charles est coincé au milieu de sa famille, rectitude de son beau-père, le Général Aupick : la mort nous demande rarement notre avis sur ces compagnonnages disparates. Puis, Sartre et Beauvoir, l’amour et la pierre constellée de traces de rouge à lèvres. Puis Duras, quelques hommages discrets et fervents. Fin du rodage de mes chaussures.
Le lendemain, ce sont d’autres souliers, plus usés déjà, et qui m’entraînent dans un autre cimetière : ce sont mes morts familiaux que je visite : il pleut, capuche sur la tête, un pot de chrysanthème dans chaque main. En passant l’usage veut qu’on salue la tombe de Marcelle Bazar, centenaire inattendue (voir Étonnements du 04/05/2005) : la vie des morts est toujours compliquée.
(07/11/2012)

 

Rimbaud, évidemment à Charleville et dans la situation même de « l’ancêtre » d’Ils désertent. Je profite d’un passage éclair dans cette ville pour aller sur la tombe du poète en cette veille de Toussaint. Déjà des chrysanthèmes déposés par avance, les jardiniers s’affairent, on ratisse les allées, on nettoie des tombes, demain, ce sera l’affluence des vivants au pays des morts. Rimbaud bien sûr et je sais aussi où cette visite me mène : d’abord à la boutique Au travailleur d’où est issue la très belle photo de couverture d’Ils désertent. Pour y arriver, prenez la rue qui descend de la Place Ducale vers la Meuse et le musée consacré au poète. Puis traversez à nouveau la place et remontez la rue piétonne, voici la librairie Rimbaud,qui figure aussi dans le livre.
Il y a une autre raison, plus secrète peut-être à cette balade (quoique si je la raconte…) : il y a deux ans, c’est aussi dans les parages de Charleville où j’étais en visite pour le travail que j’avais reçu confirmation pour la première fois de ma nomination à la première sélection du prix Goncourt. Et aujourd’hui, c’est également ce jour qu’on annonce la dernière sélection, dans laquelle je ne figure plus. Mais peu importe le résultat, l’essentiel est d’être ici, à Charleville, tout près de Rimbaud : Assez connu. Les arrêts de la vie. — Ô Rumeurs et Visions ! Départ dans l'affection et le bruit neufs !
(31/10/2012)

 

Avant même cette rentrée littéraire riche en événements et sollicitations diverses, j'avais retenu sur mon agenda la date du 21 octobre et ma seconde participation au semi-marathon de Reims. Cette date me donnait un but, m'obligeait à un minimum de préparation physique et, dans les aléas des mois bien remplis que je pressentais, c'était une manière de ne pas se laisser déborder, d'aller me défouler baskets aux pieds entre deux rencontres. Je garde un souvenir vivifiant des quinze bornes accomplies au petit matin dans le soleil de Nancy, au milieu du week-end du Livre sur la place. En revanche, je n'ai pas réussi à renouveler cette joie à la 25°heure du livre au Mans, la semaine dernière, il pleuvait à seaux lorsque je suis sorti de l'hôtel avec ma tenue de coureur et j'ai abandonné. Ainsi, malgré une préparation suffisante et quelques essais qui me laissaient penser que je pourrais descendre légèrement sous les deux heures, les deux dernières semaines ont été éprouvantes avec des déplacements fréquents et des entrainements irréguliers. Mais c'est sans aucune appréhension et avec beaucoup de plaisir que j'ai retrouvé mes collègues de l'équipe de mon entreprise, la plupart des coureurs chevronnés que j'avais déjà côtoyés l'année précédente. Petite différence par rapport à l'année passée : on m'a pressé de questions sur ma sélection pour le prix Goncourt, la presse régionale ayant relayé cette aventure. C'est donc avec eux que je me suis échauffé et que j'ai rejoint la ligne de départ en face de la superbe cathédrale. Alignés avec les marathoniens, nous étions 4500 et, d'une manière présomptueuse, j'avais rejoint le coin des champions. J'ai ainsi connu la joie de me laisser dépasser par la plupart des coureurs pendant la moitié du parcours. Puis les choses se sont équilibrées et je me suis contenté de surveiller que le témoin qui portait le fanion des coureurs de semi-marathon en moins de deux heures restait dans mon dos. Ma position trop avancée au départ m'a cependant trompé : si je suis bien arrivé avant le porteur de fanion, le chronomètre avait cependant démarré plus tôt que pour lui et j'ai dépassé de quelques secondes la barre fatidique des deux heures que je m'étais fixée. Ainsi, deux heures pile et trente deux secondes que j'ai effectuées au terme des 21,1 km ont été à la fois enrageantes parce que je ne suis pas descendu sous les deux heures symboliques, mais à trente deux secondes près, cette paille dans l'océan du temps est dérisoire à bien y réfléchir, d'autant plus que j'ai mis près de 5 mn de moins que le temps officiel de l'année précédente. J'ai gagné deux cents places au classement, je me situe à la fin du deuxième tiers, 2100 personnes devant moi, mais encore un millier derrière. Si les derniers kilomètres ont été un peu durs, en raison de la chaleur étonnante de ce dimanche (28° en reprenant la voiture laissée en plein soleil), la fatigue s'est effacée très vite et j'ai même accompli le soir une promenade familiale de 7 km dans la douceur du crépuscule. Et ce matin, pas l'ombre d'une crispation musculaire, mes jambes sont comme neuves, prêtes à recommencer. En parlant de recommencer, me voici de nouveau dans le train où j'écris cette chronique, en route vers une rencontre de lycéens : le Goncourt court encore.
(24/10/2012)

 

J’ai déjà probablement évoqué ce sujet dans de nombreux articles de Feuilles de route. C’est dire combien ce rapport au temps m’est important, non pas dans le sens d’une obsession, l’idée de gagner en permanence du temps, par exemple, mais dans l’étonnement permanent que provoque l’élasticité du temps. On me demande souvent comment je fais pour coordonner travail, écriture, déplacements, et à chaque fois la question me désarçonne. Il m’est impossible de distinguer les moments d’écriture des autres instants, rencontres, conversations, heures de travail, tâches ménagères, instants de rêverie, tout s’emmêle en une pelote inextricable. Et le temps, justement, me paraît alors inépuisable. En cette période de déplacements fréquents, je devrais pourtant en manquer, ne pas arriver à tout faire, mais bizarrement j’y arrive encore. Mieux : j’ai l’impression qu’il reste encore des instants de disponible. La veille, plusieurs rendez-vous de travail à Châlons et à Reims, mails, rapports, j’ai rattrapé le retard de la semaine dernière et aujourd’hui je tape ces lignes de retour chez moi après la rencontre vivifiante de Nancy pour le Goncourt des lycéens. Demain, toute la journée sera consacrée à une réunion de travail à Valenciennes et après-demain, ce sera à nouveau une journée dévolue aux lycéens à Lyon. La semaine dernière, j’ai même eu le temps en allant à Marseille pour les mêmes raisons d’étoffer quelques paragraphes ma thèse de doctorat que je voudrais remettre prochainement. Ce week-end, le Salon du livre du Mans ne m’a pas permis de continuer (à la place j’ai terminé Millefeuille de Leslie Kaplan - en Notes de lecture cette semaine) mais j’espère bien m’y remettre encore un peu les prochains jours, avant le semi-marathon de Reims que j’ai prévu de courir dimanche. Pendant ce temps, des lycéens qui ne lisaient pas engloutissent les trois mille pages des onze livres de la sélection Goncourt. Pourquoi dit-on toujours qu’on manque de temps ?
(17/10/2012)

 

Voyage en train d’à peine deux heures, autant dire rien, juste le temps de décrire. A droite, la vitre froide, son reflet, une traînée de paysage, bosquets de bas-côtés en zébrures olive, champs de bouillie blonde et le ciel en couvercle de lumière opaline. Le rideau vert, passé par le soleil, tape le carreau au rythme des trépidations. Le rythme : insignifiant, une note continue, monotone, sourde, relevée par la claque soudaine d'un tunnel, le croisement d’un train salué d'un coup de klaxon. Devant, sur le dossier gris du fauteuil, une tête aux cheveux bruns et fins dépasse, relevés en chignon par une pince en plastique noire trop petite. En bas du siège, mon pied se balance au gré des cahots, la jambe suspendue sur le genou. Le tissu noir du pantalon se prolonge par la lumière de l'Ipad et de ces mots précis que j'écris. Il n’y a personne sur le siège à côté, j’ai posé mon sac à dos et ma veste par dessus. Le contrôleur est déjà passé. Il avait un tatouage, un entrelacs de signes semblables à ceux que l’on voit à la télévision au bras des footballeurs. De l'autre cote de l'allée, elle a essayé de dormir, s'est allongée, recroquevillée sur les deux sièges mais le contrôleur l’a dérangée. Elle aussi, a regardé le tatouage extravagant. Maintenant elle demeure assise, les yeux dans le vague. Devant elle, occupant quatre sièges en vis-à-vis, un couple, la soixantaine, s’est étalé avec ses bagages. Il a des cheveux fournis comme ceux d'un jeune homme. Elle porte des lunettes démodées et des mâchoires légèrement prognathes, sa coiffure est aplatie  par l'appuie-tête, elle dort de temps en temps et sa tête ballotte. Ils ont posés leurs bagages sur les sièges en face d'eux, un pardessus beige recouvre un sac bleu sac bleu. Sur une seule assise, un panier de transport d’animaux, en plastique rose et beige, est soigneusement installé. Derrière le grillage, un chat tricolore, écarquille les yeux et fixe ses maitres avec obstination sans un miaulement. Voilà Dormans. Celle qui admirait le tatouage se lève, ajuste son manteau et quitte le wagon. Sur le quai, par la fenêtre, on remarque le goudron luisant et noir constellé de gouttes de pluie. On redémarre, on reprend de la vitesse, des cahots. Il faut l'imaginer d'en haut, ce train, un trait de wagons posé sur la tranchée des rails, au milieu du vert mouillé et de l'ocre des champs, l’ensemble appuyé par le ciel bas, et nous tous, à l’intérieur, embarqués, invisibles. Plus tard, on s'arrête à nouveau. C’est Epernay et c’est là que descend le couple de retraités. Elle enfile le pardessus beige, saisit le sac bleu et passe devant. Avec précaution, il porte le panier de transport, courbe un peu les épaules et ses cheveux fournis lui lèchent le cou. Je sais qu’à cet instant précis, je vais arrêter d’écrire cette rubrique d’étonnement. Chacun s’en va vers son destin de chat.
(10/10/2012)

 

Une centaine de mails perso, quasiment autant pour le travail, voici ce que j’ai posté en septembre. Si beaucoup de messages se résument à quelques mots, un grand nombre approche, voire dépasse, l’équivalent d’une page de livre. Admettons une moyenne de 300 caractères par mail (soit le double d’un message Twitter), on arrive à une correspondance d’une cinquantaine de pages en un mois. Si certains pensent qu’Internet et sa messagerie ont tué la correspondance, je ne suis pas certain qu’on envoyait le quart de telles missives au temps du courrier postal. S’il m’arrive d’utiliser encore la plume, celle-ci se réduit aux cartes postales de vacances (je m’évertue à garder cette manie, en hommage à celles de Georges Perec), aux petits mots joints à des colis et à quelques condoléances attristées. La teneur des mails de boulot est souvent sibylline : puisé au hasard « Bonjour Pascal, peux-tu me dire qui a été retenu sur ce poste (33173)» ; « ça me parait bien : j'ai apporté quelques modifs pour bien préciser à qui ça s'adresse. Qu'en penses-tu ? ». Côté mails personnels, c’est plus explicite, mais je me rends compte à postériori de la difficulté de lier les deux vies : « Je suis très touché de votre enthousiasme à propos d'"Ils désertent". Malheureusement, je suis assez loin de Paris et très pris en ce moment » ; « Bonjour Agnès. J'ai bien eu votre message et votre invitation. Je ne connais pas la date que vous me proposez mais a priori, ce sera sans doute difficile pour moi d'y participer ». En revanche, il est vrai qu’Internet à simplifié les formules de politesse les « cordialement » ou « cdt » employés pour le travail, voisinent avec les « amicalement » dévolus aux messages plus personnels. La simplicité et la gratuité du mail a sans doute amplifié notre rapport à une écriture plus franche (décomplexée, dirait la droite) et décuplé les possibilités de cette correspondance moderne. A l’inverse, il serait exagéré d’imaginer la lettre comme un genre obsolète et guindé, pétri de formules de politesse à rallonges. Il suffit pour s’en convaincre de lire par exemple le journal de Paul Léautaud avec les invitations faites à son amante Marie Dormoy, la vivacité des discours, l’attente des réponses et les milles et une ruses stratégiques de cette correspondance de cœur. Par ailleurs, comment faisions-nous avant l’époque des sms et des messages électroniques ? Je dois probablement avoir conservé quelques lettres d’adolescence, quelques missives écrites par des marraines de service militaire. Deux jours pour échanger des nouvelles, c’était l’incompressible délai, une durée qui paraît tellement aberrante de nos jours. Mais cette veille avait pour mérite d’alimenter un imaginaire, de créer un espace pour le rêve et la fiction. D’où les romans épistolaires qui sont maintenant passés de mode. Leurs successeurs modernes, qui croient renouveler le genre avec la messagerie électronique, ne peuvent cependant prendre en compte cette dimension poétique. Le dernier roman épistolaire que j’ai lu s’intitule Les trois saisons de la rage, de Victor Cohen-Hadria (notes de lecture du 04/05/2011), il est magnifique, mais il est vrai que l’action le situe en 1859.
(03/10/2012)

 

D'abord, il y a les animaux habituels, Griotte, chatte tricolore de quatorze ans à queue de raton laveur, qui accuse parfois quelques rhumatismes en montant les escaliers, et le poisson rouge auquel on n'a jamais donné de nom, probablement plus de dix ans qu'il tourne inlassablement dans son bocal. Cette ménagerie première a été choisie, désirée même : Griotte, en lot de consolation pour remplacer Pelote, précédente chatte à robe noire d'avocat  dont la disparition au bout de dix-sept ans nous avait laissé désemparé ; le poisson rouge, nommé poisson rouge, s'étant probablement substitué à un autre congénère anonyme, enterré en grande pompe dans le jardin (j’en ai fait une nouvelle, c’est dans Bestiaire domestique). Le jardin justement, et c'est le début d'une extension du domaine de la ménagerie, avec un chat miteux, débarqué par hasard au printemps, qui resta tapi pendant quelques jours sous les thuyas avant qu'on s'en aperçoive et qu'on prenne en pitié ce matou noir et blanc, doté de surcroit d'une patte folle qui le faisait se déplacer lentement en claudiquant. Surnommé le chat roumain, en hommage à son allure bohême, nous nous sommes résolus à le nourrir, en espérant que, la forme revenue, il irait rejoindre ses maîtres égarés. Mais il a bien fallu se rendre à l'évidence, ce chat, qui ne se laissait pas approcher, n'avait visiblement plus de foyer. Ainsi, avec l'arrivée des beaux jours, nous nous sommes habitués à sa présence discrète, la plupart du temps allongé sous un buisson et se dérangeant à peine lorsque la tondeuse à gazon passait un peu près de lui. Les premiers temps, il quémandait sa pitance également chez les voisins, mais les vacances ont désorganisé sa vie d’errance. Au retour, il était devenu totalement dépendant de nos allées et venues et, la chaleur aidant, une double gamelle destinée à recevoir de l’eau et des croquettes s’est avérée indispensable. Le roumain est cependant resté indifférent à ces marques d’intérêt, la peur ne l’a pas quitté et c’est toujours avec l’air craintif qu’il guette l’approche de sa nourriture. Il est d’ailleurs bien le seul à manifester une telle prudence : quelques jours après l’achat de la gamelle, j’ai eu la surprise de constater qu’un merle venait picorer des croquettes sous son nez ahuri, puis que le chat des voisins (qui, eux, ne nourrissent plus l’éclopé) arrivait dare-dare pour terminer la platée. Bien souvent, quand je rentre, je vois Gueule de four (surnom du chat des voisins qui a une curieuse face noire totalement irrégulière, comme si un pétard lui avait éclaté sur la truffe ou s’il avait tenté de voler un poulet à l’intérieur d’une cuisinière), nonchalamment installé dans les derniers feux du soleil, avec le roumain sous son buisson et qui n’ose rien dire. Si j’y rajoute Griotte qui vient leur tenir compagnie, cet endroit de chats de gouttière prend des allures de resto du cœur ou d’arche de Noé. Il y a deux jours, quelle ne fut pas notre surprise de constater que la ménagerie s’agrandissait encore : cette fois-ci, dans le crépuscule installé, penché sur la gamelle, c’est un hérisson dodu qui se régalait à grands bruits. Il a fini par retourner tranquillement d’un air bonhomme sous la haie, juste à côté du roumain qui l’a regardé passer avec bienveillance et générosité. Depuis, je salue chaque matin en ouvrant les volets une girafe qui mange les géraniums du balcon, tandis que ma femme contourne à grand peine l’éléphant qui stationne devant son garage.
(25/09/2012)

 

Bien sûr, en cette période d’intense activité, il faut composer, découper la tarte des occupations en parts égales : ce n’est pas pour faire genre, comme on dit, que je répète à l’envi ma volonté de rester impliqué dans mon travail de la même manière que d’habitude alors que où les sollicitations se précipitent pour cette rentrée littéraire. Donc, les voyages se succèdent : Paris pour l’après-vente éditorial, Lille pour une réunion de travail, Nancy pour le salon Le livre sur la place, puis à nouveau Paris, Amiens le lendemain pour remplacer un collègue dans une formation. Tout s’enchevêtre, entrecoupé de passages éclairs dans mon bureau à Chalons ou Reims et dans l’étonnement d’arriver à me retrouver le soir à mon domicile comme par magie. Imprévus (la voiture qui sort de révision et qui fonctionne mal), organisations diverses (trouver une chambre à Lille ou à Amiens), je tente vaguement de composer une cohérence à peu près saine à tout cela, par exemple garder un moment pour soi, se retrouver dans le souffle de la course à pied après l’écartèlement des voyages. A Nancy, après l’agréable soirée du samedi, 15 km de footing le dimanche matin avant de prendre le petit déjeuner, voilà qui lave la tête et le corps. Ainsi, tout se mélange, les ors de la place Stanislas, les métros de Lille ou de Paris, les billets de trains, tout cela ne fait que commencer et la vie que je mène ressemble plus à celle d’un bluesman en goguette qu’à celle d’un écrivain reclus dans la solitude comme on l’imagine faussement. Cette rubrique, par exemple, est rédigée dans un train, j’écoute justement les Stones au baladeur, c’est Love in vain et je me sens comme Robert Johnson to the station with a suitcase in my hand. Manque juste les champs de coton, remplacés par des maïs jaunissants et des lisières de bois où passent les ombres de chevreuils impassibles.
(19/09/2012)

 

Immense joie bien sûr à découvrir une nouvelle fois mon nom dans la liste des sélectionnés pour le fameux prix. Et, comme en 2010, une des grandes satisfactions sera la manifestation du Goncourt des lycéens qui y est associée. Rencontres, présentations, je vais parcourir la France encore plus que je ne l’ai fait il y a deux ans, par goût et pour vivre cette chance encore plus intensément. Ce n’est pas une posture de ma part, je crois que j’aime avec passion aller au devant des autres du moment que l’on puisse relier ce que l’on parle avec l’écriture et les livres. Et les lycéens, dans cette approche devenue parfois si étrange d’avoir à se préoccuper d’un tas de feuilles d’un autre âge, s’en étonnent, réfutent et disent sans ambages leurs goûts pour la chose littéraire. Voici quelques exemples de leurs avis au sujet de Retour aux mots sauvages, deux ans auparavant : « Cette histoire est très bien ficelée » ; « J’ai trouvé ce récit aussi inintéressant qu’inutile » ;  « Ce livre est vrai, vif et actuel » ; « a la fâcheuse tendance à répéter des phrases entre parenthèses tout le long de son histoire» ; « Mots qui frappent, choquent, heurtent, ébranlent » ; « Aucun fil directeur n’est défini dans ce livre » ; « Un roman contemporain, puissant, qui réussit un tour de force : nous faire ressentir des émotions sans les énoncer ouvertement. » ; « a-t-il fait le bon choix ? Aurait-il du nous écrire un livre bourré d’action et de rebondissements ? ».
(12/09/2012)

 

J’ai la chance d’habiter une petite ville de trente mille habitants où la lisière des bois et des champs est toujours proche. Cette proximité présente bien des avantages, dont ceux de pouvoir bénéficier des produits d’une ferme voisine, crème fraiche, lait, fromage blanc, et d’accueillir à cet effet un oncle retraité qui s’occupe aimablement en assurant la tournée hebdomadaire pour le compte de l’agriculteur. Ainsi, à François Bon, qui se demandait dans son Autobiographie des objets à qui pourrait bien encore servir un « anti-monte lait », je pourrais lever le doigt, sauf que je n’ai pas le petit instrument magique et qu’il m’arrive encore de faire déborder le liquide en le faisant bouillir. Je pourrais épiloguer à l’infini sur le plaisir qu’il y a à sentir sa chaleur et son odeur lorsque que la traite vient juste d’avoir lieu, je pourrais aussi donner la recette de grand-mère des gâteaux à la peau de lait, mais cela nous emmènerait loin et là n’est pas mon propos. Bref, mon pot au lait vidé dans la casserole et rendu à mon oncle, nous buvons un café et discutons. Cette fois, il est pressé et appelle un de ses amis de son portable et lui demande s’il peut venir à la ferme discuter un peu allemand avec deux routiers autrichiens dont le camion en panne est stationné là-bas. Comme je lui rétorquais que c’était un drôle d’endroit et qu’un garage aurait été mieux approprié, il me répondit que le camion, doublé d’une remorque, transportait treize chevaux, magnifiques, paraît-il, et qu’on ne pouvait pas décemment les laisser dans le véhicule. C’est ainsi que le camion s’est retrouvé dans cette ferme proche où le propriétaire est un fin connaisseur de la race chevaline. Or, cette histoire, déjà peu commune, se complique. En effet, personne ne se bouscule pour réparer le camion et la pièce en panne (une pompe) n’était même pas encore commandée à l’heure où mon oncle était venu. Les routiers, qui ont déjà passé deux nuits hébergés à la ferme, trouvent le temps long malgré l’accueil honorable et les petits plats dans les grands dont ils sont probablement gratifiés. Quant aux superbes chevaux, ils sont probablement ravis de ces vacances improvisées dans un vert pâturage.
Cette anecdote pourrait être le point de départ à une nouvelle bucolique (à retenir, s’il me prend l’envie d’ajouter un nouveau tome à Bestiaire domestique). L’infortune de la panne, la solidarité déployée (pas rien de nourrir, de loger treize chevaux !). Sans doute que ce qui me touche le plus est l’isolement incroyable que provoque un langage étranger, et les efforts que l’on fait pour y remédier (appeler un copain qui parle allemand pour distraire les routiers et leur faire la conversation).Si  les chevaux comprennent d’instinct celui qui s’occupe d’eux, la barrière de la langue ne se franchit pas d’un saut de course hippique et les humains restent toujours les plus empêtrés.
(05/09/2012)

 

Vies silencieuses, c'est ainsi que Alexandre Hollan (voir Note de lecture du 03/11/2004) avait nommé une série de tableaux qui m'avait beaucoup ému, des natures mortes, mais qui semblaient douées d'une immobilité ardente, de simples silhouettes facilement reconnaissables, une casserole, une bouteille, leurs usages comme extirpé d'un seul coup d'œil de nos mémoires. Et sans doute qu'Autobiographie des objets de François Bon participe de ce même surgissement. Dans la maison retrouvée après les vacances, j'ai ressenti la même impression, comme une espèce de résistance secrète de l'environnement familier envers le temps et l'absence, comme si chaque chose avait su garder sa place dans l'agencement d'un puzzle complexe que je serais le seul à connaître. Bien sûr, on repère de suite les différences : là, les agrumes que la sècheresse épuise (à peine sorti de la voiture, on se rue vers l'arrosoir), mais, dans l'ensemble, sans y penser les gestes familiers se refond, les volets qu'on ouvre, tout ce que l'on déplace dans des habitudes inconscientes (le courrier et les lettres, posés d'abord sur un meuble au rez-de-chaussée, ensuite sur une marche d'escalier, puis sur la table de la cuisine avant d'être éparpillés dans différents endroits). Les gestes donc, connus, déjà faits des milliers de fois, répétés de nouveaux sur les objets, les choses, les machines, dans les minutes, les heures, les jours qui vont suivre. Et qu'on ne s'en étonne même pas de ces petits arrangements avec nos équipements ménagers. Le frigo a continué de fonctionner, quoi de plus normal, on fait une lessive, rien de plus naturel, on allume la télévision, comme d'habitude, rien d'intéressant. C'est un peu comme si les objets nous dirigeaient à travers leurs fonctions, faire du froid, laver, distraire… Pour s'en préoccuper, il faut presque les traiter comme des personnes, leurs donner un âge, les affubler d'une histoire : le micro ondes que mon fils a récupéré est plus vieux que lui, nous l'avions choisi avec soin pour que les biberons puissent y entrer directement. La machine à laver que nous avons remisée à côté de la neuve attend d'un hublot narquois que la nouvelle acquise il y a un ans (parce qu'elle était plus grande) lui cède à nouveau la place en cas de panne, elle a vingt-sept ans et tourne toujours. J'ai changé moi-même la courroie du sèche linge, commandée via Internet. Dernière réparation en date, le couteau électrique qu'un oncle m'avait offert en cadeau de mariage. Quant à la télévision, outre le fait d'avaler avec constance les nouvelles insipides depuis presque trente ans, elle a déjà servi d'écran à deux coupes du monde devant cinquante spectateurs en délire au fond d'un verger. Choses donc, et leurs vies silencieuses ou, du moins, discrètes : l'objet auquel je tiens le plus est le moulin à café récupéré de ma grand-mère paternelle. Enfant, c'était à qui des cousins aurait le privilège de se hisser sur la pointe des pieds pour tourner la manivelle. Il sert quotidiennement et c'est peut-être le seul geste que je n'accomplis jamais d'une façon machinale.
(29/08/2012)

 

Chaque année, voici les rituels de l’été. D’habitude, je n’y prête pas trop attention mais cette année, dans la transposition habituelle vers la maison de vacances, ils me sont apparus comme nécessaires, indispensables, participant à une sorte de liturgie secrète et silencieuse. Et peut-être même les ai-je attendus avec impatience : les dernières semaines passaient avec une lenteur désespérante, l’attente de la fameuse coupure estivale en était presque douloureuse, bordée d’ennui. Finalement, les années ne commencent pas au premier janvier mais à cette époque, fin juillet, début août, au moment précis où je me retrouve dans le garage à charger la voiture de bagages pour laisser derrière moi une année d’un entassement d’autres genres : soucis, joies, heures de rires ou de rides. D’ailleurs, j’ai pris l’habitude de fournir l’agenda qui m’accompagne en permanence au boulot d’une recharge journalière septembre/septembre, comme un prof, et ce rythme scolaire me convient beaucoup mieux. Les rituels de l’été, donc, propices à casser le rythme habituel, sont finalement qu’une manière de concrétiser les bonnes résolutions de la rentrée à venir. On aimerait qu’ils durent longtemps, qu’ils glissent le plus longtemps possible au plus profond de l’automne. Le soleil d’abord est le premier rituel : on débarque dans cette ville qu’on dit la plus chaude d’Italie et la cure de quarante degrés pendant trois semaines est un préalable pour tenir le restant de l’année. Les autres rituels participent du repos, synonymes de l’immobilité pour nous qui sommes si souvent séparés, à droite et à gauche, grands enfants et parents, on se retrouve un peu étonnés devant un jus d’orange le matin. Là aussi, c’est un cérémonial précis dont je me charge : choisir une belle orange dans le merveilleux verger qui entoure la maison, en extraire le jus et partir tous ensemble, nos verres à la main, jusqu’à la petite pièce d’eau ombragée d’un chêne, pour voir si les poissons rouges sont réveillés. Après, seulement, on peut envisager avec sérénité le monde qui va se profiler les mois suivants.
(22/08/2012)

 

« - Un pas de plus, maître Hands, et je vous fais sauter la cervelle !... Les morts ne mordent pas, vous savez bien, ajoutai-je avec un ricanement. Il s'arrêta aussitôt. Je vis au jeu de sa physionomie qu'il essayait de réfléchir, mais l'opération était si lente et laborieuse que, dans ma sécurité recouvrée, je poussai un éclat de rire. Enfin, et non sans ravaler préalablement sa salive, il parla, le visage encore empreint d'une extrême perplexité. Il dut, pour parler, ôter le poignard de sa bouche, mais il ne fit pas d'autre mouvement. - Jim, dit-il, je vois que nous sommes mal partis, toi et moi, et que nous devons conclure la paix. Je t'aurais eu, sans ce coup de roulis ; mais moi je n'ai pas de chance, et je vois qu'il me faut mettre les pouces, ce qui est dur, vois-tu, pour un maître marinier, à l'égard d'un blanc-bec comme toi, Jim. Je buvais ses paroles en souriant, aussi vain qu'un coq sur un mur, quand, tout d'une haleine, il ramena sa main droite par-dessus son épaule. Quelque   chose siffla en l'air comme une flèche ; je sentis un choc suivi d'une douleur aiguë, et me trouvai cloué au mât par l'épaule. Dans l'excès de ma douleur et dans la surprise du moment - je ne puis dire si ce fut de mon plein gré, et je suis en tout cas certain que je ne visai pas - mes pistolets partirent tous les deux à la fois, et tous les deux m'échappèrent des mains. Ils ne tombèrent pas seuls : avec un cri étouffé, le quartier-maître lâcha les haubans et plongea dans l'eau la tête la première. » J’ai dû lire ce passage de L’île au Trésor de Stevenson des centaines de fois. Pas toujours dans cette traduction ou sous cette forme. Le mieux, c’était chez les cousins, dans une édition moitié BD, moitié texte, je crois me souvenir, peut-être contenue dans un de ces recueils du journal Pilote, probablement avant 1970. Dans ce mix entre images et imagination, cette scène (ma préférée de tout le livre) me poursuivait à chaque instant : Jim grimpé dans les haubans, un pistolet dans chaque main, le poignard de maître Hands lancé à toute force, la douleur à l’épaule... Et même le livre refermé, cette séquence héroïque me poursuivait, je pouvais la rejouer à loisir, il suffisait de fermer les yeux pour que s’empilent les détails : les craquements du navire, le cri de Jim, le tonnerre des coups de feu, l’eau qui claque sous la chute de maître Hands. J’y ai sans doute rajouté des prolongements, Jim redescendant du mat, la main crispée sur sa plaie, une infirmière surgie on ne sait d’où (mais jolie et de mon âge, dix ans donc) s‘occupant de panser le blessé, bref, tout un romantisme de piraterie. C’était l’époque des films d’Angélique avec Michèle Mercier, j’avais lu Les enfants du capitaine Grant  de Jules Verne et les romans-photos de Confidences et Intimité que ma mère ramenait à la maison. Est-ce là que j’ai acquis cette réputation d’avoir été un lecteur imperturbable ? Selon ma mère, je lisais accroupi sous la table de la cuisine, selon ma tante (mère de mes cousins), je passais des après-midis entiers à bouquiner. Jim m’a ainsi poursuivi longtemps. Est-ce un hasard si l’un des personnages se nomme ainsi dans mon deuxième livre Composants ?
(18/07/2012)

 

A son arrivée, on sent quelqu’un de solide, chaleureux. La poignée de main franche, la manière de se tenir sur les jambes, le sourire, le tutoiement d’emblée selon l’usage de la boîte. Comme d’habitude, j’explique mon rôle : pas là pour juger, juste m’assurer des compétences, de la motivation. Donc, vous voulez changer d’emploi ? Elle explique son parcours, le boulot, la rigueur qu’il faut, toute cette expérience accumulée. Du plus, du positif. Tous ces termes techniques qu’il a fallu apprendre, maintenant, oui, elle est reconnue, on fait appel à elle, pour aider, expliquer. Depuis le temps. Mais bon, après toutes ces années, c’est normal, je suis la plus ancienne du service. Que du positif, dit-elle avec un grand sourire. Ah, si quand même, vouloir partir parce qu’ici, hein, on n’aura jamais de promotion. Les promos, elle partent au siège du service, grande capitale régionale à deux cents kilomètres de là, on le sait tous (j’acquiesce). On m’a bien dit que je n’aurai eu aucune difficulté à obtenir une promo, il suffirait que je déménage là-bas. Mais à 58 ans… Elle balaie l’air d’un revers de main, large sourire, cheveux blancs coupés courts, une santé insolente. C’est pourquoi je voudrais changer d’emploi. Oui mais le poste que tu vises, ce n’est pas un avancement (j’insiste). Je sais bien mais je me dis que je serai dans un service plus grand dont le siège est ici. Tu penses que tu auras plus de chance pour une future promotion ? Peut-être… Tu aurais aimé devenir cadre avant de quitter la boîte ? Ah, oui, ça j’aurais vraiment aimé. Son visage un instant immobile. Mais bon, ce n’est pas ça le plus important. Elle parle alors du nouveau service qu’elle souhaiterait rejoindre. Elle y a passé une journée « de découverte ». Le travail, c’est quasiment le même que je fais déjà. Et il y a une bonne ambiance vraiment. Et du boulot ! Ah, ça, ça me plait, il y a plein de boulot. A nouveau le large sourire. Tu aimes quand il y a beaucoup de travail alors ? Ah, ça oui, c’est comme ça : moi, je tape dans la butte, dit-elle.
(11/07/2012)

 

Presque rien, un après-midi chaud, soleil en vertical. Au jardin ensauvagé, je cueille. Les groseilles à maquereaux s’emmêlent aux framboises. Les grains menus roulent dans le seau. La rhubarbe étouffe. Torse nu, doigts rougis, fruits trop murs, je cueille. Le soleil presse la tête, des oiseaux s’obstinent. Un murmure de sieste perce la ville, une voiture au loin, un klaxon. Je cueille. Les tiges alourdies se courbent jusqu’à terre, les fruits glissent sous les doigts, s’égrènent en taches de sang, tombent dans le seau. Il faut faire attention, poser les pas, éviter ici une fraise, là une barre de fer autrefois plantée pour délimiter. Mais tout s’est désuni. Les herbes sont folles, des buissons raclent les branches, une cerise embrasse une framboise, une pomme caresse des perles noires de cassis. Je cueille, doigts rougis, flancs striés d’épines, un klaxon au loin, cortège de mariage. Le seau est déjà plus lourd à déplacer. Il arrive par l’allée du jardin. Te voilà ? La route a été bonne ? Tu es passé à la maison ? C’est un bon jour. Longtemps qu’il n’était pas venu. Avec ce soleil on pourrait croire des vacances. D’autorité il pose sa casquette sur ma tête. Nous évoquons le film que nous sommes allé voir chacun de notre côté. J’ai lu le livre aussi, j’évoque ce qui change par rapport au récit, ce qui a été oublié dans le film, les incohérences, mais après tout, ce n’est pas le même art, tout ne peut pas être fidèlement reproduit. Je parle, bavard presque, sans cesser de cueillir. Tous les deux au milieu des flaques de soleil, dans la végétation au fond du jardin. J’ai quelques courses à faire, tu viens ? Je dis que je préfère terminer. Perché sur un toit, un merle essaie déjà sa trille du soir. Au retour, le seau pèse au bout du bras, le soleil redouble d’ardeur sur le trottoir. J’ai sa casquette sur la tête. Je suis bien.
(
04/07/2012)

 

Quelques réflexions juste après avoir passé deux jours à Paris, et mêlé travail nourricier et occupations littéraires. D’abord, remarquer qu’on dit toujours travail nourricier et que ce qui confine à l’écriture est une occupation. Du moins, c’est l’usage courant qui détermine cette hiérarchie. Pas facile de modifier ce point de vue, y compris pour moi, après 34 ans de travail ininterrompu, c'est-à-dire avoir un métier, tel qu’on me l’a appris, tel que mes premiers pas dans un boulot me l’ont inculqué dès seize ans : être rentré triomphalement un soir chez mes parents et avoir annoncé que j’avais trouvé tout seul un job d’été après avoir parcouru la ville en tous sens. Oui, c’était dans la droite ligne familiale, travailler  pour gagner de l’argent, pour s’en sortir, à l’exemple de mon père et de ma mère que je n’ai jamais entendus se plaindre une seule fois même quand les horaires et la besogne étaient pénibles, bref, travailler comme une chance offerte. Alors probablement que les expressions travail, métier, job ont une aura particulière. Et sans doute que je transmets cela à mes enfants : les voilà pareillement engagés dans une telle indépendance. Longtemps, en ce qui me concerne, il n’y a eu de véritables activités que celles cernées par des horaires certains, un calendrier, des collègues, un lieu, des contraintes. Et même si la posture maintenant plus autonome de ma profession (chargé de recrutement, ça s’appelle dans le grand annuaire de l’entreprise, et c’est au quotidien, prendre des rendez-vous, contacter des collègues, recevoir ici un commercial, là un technicien) me permet de partir deux jours et d’entremêler étroitement sa pratique avec la vie littéraire, je me pose tout de même constamment la question absurde de savoir si j’en ai le droit. Pourtant, jamais je ne défaille, je tiens mon rang comme on dit, voire souvent plus, parce que j’ai cette faculté de travailler très vite. Lorsque j’étais occupé il y a deux ans avec le lancement de RMS et sa sélection pour le prix Goncourt, je mettais un point d’honneur à ne rien céder, à ne rien déléguer, à être encore et toujours à 100% sur mon activité. Ce n’est pas de la vantardise, c’est plutôt une sorte d’obnubilation probablement inutile : on ne m’en demande pas tant. Qu’est ce que j’ai encore à prouver ? Je ne sais pas trop, et ma thèse en préparation sur la manière dont la littérature contemporaine aborde le sujet du travail est quête de réponses, probablement (cela aussi est-ce du travail, une manière de prouver aussi autre chose ?). Dernièrement, j’ai discuté avec un écrivain que je tiens en grande estime mais qui n’a jamais travaillé plus d’une année en CDI. Il est évident que nous n’avons pas le même rapport au travail. Pourtant, c’est quelqu’un d’une conscience professionnelle rare et appréciée dans les tâches innombrables qu’elle entreprend inlassablement. Le travail d’ailleurs d’un auteur ou d’un artiste est souvent dévalué : soumis à aucune norme, inclassable, incomparable, il est banni de la noblesse qu’on met dans le mot « métier ». D’ailleurs, beaucoup d’auteurs, d’artistes refusent cette appellation, ce que personnellement je n’ai jamais compris, peut-être parce que l’aura du mot « métier » est pour moi extrêmement valorisante, pas du tout liée à ses fameuses normes qui enferment ceux qui s’y adonnent. Peu m’importe le cadre des trente-cinq heures ou l’indéboulonnable retraite à soixante ans, moi, travailler, ça me libère. Et j’affirme qu’écrire est ainsi un métier, et sans doute l’un des plus abrupts et impitoyables quand à l’obligation de résultats dont se targuent les théoriciens du travail.
(27/06/2012)

 

Je possède depuis longtemps deux vestes légères, style « reporter », comme on dit, et qui compte chacune dix poches.
Deux exemplaires strictement identiques dont la duplication fortuite est déjà un roman à elle seule. J’ai l’habitude de profiter des soldes d’été dans une ville spécialisée dans la vente d’articles de magasins d’usine. A cette époque, mon dévolu se porte sur un modèle sportswear, pratique et de bonne facture, doté, de surcroît, d’une confortable remise. Au moment de payer mes achats, la vendeuse, qui doit trouver que je n’avance pas assez vite (il y a foule) m’aide à enfourner avec efficacité mes affaires dans les sacs fournis à l’effigie du magasin, me souhaite avec rapidité une bonne journée et je me retrouve sur le trottoir, encombré de mes sachets que je place illico dans le coffre de ma voiture avant de partir un peu plus loin dénicher d’autres aubaines vestimentaires. Quelle ne fut pas ma surprise, à mon retour, de m’apercevoir que la fameuse veste s’était dupliquée, même modèle et même taille. Sans doute le client suivant avait-il déposé le même article sur le tapis roulant et la vendeuse, se souvenant de me l’avoir encaissé, a-t-elle cru qu’il m’appartenait également. C’est la seule explication qui me vient à l’esprit. Si la ville n’avait pas été si lointaine, j’aurais ramené l’exemplaire en trop, mais la perspective d’accomplir deux cents kilomètres aller et retour pour une erreur commerciale a eu raison de mon courage et de ma probité.
Bref, depuis quelques années, aux beaux jours, je ressors toujours avec joie de mon armoire l’un des deux exemplaires de cette veste dont un des avantages est d’être doté de dix poches. Ce détail n’est pas si anodin. Cette capacité de rangement hors norme impose une répartition sans faille des diverses agobilles qui hantent habituellement nos habits. Clefs de voiture, de maison, portefeuille et portemonnaie se dispersent toujours dans les mêmes niches. Mais devant la profusion d’espace offerte, d’autres équipements indispensables n’ont pas tardé à se rajouter : mouchoirs, médicaments, lunettes de soleil, téléphone portable, baladeur numérique, appareil photo, listes de course, courrier en instance et divers tickets, rien ne semble superflu pour ce vêtement qui avale tout sans rechigner. A un tel point que retrouver parfois un jeu de clefs ou tout autre objet caché dans ses profondeurs devient un véritable défi. Je ne compte plus les fois où j’ai du tout vider, généralement dans des conditions difficiles et dans des positions acrobatiques (coincé derrière un volant, accroupi et déversant le contenu sur un trottoir, sous la pluie devant une porte close…) avant brandir triomphalement le jeu de clefs devant un soupir familial navré. Les avantages l’emportent cependant sur les inconvénients, d’autant plus que cette veste est admirablement convertible : capuche contenue dans son col, manches amovibles, on peut même rouler l’habit dans une poche spécifique. Elle porte particulièrement bien son qualificatif de « reporter » : combien de fois me suis-je promené avec une allure de journaliste,  sans les manches sous le soleil d’Iran, avec les manches sur un plateau venteux au Sultanat d’Oman, sans capuche en Sicile, avec capuche sous un crachin tropical, bref, avec elle, c’est l’aventure permanente.
Était-ce la peine pour autant d’en faire un article dans cette rubrique ? De parler ainsi chiffons ? Assurément car on n’imagine pas la portée littéraire de l’accoutrement. Pour ma part, je revendique ce que disait Jean Carmet à propos de René Fallet « Fallet est un homme de la rue. Tout l’indique : sa démarche et ses godasses ; sa musette de vagabond qui fait partie de sa silhouette ; ses vêtements et sa casquette, prévus pour les intempéries. Il s’habille de façon très pratique comme tous ceux qui déambulent. Cet accoutrement lui tient lieu de capote. Fallet est un piéton décapotable. ». D’autant plus que, question littérature, dans le cas de ma belle veste à dix poches, les deux plus grandes sont largement dimensionnées pour accueillir un livre au format poche, ce qui, en en conviendra, devrait a minima être la norme requise par tout fabriquant d’habits.
(20/06/2012)

 

La semaine dernière, en écrivant ma rubrique étonnements à propos du mois de mai, m’est venue immédiatement à l’esprit la chanson Paris mai de Claude Nougaro. J’ai toujours été sensible à la poésie de Nougaro, son sens inné de la formule, des mots qui tapent juste et qui swinguent, quatre boules de cuir tournent dans la lumière, le jazz et la java, son humour aussi : je suis saoul, soul, sous ton balcon… Et Toulouse, forcément, qui s’est imposé à moi lorsque j’ai débarqué dans cette ville pour y travailler, Toulouse, too loose, un peu perdu comme on peut l’être lors d’une première escapade loin de la famille, dans une chambre de bonne, rue Armand Sylvestre,  chez ce vieux toubib rescapé de la première guerre et qui racontait les amputations à la scie sur le champ de bataille à grands renforts de gestes envers le poulet du dimanche posé sur la table. Ici même les mémés aiment la castagne, disait Nougaro, et c’est vrai : reste le souvenir d’une lumière crue, affrontements directs entre lumière et soleil, l’ombre de ma chambre, les âpres gitanes fumées par la fenêtre ouverte au-dessus de la treille, le plein soleil des parcs où je tentais d’écrire ma première histoire sur ce cahier acheté par hasard. J’avais débarqué en plein été, quelques jours avant mes vingt ans. Avec ma première paie, j’avais acheté un appareil-photo, ombre et lumière, je m’y essayais aussi. Alors Nougaro, son nom de fête foraine, était bienvenu, l’église Saint Sernin qu’illumine le soir, la brique rose des minimes, tout une errance à travers la ville, il en reste quelques clichés perdus dans des placards, pas la peine de les chercher, ma mémoire les garde intacts : une vieille dame et son chien dos à dos sur un banc, une passante qui se précipite dans la rue, quelques statues, des fleurs, les berges de la Garonne.
J
e suis retourné à Toulouse quelques années plus tard, je venais de rencontrer celle qui allait devenir mon épouse. Peu de souvenirs, l’impression d’une ville qui ne m’appartenait déjà plus, une époque révolue. Plus tard encore, une autre visite je crois, et la manière dont j’avais déjoué, en criant de loin, le manège de deux pickpockets qui s’en prenaient au sac à main d’une passante, Nougaro retrouvé : ici même les mémés aiment la castagne. Tiens, j’aimerais bien revoir Toulouse, qu’un libraire m’invite dés septembre à présenter mon nouveau livre et je réponds présent !
(13/06/2012)

 

Mai finit, juin arrive.
Trente et un jours filés dans le heurtoir des ponts, fête du travail, victoire de guerre, ascension, pentecôte. Voyages en train, en voiture, probablement trois mille bornes, souvent seul, parfois en aimable compagnie, le mot filleule, ma filleule.
Trente et un jours, trois matins à Paris, un soir à Lyon, deux jours à Lille, le reste éparpillé dans le grand Est à frôler la Bourgogne, traverser la Picardie, s’enfoncer en Champagne. Postures de boulot, impostures d’écrivain, attitudes civiles, sentiments familiaux, trois brins de muguet achetés devant la gare de l’Est, des roses gratuites dans le jardin.
Arrosé des plantes sur le marbre chaud au lendemain d’un enterrement en pleine canicule, c’est à Langres, j’irai deux fois, la seconde dans mon lycée de jeunesse : passé devant l’immeuble où nous habitions juste en face. Échafaudages, ils refont les balcons.
Trente et un jours et tellement de choses à faire (faites) : monter une tonnelle, virer l’ancienne, débroussailleuse, tondeuse, planter des tomates, des courgettes, le mot « purin d’orties ».
Suis allé voter.
Deux tartes à la rhubarbe.
Trente et un jours, ceux à marquer d’une pierre blanche : une terrasse à Paris, deux sœurs et notre projet tombé à l’eau (qu’importe, nos rires pour se souhaiter bonne chance), un dernier verre à Lyon, un barman fatigué, nos enthousiasmes, une pizzeria à Lille et le garçon qui vous colle dans un coin sous prétexte que vous avez l’allure d’un VRP.
Des heures à regarder en coin l’ordinateur familier.
Tant de choses à faire (faites) bien ou mal, les infos déforment, mes défauts m’informent, trente et un jours décousus, pluie, vent et soleil mêlés. Pour le repos, trois heures de chaise longue au dernier jour du mois.
Un mois banal et bousculé, bonnes nouvelles, bonheurs, soucis, tristesses. Des rencontres, parents, famille, des prénoms doux. Des photos, des fêtes, merci les amis. De la musique, mon amour au violon.
Les premières fraises.
C’était mai.
Vais-je continuer à être heureux ?
(07/06/2012)

 

 

Vieilles lunes du monde numérique. Déjà.
Hier, il y avait encore un de ces débats éternels sur les réseaux sociaux, Twitter et autres Facebook. Ça parlait technique dans ce jargon branché des utilisateurs. Exaltation de l'égalité, patron et ouvriers, tous unis dans le format des cent quarante caractères, chacun convaincu de la bonne démocratie des réseaux sociaux qui se régulent eux mêmes, échanges devenus raisonnés ou défouloir à la délation, c’est fou, bref, arguments habituels depuis l'évolution du Web 2.0, ça fait dix ans presque. Dans ce patinage historique, j'ai l'impression d'être un dinosaure, un petit Voltaire qui manierait encore la plume d'oie (ceci dit, j'écris ceci sur une tablette Ipad dans un train...). Mais hormis ces atteintes technologiques qui nous facilitent la vie, le reste, on en choisit l’usage : aucune interactivité possible sur mes Feuilles de route, pas de commentaire, c'est à prendre ou à laisser, une sorte de dictature dans un paysage qui vante la liberté de commenter à peu prés tout ce qui se dit dans le monde dans les blogs et sur les réseaux. Ne pas oublier la vieille définition de Roland Barthes sur la langue « fasciste parce qu’elle oblige à dire ». Ne pas oublier la quatrième de couverture de Pour Genevoix (en note de lecture cette semaine) : « pour qu’on se souvienne du temps où les mots étaient du côté des choses ».   Je revendique à mon tour cette liberté : pas de compte Twitter encore moins Facebook, je suis sans doute piégé autrement mais du moins pas par ces deux géants qui n’ont aucune visée philanthropique, ne nous méprenons pas. Je garde la vague illusion d'être un Robinson isolé sur mon île et de jeter ces quelques notes dans la mer, non pas enfermé dans une bouteille avec le besoin ou l'envie d'être sauvé, mais juste pour le plaisir de parler aux oiseaux, au vent ou à n'importe qui. Dans ces conditions, chers amis,  ne m'en veuillez pas si je reste insensible à vos vœux pieux qui déplorent parfois la difficulté d'approche de mes articles. Oui, Feuilles de route ne change pas, frôle parfois la ringardise dans un monde où celui qui n'évolue pas est perdu. Non, il n'est pas possible par exemple d'isoler un billet et de le relayer par Twitter en en donnant un lien direct comme sur la plupart des blogs. L'ergonomie de mon site fabriqué avec Front Page 1998, grand cru de quatorze ans d’âge, n'est pas adaptée au Web moderne. Il faut se forcer un peu pour rentrer dedans, et s’il y a tout de même un moteur de recherche en haut de la page d’accueil, il faut manier parfois la fonction «rechercher sur la page ». En revanche, cette ergonomie obsolète doit être adaptée a mon style de pensée et de mise en forme puisque je n'éprouve pas le besoin de le changer d'un iota. Autre point qui me parait important en ce moment, l'idée que je ne dois pas être tenu par une régularité excessive. Ces dernières semaines, un peu décousues, ne m'ont pas permis de publier des mises à jour régulières et la petite culpabilité que j'ai eu tendance à éprouver est riche d'enseignement : lutter contre cela, ne pas devenir addict comme on dit maintenant et pouvoir se détacher de ses liens artificiels. Bref, l'image de Robinson me convient, mais sans l'angélisme du bon sauvage cher à Rousseau tout de même : avoir la liberté de me promener le long de mon rivage et continuer à jeter des galets dans l'eau, mais savoir que tout cela est possible parce que le monde n'est jamais bien loin, à distance de ricochet.
(30/05/2012)

 

 

Langres s’use, c’est un texte écrit en 2005, commencé presque jour pour jour un 18 mai, sur ma ville natale et le passé familial qui s’y rattache. Or, sept ans après, j’écris ceci dans une situation étrange : je suis dans un train, ordinateur sur les genoux, et dans une direction qui me rapproche chaque minute davantage de ce lieu. Le moment aussi est singulier : à l’instant précis où je tape ces mots, des proches s’avancent dans les travées de l’église Saint-Martin (au moins deux dizaines d’années que je n’y suis allé) afin de rendre hommage à mon oncle, disparu lundi dernier et père de mes cousins maintes fois cités dans Langres s’use.
Langres s’use donc un peu plus aujourd’hui.
Lorsque le train s’arrêtera dans la petite gare de ma ville natale, je pourrai voir la ville perchée en haut de ses remparts, je devinerai les tours de la cathédrale et le clocher de l’église Saint Martin qui dominent les vieilles ruelles. La cérémonie sera déjà avancée, il y aura des homélies, on rappellera le passé de mon oncle, le fleurissement de la ville auquel il a contribué en prenant la relève de mon grand-père. Je penserai à son petit magasin en haut de l’avenue, à ses jardins dans les pentes des faubourgs et aux incomparables terrains de jeux offerts à nos enfances. Mais je resterai dans le train, je ne rejoindrai pas mes proches, nous ne pourrons pas serrer nos mains et nos cœurs ensemble. Je continuerai mon chemin jusqu’à Lyon où on m’attend ce soir pour expliquer ce qui forme ma raison de vivre, mon bonheur, ma joie et le livre à venir. Et combien je suis heureux d’y aller, combien je me suis réjoui de ce moment, et combien j’en goûterai chaque instant jusqu’à satiété, au-delà de la tristesse bien légitime d’un jour de deuil. Un livre de plus, un parent en moins et l’étrange révérence de mes mots s’ajoutent aux kilomètres qui filent sur les voies et me rapprochent un peu plus de mon enfance. C’est un jeudi, le temps est magnifique après quelques jours gris et mon oncle aurait aimé cette bouffée de chaleur propice à faire pousser toutes plantes dans les jardins. Le canal s’étire, rejoint la Marne, je reconnais des villages, Rolampont, Jorquenay, petites routes d’autrefois. On approche. Aujourd’hui, Langres s’use un peu plus, étranges impressions qui se bousculent, se sentir à la fois si près, presque à toucher ma ville sur son rocher, dans cette fatalité d’évènements qui se rejoignent, se chevauchent, joie, tristesse, la soustraction d’une part de soi et l’addition de mots en même temps dans un moment précis, ensoleillé et doux.
(15/05/2012)


 

A la Saint-Prudence
Je suis allé voter
Sous un ciel d’été
C’était jour de chance

J’ai rempli ma panse
De bulletins dorés
Me suis isolé
Ça sentait le rance

L’assesseur attend
Me dit sa romance
Faites nous confiance

Entrez dans la danse
Dans l’urne de France
J’ai glissé mon pli indécent

(09/05/2012)

 

Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne, je partirai avec ma robe de chambre et mes sabots de jardin, une rue à traverser, un trottoir à longer avant d’ouvrir la grille de fer. Le temps sera laiteux, il y aura des merles et toute une agitation impatiente. Je franchirai trois mètres : sous les lilas qui embaument, le muguet se répand en tapis sombre. Il y aura des brins fleuris, je le sais, je les ai repérés aujourd’hui (voir en webcam). J’en cueillerai quelques uns, agrémentés de feuilles vernissées. Je les poserai sur le banc proche et je continuerai mon chemin dans les allées du jardin. De l’autre côté des fraisiers, au bout de la terre fraiche et retournée, une autre place de fleurs s’étale à l’abri de la clôture et des pivoines. Le soleil y pénètre davantage, les tiges sont plus élancées et les corolles blanches s’y accrochent déjà comme de petits acrobates. J’en cueillerai bien plus et, accroupi dans l’herbe, je guetterai parmi les chants d’oiseaux le klaxon de la boulangère. Je prendrai au passage le premier bouquet, fermerai derrière moi la grille de fer, à nouveau mes pas sur le trottoir, la rue à traverser en surveillant au loin la camionnette de la boulangère. Si j’ai le temps, j’irai d’abord dans la cuisine arranger les bouquets dans un vase. Si la camionnette est là, je prendrai en même temps, le pain et les croissants. Dans tous les cas, il y aura quelques brins pour la boulangère, histoire de se souhaiter encore un an de bonheur. Après, selon l’humeur et le temps, ce sera d’abord un peu de course à pied avant de contempler le bouquet dans l’odeur du café du matin. Dehors, il y aura peu de bruit, jour férié oblige. Nous prendrons soin de laisser la télévision fermée, un peu de Mozart serait de circonstance. Midi sera vite arrivé. L’après-midi aussi et le temps de partir en train pour Paris. J’arriverai dans la capitale après les vastes manifestations dont on nous promet un record cette année. Je vais dans un autre quartier travailler à ma littérature qui ne connaît pas de dimanche, ni de jours fériés, pas de vacances, ni de repos : c’est ainsi que je défile sous sa bannière. La rencontre prévue sera dure, je le sais, parfois les à-côtés de l’écriture sont difficiles et délicats. La nuit sera sans doute bien venue et bien avancée lorsque je regagnerai l’appartement. Restera avant de fermer les yeux, la pensée de quelques brins de muguet dans un vase à deux cents kilomètres de là et l’espérance d’un an de bonheur en plus.
(30/04/2012)

 

Le graphique en forme de camembert qui résume les élections dans ma ville est étonnant. Découpé en trois parts égales  (Sarkozy, 26,5%, Hollande, 26,5%, Le Pen, 26,2%). les autres candidats viennent à peine perturber cette belle symétrie. On dirait un volant à trois branches comme ceux qui équipaient les voitures sportives des années 60, à une époque où les radars n’existaient pas, ni même les ceintures de sécurité. On pouvait tranquillement se tuer contre un platane, lesquels d’ailleurs bordaient en quantité nos routes de vacances en apportant une ombre bienfaisante, tandis que Charles Trenet chantait Nationale 7 . Ah, la belle époque ! On savait vivre sans peur et mourir tout autant, l’aventure était humaine, on fonçait dans le décor et Paul Guimard dans son roman Les choses de la vie (magnifié au cinéma par Michel Piccoli et Romy Schneider) se moquait des ultimes instants : « voici la mort avec sa gueule de raie ». Maintenant, conduite assistée oblige, qu’on tourne à droite, qu’on vire à gauche, il y a toujours dans le rétroviseur la mort avec sa gueule de raie et sa mèche blonde qui lui pend sur l’œil.
(25/04/2012)

 

La transformation en homme cheminée avait dû commencer bien avant cette photographie en noir et blanc, probablement prise pendant l’été 1978, dans les premiers essais du Fujica ST605 N acquis avec la première paie. Cliché qui montre uniquement un paquet de Gitanes posé sur une table, parfaitement cadré, un peu surexposé peut-être. Et c’est revoir l’étui cartonné, beaucoup plus cossu que celui des Gauloises, c’est se souvenir du geste qu’il fallait faire pour froisser le papier alu recouvrant les cigarettes, ensuite dégager l’une d’elle, porter le bout filtre entre les lèvres, sortir un briquet ou une boite d’allumette, se cacher du vent, actionner, frotter, l’étincelle, la flamme, approcher l’extrémité du papier sur lequel deux ou trois brins d’un tabac foncé menaçaient de tomber, les laisser s’embraser, puis aspirer l’âcre odeur et la fumée : naissance du feu, homme des cavernes, homme cheminée. Bien avant 1978, donc. Probablement dans cette fin d’adolescence à crâneries et défis, en cachette des parents, au gré de clopes chipées ici ou là, puis sans cachette, on gagne sa vie, on choisit : ce sera Gitanes, bouts filtres. Quelques mois plus tard, Gauloises sans filtre, dotation d’armée, et combien ce tabac gris, rêche et piquant n’était supportable que durant les nuits de garde pour éviter le sommeil. Très vite, pourtant, ce boulot de barman dans ce petit casernement : le matin café pour tous, le midi pinard pour de vieux adjudants, le soir bières pour les copains et toute la journée des clopes à vendre. Ainsi, il avait migré vers les blondes américaines, Marlboro en paquets rouges ou Peter Stuyvesant, Camel lorsqu’il n’y avait rien de mieux. Les Benson & Hedges viendraient plus tard, par imitation paternelle, en paquets dorés pour afficher la réussite. Le service militaire et son temps suspendu s’éloignait, la vie projetait en avant. Il y avait même cette voiture neuve, une R5 bleue, et cette fille pour laquelle il fumait vitre ouverte en l’attendant : la cigarette, elle n’avait jamais aimé. L’homme cheminée pourtant bien installé, avait des habitudes déjà : la première taffe à moins de six heures du matin en allant au boulot, et puis celles pour accompagner le café, celles après le repas, celles à partager, à fumer en groupe, et toutes les autres solitaires, les pires, les plus dépendantes, celles des trajets en voiture, celles pour tromper l’ennui : deux paquets pour trois jours. Et le souffle court, les toux d’irritation, le cœur qui s’emballe, la vieille nervosité. Un jour, en partant en vacances avec la voiture neuve et cette fille pour laquelle il fumait vitre ouverte, il avait jeté le paquet, stoppé net les cigarettes, mais continué le voyage avec elle. Pas facile, on se croit toujours plus fort, mais il avait tenu, doublant à chaque fois le défi : un jour sans, puis deux, puis quatre, une semaine, deux semaines, un mois, deux mois, un an, deux ans. Quelque chose en lui s’effaçait, un panache dérisoire, quelque chose en lui s’ordonnait, une vie sans paquets : échange homme cheminée contre homme au foyer. L’imitation paternelle avait joué, cette fois-ci en sens inverse, du fils vers le père, qui avait fini par oublier également les gestes du tabac. Mimétisme toujours : la génération suivante, les propres enfants de l’homme cheminée se désintéressent de cette vie fumeuse. L’homme cheminée n’a jamais repris, ça va faire trente ans (ou plutôt si, une seule fois, une dizaine de cigarettes sur un paire de mois, et il y a de cela bien des années). Aucune gloire à tirer, il aura vécu seulement quatre ans avec de la fumée, l’homme, comme quatre cheminées d’un Titanic de tabac qui a fini par sombrer. A la place, il remonte du fond de la mer en apnée, puis nage, court, respire, lit, écrit, le souffle inépuisable.
(18/04/2012)

 

Titanic, ça fera cent ans la nuit du 14 au 15 avril que le fameux paquebot a sombré. Étonnant comme ce désastre en rappelle un autre plus proche, écroulement du World Trade Center, un certain 11 septembre. Les deux évènements marquent l’entrée dans un nouveau centenaire, le Titanic comme prémonition d’un monde où les progrès techniques montrent à la fois leurs limites et leur capacité de destruction énorme, comme viendra le confirmer deux ans plus tard la première guerre mondiale. Et le Onze septembre pour les mêmes raisons comme si la mémoire humaine de pouvoir s’en souvenir durablement était-elle plus limitée encore.
Les deux évènements ont lieu en vase clos : enfermement, glace ou feu comme collision, de quoi exciter nos imaginations en scénario catastrophe. Justement, le scénario. Je viens de voir la version 3D de Titanic, rien de plus extraordinaire, constater simplement que la magie du basculement où s’engouffre toute une génération opère toujours. On connaît l’histoire pourtant on s’y laisse prendre comme la génération suivante se laissera prendre sans doute dans cent ans à la reconstitution d’un World Trade Center par un nouveau James Cameron. On cherchera de vieux survivants, on inventera une histoire d’amour sur ce fond de folie. Ce sera dans cent ans, Titanic sera devenu aussi vieux qu’un galion D’ici là, nous aurons oublié ce que tentaient de nous apprendre ces tragédies sur la nature humaine (finalement peut-être vivons-nous que pour ces chocs qui nous secouent collectivement) et un autre évènement dramatique aura probablement marqué l’entrée dans une nouvelle période. A notre grand étonnement.
(11/04/2012)

 

" Nul ne le sait mieux que les hommes politiques. Dès qu'il y a un appareil-photo à proximité, ils courent après le premier enfant qu'ils aperçoivent pour le soulever dans leurs bras et l'embrasser sur la joue. Le kitsch est l'idéal esthétique de tous les hommes politiques, de tous les mouvements politiques. […] Depuis l'époque de la Révolution française, une moitié de l'Europe s'intitule la gauche et l'autre moitié a reçu l'appellation de droite. Il est pratiquement impossible de définir l'une ou l'autre de ces notions par des principes quelconques sur lesquelles elles s'appuieraient. Cela n'a rien de surprenant : les mouvements politiques ne reposent pas sur des attitudes rationnelles mais sur des représentations, des images, des mots, des archétypes dont l'ensemble constitue tel ou tel kitsch politique. "
Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être. Pléiade, p 1343 et 1348.
(04/04/2012)

 

Je n’ai jamais vraiment vécu dans cette ville, dans laquelle je possède un appartement. J’y vais pourtant régulièrement : Paris y est tout proche pour les diverses rencontres, manifestations et autres rendez-vous auxquels je suis convié. La plupart du temps, je n’ai même pas le temps d’y passer, parfois  j’arrive en coup de vent, souvent pour une nuit écourtée à l’occasion d’un transfert en avion ou d’une correspondance ferroviaire. Les week-ends les plus prolongés ont été mis à contribution pour l’aménager, le doter d’une cuisine ou d’un nouveau parquet. Pour la première fois, je viens d’y passer plusieurs jours en semaine. J’ai eu de la chance : après un week-end un peu gris et frais, le beau temps s’est installé. J’ai eu ainsi l’occasion de découvrir la ville, de sentir comment elle s’organise. Ici, c’est une banlieue plutôt chic, des épiceries fines, des bouchers et des poissonniers à l’ancienne agrémentent un centre-ville ramassé comme une place de village. Evidemment, le parc majestueux qui semble border les rues de toutes parts y est pour beaucoup dans son agrément. Le beau temps et le plaisir de courir dans un tel lieu, par ailleurs fort prisé par tous les joggers du coin, m’a poussé dehors deux matinées de suite. Laisser ses pas résonner sur les trottoirs et dans les allées m’est apparu comme le meilleur moyen d’apprivoiser la ville. Pour accéder au parc, je commence par une côte assez raide : les premières foulées sont laborieuses. Tout en haut, une place marque le début du centre-ville. En face, commence la rue piétonnière et mon premier étonnement. La proximité de Paris pourrait laisser croire à une désertion en journée mais la ville semble douée d’une vie propre, même en semaine, et une foule presque dense occupe l’espace, traverse d’un magasin à l’autre, flâne, promène des poussettes. Il faut louvoyer entre les promeneurs, traverser des placettes. Les terrasses des cafés sont occupées, on vient y apprécier un soleil printanier. Et je remarque combien cette ville paraît différente de celle dans laquelle je vis habituellement. L’animation semble plus grande, la moyenne d’âge moins élevée, même si les retraités sont forcément plus nombreux à battre le pavé en ce milieu de matinée. Ici, à dix kilomètres de la cathédrale Notre Dame de Paris, le complexe provincial y est absent. Ici, on oublie la diagonale du vide qui coupe la France en deux et qui fait de mon département l’un des moins peuplés et l’un des moins actifs du pays, désertion en tout sens, services publics, médecins, transports, préoccupations et tracas d’une population vieillissante et sans perspectives d’avenir, ce qui finit par peser lourd dans le quotidien.
Arrivé au parc, je croise nombre de coureurs et de promeneurs, moi qui, d’habitude, n’ai pour seule compagnie que les canards du canal. Le cadre est magnifique, on longe des esplanades et de vastes pièces d’eau, on s’enfonce sous les futaies dans des pépiements d’oiseaux, quarante cinq minutes de bonheur avec le souffle et les foulées pour rythmer ce temps. Puis sortir du parc, traverser à nouveau la rue piétonne dans les odeurs délicieuses des boulangeries et des charcuteries. Enfin descendre cette rue tranquille et parvenir à l’appartement. Et ne vouloir qu’une chose : ressortir et se mêler à cette foule, apprivoiser la ville, se fondre, se diluer.
(26/03/2012)

 

Les étudiants de Reims management school que je reçois ce jeudi demandent parfois une année de césure, drôle d’emprunt à la littérature de la part d’une école de commerce. Année de césure, douze mois de repos des discours marchands, appris le long d’études où la césure ne désigne pas une rupture de versification mais une recherche d’autre chose, d’une autre expérience. Rimbaud est loin, sauf si on le considère dans sa seconde vie de négociant et la césure qu’il provoqua en quittant la poésie pour les comptoirs d’Aden et l’aventure du Harar. Ici, ce sont quatre semaines de césure que je me suis accordées pour Feuilles de route. Bien involontaires toutefois : une semaine d’échappatoire au sultanat d’Oman avant de reprendre le travail sur un rythme trépidant (et Reims management school en a fait partie). Des semaines de soixante heures, la fin des journées si vite arrivée que déjà il fallait penser à régler le réveil pour des levers à l’aube. Dans les creux, il y a eu des réponses rapides, des organisations à prévoir pour des manifestations à venir (voir en agenda) Dans les creux, j’y ai glissé le nouveau bouquin (avec Rimbaud dedans) et dont il est temps de parler puisque j’ai corrigé les premières épreuves (voir en Note d’écriture). Il ne me restait ainsi pas beaucoup de temps pour remplir Feuilles de route ces dernières semaines, les bagages à peine posés ne sont pas tous déballés, les sacs de couchage encore roulés, juste eu le temps de suspendre au mur une coiffe et un kandjar omanais à côté du poignard traditionnel yéménite (et Rimbaud encore en filigrane). J’ai quand même réalisé un carnet de voyage pour ce périple, et collé quelques photographies en Webcam. Tout ce qu’on pourrait raconter s’est ainsi fondu dans le tourbillon des jours : au retour des souvenirs du sultanat, il faudrait pourtant ajouter les jonquilles échaudées par le gel et qui tardent à s’ouvrir, le jardin pitoyable que je traverse au petit matin ou tard le soir, les regards jetés au hasard du réchauffement des jours (et vite, en profiter pour aller courir, rythmes de punk ou de métal dans les oreilles, Anti-Flag ou Mon Dragon, il n’y a pas que Neil Young dans la vie), bref, une succession d’instants sans aucun repos, aucun souffle, juste un élan constant dont la précipitation me satisfait comme si la vitesse appelait encore plus de célérité : se sentir vivre dans la hâte, fuite en avant, impétuosité ou bouillonnement, peu m’importe : je n’ai de toute façon pas le temps d’y réfléchir. Sauf à la césure, et à son étrange proximité avec la littérature, seule capable de me faire freiner des quatre fers et regarder plus en détails, ce que j’ai d’ailleurs fait patiemment en relisant les premières épreuves du nouveau livre. Nouveau livre ! Expression délicate et bonheur à venir.
(14/03/2012)

 

Paru en février 1972, Harvest, album mythique de Neil Young fête ce mois-ci ses quarante ans. J’ai dû le découvrir un peu plus tard, peut-être dés 1973, dans cette époque délibérément pop et anglophile où je reproduisais sur mon cahier de texte de classe de 3ème la tête de Mick Jagger. J’achetais Best, Rock et Folk. J’avais même crée un magazine de musique pour le collège mais il n’a pas dépassé le premier numéro et sa diffusion en un exemplaire manuscrit rendait son succès aléatoire. Je me souviens y avoir écrit un article sur Brian Eno qui s’occupait d’un groupe encore débutant à l’époque Roxy Music. Goats Head Soup des Stones venait de paraître ; à la radio Angie voisinait enfin avec Les gondoles à Venise de Sheila et Ringo. Mon cousin - toujours le même qui s’étonnerait bien des années plus tard de mon statut d’écrivain (Et pourtant tu n’étais pas une lumière…) - écoutait en boucle les quarante-cinq tours de Patrick Juvet et de Mike Brant. Bref, en ces années riches, Neil Young et la rythmique efficace de Heart of Gold apportait quelque chose de neuf à la niaiserie de La musica et aux paroles de Qui saura dont les trois syllabes constituent l’essentiel de la chanson. Mais il n’y avait pas que cela, il y avait la pochette du trente-trois tours avec les photos, celle du bouton de porte en laiton qui reflétait la silhouette de Neil Young sur fond de ranch, celle prise dans une grange avec poussière et planches disjointes et qui montrait les musiciens en train de jouer, enfin le titre Harvest, moisson donc, et merci aux Beatles et autres de m’avoir appris l’anglais plus efficacement qu’à l’école. Harvest ainsi posé, c’était chez moi, ma campagne profonde, ma province reculée, mes copains d’école, dont la plupart habitaient dans des fermes, hameaux perdus du Bassigny, paysages immédiatement reconnaissables à ce qu’il me semblait entendre  à travers la musique de Neil Young (Are you ready for the country, because it's time to go). Pierre Bergounioux (dont je lis les Carnets de notes 2001-2011 en ce moment) raconte avoir compris à 17 ans qu’il devait échapper à l’emprise de sa région déshéritée. Peut-être ai-je suivi au même âge le cheminement inverse, grâce à des albums comme Harvest. J’ai tenté de comprendre ce qui me reliait à cette moisson en enfonçant un peu plus mes pieds dans le sol natal, en parcourant, d’abord en Mobylette, puis en moto, enfin en voiture, nombre de chemins de terre. Par exemple, sortir le samedi soir, c’était aller dans un de ces endroits improbables, salles de village, vieux bals montés, Smoke on the water grésillant sur des chaînes stéréo pas prévues pour, ânonné dans un franglais par des groupes locaux (dont ferait partie mon cousin, après sa période de variétés pour midinettes). C’était se tenir droit dans la musique sur des parquets de lattes brutes comme dans la grange de la pochette Harvest, une bière dans une main et vêtu de la même chemise à carreaux que Neil Young. Dans cette même époque d’Avant Franck, entre quinze et vingt ans, j’achèterais l’album Décade, probablement début 78, j’ai oublié précisément quand mais je me souviens parfaitement du voyage à Chaumont avec la Honda 125 K3, de la petite boutique de disques tenu par cette jeune femme, de la manière dont je passais en revue chaque trente-trois tours dans les bacs et de la somme que ça représentait pour moi d’acheter un triple album comme Décade. Et rien que ce souvenir justifie un quatrième épisode de mes road movie de l’époque. J’ai oublié ce que représentait la pochette, je l’ai perdue aussi, ou prêtée à quelqu’un, en revanche, je me souviens du fantastique morceau Cortez the killer.
Voilà, en ce jour précis, 14 février, Harvest a quarante ans pile, j’avais treize ans et cent quatre vingt dix sept jours à sa sortie Je suis rentré dedans et j’y suis encore. Neil Jeune continue (singing words, words between the lines of age). Ce soir en repartant, j’écouterai Old man dans la voiture, rolling home to you.
(15/02/2012)

 


Étranges moments défaits en ce début d’année. Défaits dans le sens d’un temps qui se délite, se détricote et s’achève et parfois brusquement. Dans l’espace d’une semaine, on   m’annonce au téléphone la disparition d’un proche ; le lendemain un message m’informe d’un décès venu entacher les souhaits de bonne année que je venais de formuler ; trois jours plus tard, une amie enterre sa grand-mère dans la même ville où  le hasard la fait participer le lendemain à une rencontre littéraire. A chaque fois, oui, cette impression que le temps se défait d’un coup, comme s’il fallait s’arrêter, respirer, encaisser ces nouvelles, résorber la tristesse. L’impression de ces ralentissements est d’autant plus forte que la vie en ce moment est rapide et bousculée. Tâches au travail qui s’enchaînent, parfois à peine le temps de s’arrêter, de souffler, 2500 kilomètres accomplis en deux semaines, des rendez-vous, des rapports, des explications, des messages, des coups de téléphone dans une précipitation du travail moderne où l’on emporte avec soi mobile et portable toujours connectés, et comme tout le monde est logé à la même enseigne, on prend l’habitude de recevoir des mails le samedi ou le dimanche (parfois on dit stop : je n’ai répondu que ce matin au message reçu hier à 21h30). Impossible dans ces conditions d’estimer le temps de travail, savoir juste que les trente-cinq heures sont généralement accomplies en trois jours, le reste c’est cadeau pour l’entreprise mais pour soi aussi dans l’excitation que provoquent les journées bien remplies. Parfois, sans crier gare, au milieu des moments étourdissants, au cœur des nuits écourtées, surgissent ces étranges moments défaits. On pense à ces proches trop tôt disparus, on enchaîne sur d’autres absences, on rassemble des souvenirs, on ralentit un peu la cadence, on referme ses paumes sur un peu d’air en espérant retenir quelque chose.
(08/02/2012)

 

 

Il y a donc eu un temps à Mobylette et un temps à moto. Pas si différents que cela, hormis la vitesse. C’était pouvoir s’échapper de chez soi, dans une période finalement longue, entre quatorze et dix-huit ans. Époque à copains sur des engins pétaradants, avec en fleuron la dernière acquisition de mon cousin - le même qui s’étonnerait bien des années plus tard de mon statut d’écrivain (Et pourtant tu n’étais pas une lumière…) -, une Flandria à vitesses, une italienne vive avec laquelle il entrerait en plein milieu de la boulangerie de ma mère, un jour où elle n’y était pas et où je travaillais à sa place. Sans doute date de cette époque, ce goût pour la mécanique, le regard de connaisseur sur la Motobécane 125 LT3, finalement plutôt réussie mais c’était une française, ça faisait ringard à l’époque où les japonaises crevaient le marché. Autant opter pour une de ces solides machines de l’Est comme la rustique MZ et son réservoir proéminent. On rêvait en voyant passer le fils de l’industriel sur une Honda 350 four à quatre cylindres. On se marrait de voir le fils du docteur tourner autour de la statue Diderot à fond sur un vieux Solex (l’engin finirait cramé à cause d’un mélange de carburant trop inventif pour le faire aller plus vite). On écoutait religieusement le bruit de battement de cœur du monocylindre 500cm3 d’une vieille BSA qu’un quidam avait remis sur pied. La mécanique, c’était démonter des moteurs : la simplicité d’une Mobylette, le remplacement des bougies et la vidange sur la Honda 125 K3 que j’effectuais dans un box du garage tous les 1500 kilomètres. La fois où le moteur avait serré et qu’il avait fallu un réalésage des chemises des deux cylindres puis changer les segments des pistons, vérifier que les soupapes et le vilebrequin n’avaient pas souffert du blocage (merveilleux vocabulaire). Souvenir du bloc moteur démonté, déposé sur des journaux sur le bureau de ma chambre pendant des semaines, mon père m’avait aidé. Mon père : souvenir de sa Terrot 125 des années cinquante, toute noire et imposante avec ses deux sièges. Elle avait fini par disparaître du garage, je n’ai jamais su s’il l’avait vendue ou si on lui avait fauché. La mécanique donc, apprise sur le tas, en dehors des matières du lycée (on me reprochait cette dispersion), mais qui me serait très utile deux ans plus tard, lorsqu’à un concours des Postes on me demanderait bizarrement lors de l’épreuve orale si je connaissais le principe de fonctionnement d’un moteur à explosion. Ça m’avait sauvé la mise et là encore, comme pour le boulot de la station-service, je garde une grande fierté de devoir ce succès grâce à ce que j’avais appris tout seul, en marge des institutions. Dans cette liberté sur deux roues, les trajets étaient souvent proches, le petit lac et sa plage en été, des copines à visiter alors qu’on révisait pour le bac, le cinéma aussi, par exemple Rêve de singe de Marco Ferreri avec Marcello Mastroiani. Le souvenir qui y est associé c’est d’en avoir discuté au bord du lac une après-midi avec celle qui habitait dans un immeuble pas loin de chez moi (son frère, un peu mêlé à la drogue, on disait dans le quartier, et voir encore la chaine stéréo de l’appartement, toute noire, de marque Quartz) : ne pas oublier son destin tragique, elle s’est tuée quelques années plus tard, tombée d’un camion sur une piste en Afrique lors d’un voyage humanitaire, elle était devenue infirmière. Finalement, chaque tour de roue déroule une pelote de souvenirs, il n’y a qu’à tirer sur une extrémité. Des virées proches donc, et c’est à cette époque que j’avais pris l’habitude d’aller rendre visite à ma grand-mère, sa manière de m’accueillir sur le seuil de sa porte, avec son français toujours un peu hésitant, de me faire un café, de me proposer un de ces gâteaux roulés avec de la confiture. Le temps a ainsi passé, la moto qui dort dans mon garage a plus de vingt neuf mille kilomètres. Lorsque le moment du permis voiture est venu, j’ai travaillé pour me le payer mais je n’ai pas retrouvé la chance d’un boulot en station service. J’ai travaillé un été à vendre du pain dans la boulangerie à la place ma mère, j’ai repeint une serre dans la canicule de 1976 chez mon grand-père horticulteur. Mon permis date du 31 décembre de cette même année, la date ne s’oublie pas, j’avais dix-huit ans et cent cinquante deux jours. Le soir même, je partais réveillonner avec la Renault 4L de ma frangine, je garde encore l’étrange sensation de me retrouver seul à bord d’une voiture pour la première fois. La moto a roulé encore un peu les années suivantes lorsque je ne pouvais pas emprunter de véhicules à quatre roues. Grande frime toutefois d’avoir emmené mes camarades de classes passer l’oral du bac à Chaumont avec la Renault 12 TS de mon père. Retour moins glorieux : je l’avais loupé et j’avais roulé à cent quarante au retour dans un silence tendu et contrarié. En revanche, c’était en moto que je m’étais rendu à la fête retrouver ceux qui l’avaient eu. L’année suivante avait été plus sereine : j’avais à peine travaillé au lycée, de toute façon, j’avais le concours des Postes en poche grâce à la fameuse question sur le moteur à explosion. La suite rejoint l’origine de l’écriture : je débarque à Toulouse un jour de juillet pour apprendre le métier des Postes. En attendant ma première paie, je dépense les derniers sous des boulots de vacances des années précédentes. Par exemple, j’achète un cahier : j’écris Martin Martin en titre, ce sera mon premier roman. La moto pendant ce temps s’est endormie au garage, elle a suivi le déménagement de mes parents qui avaient fini par faire construire une maison dans un village proche. Je l’ai récupérée un jour où j’avais loué une camionnette pour reprendre les affaires qui me restaient. Les années suivantes, elle a encore démarré une fois ou deux en rechargeant l’inusable batterie d’origine, puis une pièce de l’embrayage a fini par casser à force d’immobilité. J’ai trouvé récemment la pièce sur Internet. Il me reste à renouer avec la mécanique si un jour j’ai un peu de temps, juste histoire de retrouver la musique du bicylindre et que reviennent les paroles de la chanson de Maxime le Forestier qui demeure associée à cette époque révolue : Ici les motards n'ont encore/Que des machines sages/Et des blousons de laine/En Amérique sur Seine/Dans mon décor. Fin du road movie.
(01/02/2012)

 

 

Comment ça s’était enchaîné après ce mois d’août passé à bosser à la station reste flou : sans doute j’avais repris le lycée avec l’enthousiasme débordant de celui qu’on n’arrive pas vraiment à intéresser aux études. Sans doute que les premiers jours de rentrée je les avais passés à regarder par la fenêtre et à rêvasser à des scènes du mois précédent : le patron, fort en gueule, vérifiant à son retour la recette que je plaçais consciencieusement dans un coffre au sous-sol : Il manque de l’argent ! (avant de s’esclaffer en me donnant une bourrade). Revoir ce type, un geignard, qui m’avait extorqué cinquante francs pour nourrir sa famille, un jour où j’étais seul. A seize ans on se laisse facilement berner. En revanche, il y avait eu cette petite frappe qui m’avait cherché des noises dans un bal quelques mois auparavant, et qui, sans ses copains, avait adopté profil bas un jour à la station. La vie d’ennui avait ainsi repris, études molles mais l’argent gagné servait au moins à passer le code. L’auto-école, qui me formerait également deux ans plus tard pour le permis voiture, était située dans cette rue en pente dévalant vers le bas au-delà des remparts et jouxtant vers le haut la place et la statue Diderot. Auto école Pierre : l’autocollant figure encore sur le réservoir de la Honda 125 K3. Mon permis de conduire (d’époque, avec photo originale sur laquelle je porte moustache, cheveux mi-longs et toujours ce même air d’ennui) atteste que l’autorisation de conduire « les véhicules de plus de 50 cm3 sans excéder 125 cm3 » m’a été délivré le 10 avril 1975, à seize ans et deux cent cinquante trois jours. La carte grise de la moto est également datée du début avril. Souvenirs un peu flous même si je saurais encore maintenant retrouver l’endroit précis, parking devant HLM, où j’avais essayé l’engin, une occasion de trois ans, qu’une fille de mon âge venait d’acquérir et qui se révélait lourde et fastidieuse à l’usage sans béquille latérale, ni démarreur électrique. Elle avait opté pour un modèle plus récent et maniable. Pas de souvenir non plus des premiers tours de roues, juste combien il était grisant de doubler voitures et camions sur les routes où jusqu’alors je me faisais frôler et déstabiliser en Mobylette par les même véhicules. Je n’ai jamais hésité pour les voyages (j’ai gardé le même engouement encore aujourd’hui pour l’asphalte) mais l’horizon s’est ouvert brutalement à partir de ce jour : les virées à la ville voisine de Chaumont, trente-cinq kilomètres accomplis jusqu’ici en une heure dans les vibrations et le bruit de mouche du moteur à variateur de ma Mobylette, s’étaient transformées en une vingtaine de minutes, dans le zigzag des dépassements et le bruit rauque du bicylindre à quatre temps avec les vitesses passées à la volée, main gauche pour débrayer et claquement sec du sélecteur au pied. A l’instar du « jeune Fabre » et de sa moto (une Malaguti ? une Gitane testi ?)  dont j’avais suivi tous les épisodes du feuilleton télévisé deux ans auparavant, je pouvais m’inventer une vie, rapide et désinvolte, romantique et passionnée, à mille lieues des tracasseries du lycée où je demeurais cet élève embarrassé et lent. Moi aussi, je pouvais dire à une dulcinée : « j’ai traversé la ville à cent à l’heure pour te voir », comme le faisait le jeune Mehdi à Véronique Jannot dont c’était le premier rôle. Donc, les filles : d’abord, cette copine de lycée avec laquelle je me cachais sous l’escalier menant aux classes et qui servait les touristes le week-end au bar-restaurant de son père. Une autre aussi, qui habitait Chaumont, la fois où nous nous sommes fait arrêter par un flic (elle ne portait pas de casque), son fou rire impossible à réfréner devant mon air contrit. Il nous avait laissé repartir sans sanction, faites gaffe quand même (elle riait toujours). Une époque un peu plus facile s’était ouverte, moins contraignante, un peu plus libre (inconcevable maintenant). Souvenir aussi d’avoir rejoint un dimanche celle qui était dans ma classe, interne en semaine et qui habitait aux confins des Vosges, au moins deux heures de route, monts et vallées interminables, un début d’hiver, son village minuscule, de vieux cafés enfumés, des vitres pleines de buée, ses copains bruyants, mon retour prudent dans les virages gelés (je n’avais dérapé qu’en arrivant dans ma ville, à un feu rouge et à un kilomètre de la maison, la chaussée était une vraie patinoire et l’impossibilité presque de mettre pied à terre tant j’avais froid aux genoux). J’avais rangé la moto dans le parking au sous-sol, peu de souvenirs des questions qu’on m’avait posées ou pas au retour, dans cette fin de dimanche puisque j’étais parti depuis le matin. J’avais refermé la porte de ma chambre, écouté l’album blanc des Beatles. Depuis la chanson Cry baby cry reste accrochée à jamais à cette virée.
(25/01/2012)

 

 

En mettant en ligne cette photo de la Honda 125 K3 qui dort au fond de mon garage, je repense à cette période lointaine, à tout ce qui avait abouti à ce que je puisse imiter sur cet engin les chevaliers d’Easy rider. D’abord, ce qui avait précédé, cette classe de seconde et mes bulletins récurrents (« peut mieux faire »), cette navigation entre ennui et exaltation, joies et rires ou tristesses soudaines, une adolescence disent les adultes, mais à l’époque je ne nommais rien, même plus savoir comment m’était venue cette idée de parcourir les quelques endroits où on serait susceptible de m’embaucher pour l’été, un job de vacances, mon premier boulot. Même plus me souvenir comment on avait accueilli le gamin que j’étais, pas encore seize ans, juste me rappeler que j’avais fait le tour des stations services de la ville (à l’époque, pompiste c’était ce qui rapportait le plus avec les pourboires) jusqu’à trouver l’une d’elle encastrée entre deux autres dans cette côte de faubourg, point de passage pour tous les touristes qui descendaient du Nord de la France pour aller se réchauffer dans le Sud à une époque où les autoroutes n’existaient pas encore par ici. Revoir le type, un peu gras, fort en gueule, qui m’avait accueilli, m’avait dit oui, sans presque réfléchir, peu de souvenirs là encore de ce moment, mais en revanche, celui, tenace, qui m’avait suivi longtemps, avait déclenché quelque chose en moi : revenir chez moi et annoncer que j’avais trouvé du boulot pour les vacances, tout seul, comme un grand, même pas seize ans et capable de me débrouiller donc, une revanche aux « peut mieux faire » d’élève moyen perdu dans l’anonymat d’un lycée de province. Et c’est à la date précise de mon anniversaire, seize ans, pile poil dans la règlementation de l’époque, que j’avais pu commencé à travailler, papiers remplis, mon immatriculation à la sécurité sociale datée de ces seize ans et zéro jour. Le gérant de la station m’avait testé : va balayer devant les pompes. J’y allais. Va servir les clients. J’y allais. Retourne nettoyer. J’y retournais. Qu’est-ce que tu fous, il y a des clients. J’y courais. Sa femme m’avait dit : Laisse tomber, c’est un gueulard mais il n’est pas méchant. J’ai sans doute commencé par deux ou trois jours à ce tarif. J’arrivais à l’heure chaque matin sur ma Mobylette, j’enfilais la cotte prêtée pour l’occasion. J’apprenais. Je me souviens qu’il avait monté sa propre voiture sur le pont pour changer le pot d’échappement (la station service faisait atelier), une italienne, je crois, Alfa Roméo ou Lancia. Pendant qu’il tapait à grand coup de marteau, je servais les touristes qui débarquaient  en nombre : c’était le week-end du chassé croisé. Est-ce à ce moment là qu’il m’avait dit : Bon, on te laisse la station, on part en vacances. A seize ans et zéro jour, pour deux ou trois semaines, j’avais obtenu de tenir tout seul une station service, comptabilité et approvisionnement en carburant inclus. Une confiance dont je suis encore fier. J’avais deux chiens pour garder la station avec moi, des dobermans, une mère et son petit, qu’une voisine venait nourrir. Ils m’avaient adopté de suite. Hormis le temps passé à dormir à l’ombre de l’atelier ou sur le tarmac de la station, leur grand jeu consistait à tourner autour des clients, renifler leurs mollets ou hisser par surprise leurs pattes sur mes épaules au risque de me faire tomber. Pas trop le temps de m’ennuyer, servir l’essence, vérifier les niveaux d’huile ou d’eau, apprendre les astuces : le réservoir dans le capot arrière des Simca 1000, sous la plaque minéralogique des Peugeot 404 ou sous le feu arrière des 403. La fois aussi où j’avais servi une Jaguar et ses deux réservoirs, un dans chaque aile. C’était une époque à pourboires, même si le premier choc pétrolier avait fait grimper les prix. En guise de bonus, un type du coin m’avait même filé des quetsches tout juste cueillies. Il y avait une chaine stéréo coincée sur une étagère dans la station, et des après-midis d’été entières  passées à écouter en boucle Sunny afternoon des Kinks. Comment m’était venue l’idée de la moto ? Sans doute une vieille lubie dans la suite logique de la Mobylette à quatorze ans et avant la voiture à dix-huit. Il fallait juste le code pour conduire une cylindrée de 125 cm3 à l’époque, c’est peut-être encore comme cela maintenant, je ne sais pas, en tout cas, passer le code à seize ans faisait comme une étape : les sous gagnés à la station serviraient à cela. Ou peut-être que le vieil engin rouillé, à moitié démonté et remisé à côté des vieux pneus et sur lequel je me juchais en tenant le guidon m’avait donné cette idée. Ou peut-être l’envie était venue lorsque ce groupe de motards venus de Belgique ou d’Allemagne s’était arrêté (je me souviens de leurs machines, des Kreidler). Bref, ma Mobylette orange, même grand luxe et  munie de clignotants et qui avait été conditionnée à l’obtention du Brevet deux ans auparavant, me paraissait insuffisante.
(18/01/2012)

 

 

La rue à ma gauche s'enroule au-dessus de chez moi, se transforme en un pont qui enjambe un canal, des voies ferrées. Pour rejoindre l'autre rive, c'est un flot de voiture toujours, la rue dans la rivière en direction du centre-ville. Rien à voir avec de grandes métropoles. Deux voitures au feu rouge, on appelle cela un bouchon. Mais pour aller à l'épicerie, on peut tourner avant, éviter la place et sa cohorte de feux tricolores nouvellement refaits. C'est la modernité : avant, il n'y avait qu'un sens giratoire, aujourd'hui il faut apprendre à être patient clame la municipalité qui aimerait copier les embouteillages des grandes villes agitées, histoire d'oublier qu'ici les usines ferment et que l'activité s'éloigne. Bref, seuls demeurent des retraités et quelques oisifs que je retrouve à l'épicerie. C'est une superette de quartier, j'y ai mes habitudes. Ce samedi par exemple, avec griffonnés sur un papier les besoins de la semaine, la tartiflette de midi, le rôti de porc du dimanche et les restes à accommoder en tomates farcies (ne pas oublier les boulettes du chat, la lessive et les sacs poubelles). Je croise dans les rayons étroits les mêmes habitués, gens modestes à cabas, mères de famille à chariot. Je bénis cette opportunité de quartier qui me tient à distance des supermarchés de la périphérie, la consommation à outrance n'est pas dans mes habitudes. Ici, dans ce petit centre commercial, il y a aussi Carole, ma coiffeuse, toujours une pêche d'enfer, et qui m'encourage à l'occasion quand elle me voit courir. Il y a aussi une médiathèque qui occupe tout l'étage. On y pense rarement mais à chaque fois qu'on prend un paquet de pâtes dans un rayon à l'épicerie, un geste similaire extirpe, un roman, un polar, un CD ou une bande dessinée juste au-dessus de la tête. D'ailleurs, après les commissions, je passe souvent à la bibliothèque rendre un livre, en emprunter un autre (je me souviens de la réflexion enthousiaste du bibliothécaire me voyant emprunter l'un après l'autre les divers tomes du Journal littéraire de Paul Léautaud : " ah, vous aimez ça ! " comme si j'avais pris l'habitude de feuilleter sous le manteau quelques ouvrages licencieux…). Ce samedi, donc, après l'achat de la tartiflette, du rôti et des tomates (sans avoir oublié les boulettes du chat, la lessive et les sacs poubelles), je me suis retrouvé à la bibliothèque où le même bibliothécaire, toujours aussi enthousiaste et pressé, m'a enjoint d'aller écouter quelques auteurs du coin, invités pour l'occasion. J'y ai retrouvé avec plaisir Pierre Lallier et surtout Armand Gautron, Monsieur Armand, pour les aficionados de sa verve et de sa musique, voix grave tannée par le tabac et auteur des polars de l'inspecteur Landrini. Instant magique donc, où comment passer des contingences bassement matérielles (réalimenter le frigo) à d'autres plus intéressantes (réalimenter la tête). Si Armand nous a lu en particulier une très belle nouvelle détaillant justement la préparation d'un repas pour quelqu'un qui ne vient plus, la surprise est venue d'un des participants (nous étions seulement deux hormis le personnel de la bibliothèque) qui a insisté pour lire un extrait d'un livre qu'il a trouvé dans une déchetterie, Le roman de Miraut, de Louis Pergaud, histoire du chien d'un braconnier, paru en 1913, douze ans avant le similaire Raboliot de Maurice Genevoix. Citant par ailleurs la dédicace de ce récit à Paul Léautaud, ce lecteur improvisé démontrait combien la littérature (et par extension la culture) n'est véritable (vérifiable) que dans son usage au quotidien, intégrée entre deux tâches domestiques. C'est bien là qu'elle prend toute sa saveur : je songeais à cela lorsque j'ai repris mon véhicule avec l'odeur du fromage à tartiflette qui embaumait tout l'habitacle. Il était temps de songer au repas de midi.
(11/01/2012)

 

« Estuaire de la Somme, pays du miroitement et de la brume, où les linéaments de la terre à vau l’eau se réduisent dans le paysage à quelques pures et minces lignes horizontales, mangées par les reflets de lumière, et dont la légèreté irréelle fait songer à un lavis chinois. Près de la mer, longues nappes de vase réfléchissantes, courent se fondre dans le gris et la nacre d’huitre de la Manche, où la Somme essore paresseusement sa trainée liquide comme la pellicule d’eau qui draine le fond de la baignoire mouillée. Dans la platitude humide pointent seulement quelques huttes de chasseurs de canards. Et le paysage lui-même est semblable au cri du canard : solitude trempée des eaux plates, ouate grise, odeur de sauvagine, froid cru et stagnant du matin mal réveillé.
Au Crotoy, en avant du rempart des villas serrées s’étend non pas une plage, mais plutôt un immense terrain vague de sable granuleux dont la croûte cède sous le pas comme aux abords d’un chott d’Algérie, seulement, si on s’y étend, le froid qui monte de sa profondeur vous en chasse. Je retournerai un jour vers ces sables décolorés – Le Crotoy, Berck, Malo, Wimereux, Wissant -, ces plages livides des mers grises que visite à des longs intervalles, exsangue et flottant comme un ectoplasme de lumière, un fantôme de soleil blanc. 
»
Julien Gracq, Carnets du grand chemin. (Pléiade, T2, p.955, 956)
(04/01/2012)