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Yougoslave, documents

Généalogie, photos, divers...

Y-vin-du-danube.JPG (139194 octets)

 

Arbre généalogique simplifié en PDF et archives du site Internet créé par ma petite cousine d'Alaska en 1997.

 

Quelques photos...

   Y photo mariage 1920-1.jpg (192698 octets)

" Georgius, assis au premier rang, semble être le plus âgé des invités de la noce. Il a ses mains posées sur ses genoux dans une attitude d'enfant sage. Sa tête commence à fléchir vers l'avant, à rentrer au milieu des épaules dans ce début de vieillesse où la colonne devient de moins en moins solide à force d'appuyer chacune de ses vertèbres sur des disques de cartilage usés par les années de labeur. Son visage paraît fatigué, ses yeux sont marqués et une large moustache blanche zèbre le bas de ses joues qui s'émacient. Son front est large et plat, l'implantation de ses cheveux est la même que Georges, dans le souvenir que je garde de mon grand-père.Il ressemble à Willy adulte  affirme mon père en regardant le cliché. "
(Yougoslave, p. 317)

 

"Léo commence sa vie photogénique à dix-huit ans passés, le 23 février 1949, lorsque l'inspecteur de police A. Roth, chef de service du Contrôle de la main d'œuvre étrangère, Sûreté nationale, République française, agrafe la photo d'identité, un carré en noir et blanc de cinq centimètres de côté, sur la fiche provisoire valant sauf conduit pour se rendre en France. Léo y apparaît très beau, profil de trois-quarts, ses yeux couleur de Danube, slaves et étirés, déchiffrant le lointain, façon studio Harcourt. Il a une abondante chevelure noire, impeccablement peignée en arrière, il porte une cravate, il est imberbe, son nez est fin et un peu en trompette, il a une bouche charnue et droite, étirée dans le sourire imperceptible qui demeure la marque de fabrique héréditaire."
(Yougoslave, p. 460)
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"Léo a troqué sa cravate contre une chemisette. Yvette, qui ne figurait pas sur la première photo est en robe à manches courtes et me tient par la main. George et Eva sont en tenue de tous les jours, et derrière eux se tiennent une femme et un homme un peu plus jeunes. C'est ce cliché numérisé qui a été envoyé en réponse au courriel de Marija parvenu au seuil des années 2000. Dans le commentaire transcrit lettre après lettre en serbo-croate sur les indications de Léo, il est indiqué que l'homme un peu plus jeune que George est son frère Willy (" onkel Willy " tel qu'il m'était présenté) accompagné de son épouse, et qui vivaient toujours en Allemagne. La venue de Willy est l'un des rares moments familiaux qui tente de réunir la famille dispersée de Georges. Julia est maintenant partie au Brésil, Amalia est restée en Yougoslavie, paraît-il, et Lenka, la sœur jumelle de Willy serait du côté de Innsbruck en Autriche. D'autres encore sont partis au Canada. Ainsi cette famille qui fût unie au bord du Danube pendant cent cinquante ans, s'est éclatée, a été pulvérisée aux quatre coins de la planète à cause de la guerre. "
(Yougoslave, p. 493-494)

 

"Reste ainsi Eva, que je vais voir désormais régulièrement sur ma nouvelle monture, une Honda 125, achetée d'occasion avec l'argent des jobs d'été qui me payèrent aussi les permis de conduire. Elle m'accueillera désormais toujours de la même manière, apparaissant sur le seuil dès que je coupe le moteur, une épaule appuyée contre le mur, une main sur la hanche, en tablier et chaussons, avec ses cheveux gris ramenés derrière sa tête en nattes enroulées, avec sa voix qui marque l'étonnement de me voir. Et suivent après le café, un gâteau, des biscuits, les nouvelles échangées, ses questions, mes réponses et ce mince sourire qui ne la quitte jamais. Je l'accompagne au jardin, je demande à l'aider. Elle m'apprend à faucher l'herbe, attentive à mes gestes. Avec ce que je sais maintenant de leur été en Hongrie dont les blés avaient financé leur départ en Autriche trente ans auparavant, s'est-elle souvenu au moment où elle rectifiait mes mouvements, à Léo qui maniait alors la faux et à elle qui liait les gerbes en arrière ?"
(Yougoslave, p. 538)

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« Le camion est un Berliet, un dix-neuf tonnes. Le capot proéminent et carré qui recouvre le moteur arrive aux épaules de Léo lorsqu’il se tient debout à proximité, et les roues impressionnantes, pneus de gomme noire entourant des jantes de tôle fixées par des dizaines d’énormes boulons, lui montent à la taille. Assis derrière le volant, il est difficile de bien voir ce qui se cache à l’avant, aussi, au bout des pare-chocs, deux tiges flexibles sont surmontées chacune d’une petite boule en liège, de la dimension d’une balle de ping-pong, recouverte d’une couleur vive. Lorsqu’elles bougent, c’est qu’on a heurté un obstacle, un muret ou un autre véhicule. Les manœuvres sont toujours délicates. Le camion est peint en jaune crème pimpant. A l’arrière de la cabine, le fourgon n’est pas constitué du châssis habituel en bois surmonté d’une toile. Il est rigide et étanche, percé d’ouies pour assurer la ventilation des fromages. Ceux-ci sont refroidis par des pains de glace que l’on empile dans un frigo situé entre la cabine et l’espace de chargement. Un jour, une passante interpelle mon père : Vous avez une fuite à votre camion. Et elle désigne la petite coulée d’eau aménagée sous la glacière, qui évacue la fonte de la glace. […]
Léo grimpe dans son camion toujours de la même manière : un pied sur le marchepied, la main droite agrippée au montant de la portière, puis il jette sur la banquette sa petite valise de carton bouilli qui contient sa trousse de toilette et quelques affaires de rechange pour plusieurs jours, s’assoit, saisit l’immense volant et fait un dernier signe en souriant. Son camion l’emmène jusqu’au plus profond des routes, jusqu’au centre des villes. […]
Les trajets mènent toujours vers l’Ouest, la Normandie, l’Aquitaine, la Bretagne. Des lieux reviennent souvent dans les conversations échangées entre Léo et Yvette. Je rentrerai jeudi soir, je vais à Caen. Cette semaine, ce sera Agen. Je vais à Bordeaux, à Nantes, à Rennes. Je pousse jusqu’à Quimper, je descends vers Limoges, je remonte au Havre, je passe par Clermont-Ferrand. A force la géographie française lui devient familière. Encore maintenant, Léo est capable de situer n’importe quel endroit, d’énumérer les étapes pour y arriver, d’évoquer la beauté pittoresque d’un centre-ville ou la difficulté d’y accéder avec un camion. Au début c’est un temps sans autoroute. Néanmoins, les routes les plus longues aboutissent souvent à la mer ou à l’océan : Brest, Cherbourg, La Rochelle rappellent à Léo que la fuite va toujours vers l’Ouest, vers l’Occident, jusqu’à buter contre les vagues. A-t-il le temps de penser parfois, lorsqu’il est ainsi stationné sur un parking devant un rivage, à ceux qui sont partis vers le continent américain ? Sa famille de Backa Palanka vers les États-Unis ? Sa tante Julia vers le Brésil ?
Un été, il m’emmène avec lui en Normandie. Le 14 juillet tombe au milieu de la semaine, les dépôts sont fermés, on ne peut livrer le gruyère. Nous en profitons pour visiter les plages du débarquement. Sur les parkings des touristes, je suis fier de descendre d’un camion. »
(Yougoslave, p. 496 à 498)

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Divers sur Feuilles de route...

 

En note d'Etonnements le 26/09/2016, " Tolstoï compte beaucoup pour moi..."
Tolstoï compte beaucoup pour moi. En réalité, pas plus qu’un autre écrivain concernant son œuvre, mais considérablement en raison d’une histoire personnelle. Comme ne l’indique pas forcément mon nom, ma famille paternelle, originaire de Yougoslavie, s’est disloquée dans les remous de la deuxième guerre mondiale et a fini par s’installer en France. Mon père, ainé de six enfants, y a trouvé du travail, a appris le français et a rencontré ma mère. Longtemps j’ai été fasciné par cette histoire familiale. Lorsque nous rendions visite à mes grands-parents, je mesurais l’écart qui nous séparait des autres : une langue un peu bancale, parfois relayée d’allemand ou de serbo-croate avec les plus anciens des enfants. Nous séparait aussi la relégation aux confins du village : mon grand-père était devenu porcher. Tout cela avait fabriqué en moi la vague impression d’une origine un peu extraordinaire, slave, yeux étirés et pommettes hautes, et j’ai guetté longtemps les signes d’une telle hérédité, jusque dans les coutumes du café qu’on y buvait en permanence, les gâteaux roulés et les plats typiques que ma grand-mère préparait. Je me sentais à ma manière un peu de cette descendance, même si on en parlait très peu : tout cela s’était dissous dans les innombrables péripéties qui avaient suivi le remaniement des peuples à l’échelle européenne après la guerre. Petits secrets, modestes mystères pour ceux qui, comme nous, tentaient de reconstruire une vie en paix ; on avait appris pendant les temps troublés que la discrétion valait survie. Mon père, donc, avait suivi les périples de l’histoire : ballotté au gré des exodes en Hongrie, en Tchécoslovaquie, il avait eu 15 ans en 1945 pas très loin de Berlin, avait fêté ses 20 ans en France, années mises à profit pour parler allemand, français et même un peu de russe, sans oublier bien sûr sa langue d’origine. Un vrai polyglotte, mais pourtant je ne l’ai pratiquement jamais entendu s’exprimer autrement que dans notre langue. Encore aujourd’hui, il parle avec une modulation régionale, une manière de rouler certaines syllabes, comme font ceux qui ont appris par contact direct avec les conversations. Lorsqu’on me demande comment se prononce mon nom, je le francise (Baisse-tain-gelle) de la même manière qu’il a dû le faire à son arrivée. Un jour, une serveuse dans un restaurant (il était routier et je l’accompagnais parfois dans son camion pendant les vacances) lui a dit qu’il parlait parfaitement notre langue et j’éprouve encore la fierté que j’avais eue à partager ce compliment avec lui. Il n’est jamais revenu dans son pays natal, j’avais espéré ce retour ensemble et qu’il me fasse visiter ses contrées d’enfance pas très loin de Sarajevo : la guerre de Bosnie au début des années 90 a réduit à néant ce dernier voyage. Revenons à Tolstoï : pour son anniversaire, nous (ma mère, ma sœur et moi) lui avons offert l’album Pléiade de La guerre et la paix. Je ne sais pas l’âge que j’avais, 8, 10 ou 12 ans (le livre a été imprimé en 1964), mais je me souviens exactement de la solennité de cet instant (ou peut-être l’ai-je magnifié par la suite, cela n’a pas d’importance). C’était manière de lui dire : ton français est si correct que tu peux lire les 1500 pages de ce livre qui te relie aussi à tes origines slaves. Il faut imaginer ce que cela signifiait pour nous, modeste famille, d’offrir cette édition prestigieuse. Rien n’était plus beau que ce livre, horizon de tous les possibles et symbole de cette culture qu’il maitrisait maintenant parfaitement. La suite est célébrée, exaltée, commémorée : je me plais à me rappeler mon père ouvrant avec gravité ce livre pour le lire. A force, j’en ai fait un des éléments déclencheurs de ma passion d’écrire. Nous avons tous besoin d’inventer nos propres légendes, sont-elles si différentes de la réalité ?

 

En note d'Etonnements le 21/11/2016, " à son anniversaire, nous sommes tous réunis..."
A son anniversaire, nous sommes tous réunis. Tous : il faut comprendre la petite famille que nous formions autrefois, deux adultes, deux enfants, agrandie bien sûr des conjoints. Pas de petits enfants présents à l’exception d’un neveu : notre progéniture est partie depuis longtemps et vole de ses propres ailes en France ou à l’étranger. Réunis donc, parents, enfants, conjoints, neveu et nos sourires expriment la joie d’être ensemble. Ce n’est pas que cela arrive rarement, mais chacun a ses activités et le temps file si vite. Souvent, ce qui est programmé au dernier moment, comme pour cet anniversaire, est plus facile. On sourit donc, en guise de pied de nez à la vie qui nous bouscule. J’ai plaisir à le voir, à peine voûté, juste un peu chancelant à cause de son peu d’équilibre. Il a maigri, les os des épaules saillent sous le pullover. Je me souviens de ces vieilles photos, carrure large, muscles des bras solides. J’ai toujours été fier de la force de mon père. Le temps, oui, a filé si vite… On parle tout à la gaité de ces retrouvailles. Mon beau-frère évoque le Verdon qu’il a revu récemment, quelques jours en octobre ; nous regardons les photos aux couleurs d’automne, les falaises à pic, les paysages. On parle escalade, exploits, vertige. C’est là, je crois, qu’il intervient pour nous dire qu’il en a fait de l’escalade, avec le prof qui le suivait à l’époque, un week-end d’initiation et il l’avait emmené. Il précise le lieu (l’Autriche), son âge (seize ans). Peu de choses, juste ce souvenir qui lui revient. Et moi, je l’écoute avec attention. J’essaie de situer ce peu de choses dans le peu d’autres choses éparses qu’il m’a déjà racontées : qu’il était au sud  de Berlin en 1945, donc à quinze ans et le voilà, un plus tard en Autriche, à seize ans, dans cette étrange période de guerre finissante. Et son prof, était-ce celui qui lui apprenait l’électricité ? Autre anecdote minime qu’il m’avait racontée, son apprentissage pour devenir électricien et le bombardement (allié ?) qui l’avait enseveli dans l’atelier. Je ne retrouve plus le papier où j’ai noté les quelques bribes de souvenirs qu’il m’a parcimonieusement données. Je l’interroge peu, ce n’est pas facile : tous ceux qui ont connu la guerre remuent rarement leur mémoire. Le temps d’alors si différent, la volonté d’oublier cette sombre période, l’impression d’avoir vécu de modestes histoires perdues au milieu de tant d’autres, autant de raisons. Pourtant, combien cela nous aiderait en notre époque : quelle différence entre la famille de mon père ballottée de pays en pays après la guerre et les migrants d’aujourd’hui ? Je l’interroge peu : peut-être que je préfère combler les vides par l’imagination, la fiction, me glisser dans un parcours qui va du sud d’un Berlin occupé par les armées russes et qui dérive jusque dans les Alpes autrichiennes un an plus tard. L’histoire de mon père devient plus claire à partir de son arrivée en France. Des traces sont restées et que j’ai connues comme la vieille motocyclette Terrot 125 avec deux selles (une pour emmener ma mère) qu’il avait rapidement acquise. C’est son anniversaire et il parle peu, ma mère non plus, comme si le quotidien qui les réunit avait encore moins d’importance à être raconté ; seul compte ce vieux souvenir d’escalade : 1946, Autriche…

 

En note d'Etonnements le 09/05/2020, à propos d"omama Julijana" et "otata Georg" ou comment la réalité rejoint la fiction...
Moyens, méthodes, manuels : je comptais faire une mise à jour essentiellement sur ces sujets mais l'actualité a déboulé : comment traduire " omama " et " otata " ? Ces deux termes apparaissent dans une lettre envoyée à mon père par une de ses cousines au début des années 2000. Internet, lorsqu'il s'est répandu, a grandement facilité les recherches mondiales pour ceux dont la famille s'est dispersée aux quatre coins du monde. Retrouver une parenté, une adresse d'annuaire est devenu plus simple. Ainsi Marija, fille d'un oncle parental, a-t'elle pu lui envoyer une lettre. Elle y explique sa parenté et donne des nouvelles de ceux qui ont pu rester en Bosnie. Pour sa part, du moins au début des années 2000, Marija vivait chez sa fille à cinquante kilomètres de Zagreb, en Croatie donc. Deux photos scannées accompagnent la lettre, dont un cliché de mariage des années 1920, de couleur sépia, qui présente de nombreuses traces de pliures et la preuve probable de déménagements précipités accompagnant les évènements successifs des Balkans. Une explication en serbo-croate précise quelques personnages de cette photographie, dont la présence de leurs grands-parents commun "omama Julijana " et " otata Georg ". Si j'ai toujours recours à mon père pour les traductions bosniaque-français, je commence toutefois à comprendre les subtilités de cette langue. Or, les deux qualificatifs qui désignent ces grands-parents n'ont pas de traductions véritables. En serbo-croate, le père se dit " otac " et la mère " Majka ", papa devient " tata " et maman " mama ". Il est évidement facile de comprendre que otata signifie " grand-papa " et omama " grand-maman ", dans l'inspiration allemande d'un " opa " et " oma " pour les nommer de manière semblable. Or, d'une façon plus habituelle, en serbo-croate on appelle " baka ", la grand-mère et " deda " le grand-père. Cependant, le site d'un auteur américain, traducteur et professeur de littérature slave à Los Angeles m'a conforté sur ce que je pensais, à savoir qu'il devait s'agir d'une forme familière, régionale, à l'instar du " piot " et de la " piotte " qui désignent les jeunes enfants dans mon grand Est. Et son explication correspond tout à fait à une particularité croate, de surcroit " german background " comme il l'indique, bref, un particularisme souabe (" swabian ") en quelque sorte, typique du Banat, la région familiale originelle.
Et l'actualité dans tout cela ? Savoir que je suis devenu " otata " à mon tour depuis hier.

 

Quelques extraits de Y, travail en cours, proposé en note d'écriture du 17/05/2019. Le passage a été supprimé de la version finale.
" La même année 1908, Tolstoï fêta ses quatre-vingts ans, ou plutôt, celui qui désirait être détaché le plus possible des contingences de la vie matérielle, accepta qu'on organise des cérémonies en son honneur. Sophie, son épouse fidèle et dévouée, aimante et envahissante, relate l'extraordinaire popularité dont jouissait l'écrivain : " Que d'amour et d'enthousiasme le monde lui témoigne ! ", écrit-elle, en précisant qu'il a reçu environ deux mille télégrammes. Si elle remarque qu'" il a beaucoup vieilli cette année ", l'image que donne Léon Tolstoï au monde est bien différente. Des films ont déjà été produits sur sa vie au début de ce siècle, l'un d'eux a même été tourné le jour de son anniversaire mais sa qualité est médiocre, on n'aperçoit pas l'écrivain, juste son épouse et quelques habitués de sa demeure d'Yasnaïa Poliana. En revanche, d'autres pellicules dévoilent un patriarche solide, reconnaissable à sa longue barbe blanche. On le croit vieillard, mais les images sautillantes de l'époque le montrent d'une agilité étonnante, descendant de calèche avec souplesse, montant à cheval avec aisance, parfois lui et sa monture parcourent des sentiers couverts de neige On le voit, retirant ses gants en plein hiver, semblant éternellement occupé. Un an après, à plus de quatre-vingt un ans, il écrit dans son journal à la date du 11 octobre 1909 : " Fait un tour à cheval très agréablement ". Quelques jours plus tard, changement d'activité, il note encore : " Le soir sont arrivés six hommes avec un gramophone et un phonographe. C'était très pénible. Il était impossible de refuser ". Il enregistrera dès le lendemain des extraits de ses écrits en quatre langues. Dans un fragment en français, retrouvé et disponible, on entend sa voix assurée, sa diction presque sans accent. " L'homme est un animal faible et misérable tant que dans son âme ne brûle pas la lumière de Dieu ", dit-il. Cinéma, enregistrements : on mesure combien ce début de siècle apporte comme nouveautés et comme moyens de se souvenir. "

 

Extrait de Y, travail en cours, proposé en note d'écriture le 26/05/2019 : fragment conservé pour la publication.
" Selon l'expression consacrée, on a l'habitude de dire que le coup de pistolet de Gavrilo Princip fît huit millions de morts. Chaque pays, chaque ville, chaque quartier, chaque famille a compté un soldat tué au combat. Une génération entière a été confrontée à la guerre. Aucun métier n'y a échappé. En musique, Maurice Ravel délaisse son piano et conduit des ambulances au front. En peinture, Otto Dix range ses pinceaux et devient mitrailleur. August Macke et Franz Marc, expressionnistes du groupe d'artistes munichois Le Cavalier bleu, sont abattus en 1914 et en 1916. En littérature, Alain Fournier ne donnera jamais de suite au Grand Meaulnes, il disparaît dans un bois, on retrouvera son corps soixante-dix sept ans plus tard. Certains survivent, marqués à jamais. Apollinaire qui débutait son poème Zone en 1913 par cette phrase " À la fin tu es las de ce monde ancien ", est gravement blessé avant de mourir de la grippe espagnole. Maurice Genevoix, blessé lui aussi, a vu tant de camarades périr ; il s'attelle dès sa convalescence à une œuvre monumentale, Ceux de 14, pour leur rendre hommage. Blaise Cendrars perd un bras aux combats de la ferme de Navarin ; il écrit " J'ai le sens de la réalité, moi, poète. J'ai agi. J'ai tué. Comme celui qui veut vivre. "
Désormais, la littérature ne peut continuer comme avant. Hugo, puis Tolstoï, ont emporté leurs épopées faites de passé simple et de plus que parfait. On ne peut plus écrire qu' " Anna Palovna Scherer accueillit le prince Basile ", ou que " Jean Valjean reconnût parfaitement Javert ". La Guerre et la Paix ou Les Misérables sont devenus d'un coup obsolètes, relégués dans l'urgence d'un passé composé, c'est-à-dire, au sens littéral, qui compose avec le présent : " J'ai tué. Comme celui qui veut vivre ".