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En face (le bonheur)

Anne Savelli savelli.jpg (1744 octets)

 

Grande joie pour ma première participation aux Vases communicants, que d’échanger cette mise à jour avec Anne Savelli. D’abord son site Fenêtres open space est une référence (voir l’article récent être lue).
D’Anne Savelli, on se souvient de Franck, publié dans la collection verte chez Stock, très beau récit : toute la mise à jour de Feuilles de route du 11/11/2010 lui avait été consacrée. Cela a par ailleurs été le point de départ d’un livre Autour de Franck publié en commun chez Publie.net un an plus tard, le 11/11/11 à 11h11 (grande fierté pour moi). Avantage du numérique, il comprend une lecture à deux voix de ce texte, lecture que nous avions réalisée une fois en public, moment inoubliable le 28/09/2011. En parlant de lecture, son autre blog Dans la ville haute propose celle intégrale de Franck, rien de moins.
Depuis, autant dire que je veille sur Anne comme le lait sur le feu : idées, intelligence, talent, elle bouillonne littéralement, déborde parfois sur la gazinière, mais avec elle, jamais de faux fuyant, c’est la vie prise à bras le corps, une idée égale une action, authenticité parfaite.
Pour s’en convaincre, achetez chez votre libraire préféré Décor Lafayette et sa belle couverture en or, tout juste sorti aux éditions Inculte : on pourrait croire un livre dévolu aux magasins du même nom, mais ici tout vous dépasse :   langue magnifique au service d’une épopée (bientôt sur Feuilles de route).
Lorsque Anne m’a proposé ces vases communicants, j’ai repensé au texte qu’elle a consacré au film Claire Dolan de Lodge Kerrigan, lu après projection dans un cinéma à Montreuil (autre beau souvenir : il suffit qu’elle s’empare de n’importe quel sujet et c’est facile, réfléchi, construit, émouvant, c’est énervant à la fin…). Donc le cinéma : j’avais envie d’en parler avec elle, et d’Agnès Varda en particulier. Anne héberge sur son site ma découverte du film L’une chante et l’autre pas, voici le sien ci-dessous.
TB

 

En face (le bonheur)

bonheur01.jpg (404547 octets)

 

J'ai trouvé Le Bonheur en décembre dernier dans Tout(e) Varda, coffret qui vient de sortir et réunit en DVD l'intégralité des films d'Agnès V. Je savais qu'y jouaient Jean-Claude Drouot, sa femme et ses deux enfants, et qu'il avait choqué, à l'époque. J'ignorais pourquoi.

Il choque encore.

 

*

 

On ne peut détacher le bonheur de son âge : il est né en 1964. La banlieue, alors, mêlait tours et campagne, inutile d'aller loin pour pique-niquer. Nettes et propres semblaient les barres d'immeubles lancées à travers champs, à l'orée des forêts nouvelles. Les affiches dans les rues annonçaient Georges Brassens, les ice-creams des cafés s'appelaient tentation. A la poste, de jeunes femmes derrière un comptoir composaient avec grâce le numéro recherché et les enfants s'élevaient seuls, sans fatigue, sans crier.
Lui était beau et brun.
Elle était blonde et belle.
Elle était belle et blonde. Elle ressemblait beaucoup à la première.

Le bonheur c'était les petits à  la sieste ; le métier paisible, sans horaires ; la maison à vingt ans avec jardin devant ; la voisine qui surveille quand l'enfant escalade ; les rues assez tranquilles pour laisser passer les mariés et les photographier, au milieu de la chaussée, sans craindre le trafic.
Le bonheur c'était la nature, bouquets, gerbes de blé en couleurs saturées, du trop jaune et trop rouge, du trop bleu, du trop vert. Se dire et se redire qu'on est bien, là, maintenant, dans les bras l'un de l'autre.
Le dire et le redire à la femme et l'amante qui sont, on le pressent, interchangeables même si dans l'amour quelques différences s'affirment – dans le discours, du moins. Ainsi, l'homme expliquera à l'amante qu'elle est plus libre que sa femme, plus audacieuse, ce qui nous fera un peu sourire (l'amante n'a eu qu'un amant, avant lui) mais sera corroboré par le montage, si rapide, si beau, de Varda (au plus près une épaule une main un regard une hanche une oreille un sein).
Le dire et le redire mais surtout affirmer, et c'est là où tout se transforme, que les bonheurs s'ajoutent, ne se corrompent pas. Utopie pure et dure de l'amour qui s'étend, s'élargit : on ne vole rien à l'absent/e.
Le bonheur, en 1964, c'est un homme et deux femmes et l'on aurait aimé une femme et deux hommes,  un homme une femme un homme, une femme un homme une femme, pour ne pas risquer de se tromper. Parce que le genre ne compte pas, qu'il n'est pas question d'adultère. Il s'agit d'aimer, et d'aimer. On ne va pas tuer ceux qu'on rencontre dit Varda dans une interview, évoquant le hasard qui met sur notre route plus d'un, plus d'une, malgré ce que soutiennent les contes.

Le bonheur, on peut se moquer, ressemble à une publicité dans laquelle on prend en famille le petit-déjeuner dehors. Le bonheur ne connaît ni chômage, ni laideur, ni obstacles divers. Il s'affirme, voilà tout, rend visible l'invisible, le non-dit, l'impensable sans placard ni porte claquée. Le bonheur, c'est accueillir qui passe, oser lui dire qu'on l'aime sans craindre d'entendre non puisque tout est si simple. Dans Le Bonheur, tout le monde dit oui.

 (quitte à mourir, nous y reviendrons)

Le bonheur c'est accepter le sort, valser le samedi, se reposer le dimanche. C'est travailler beaucoup mais sans être à la chaîne. C'est nourrir et bâtir, transmettre, transformer sans douter de l'avenir. Le bonheur est moderne et loin dans le passé.

Le bonheur d'aujourd'hui n'a pas fait de progrès. A regarder les boni, comme les nomme Varda, on entend quatre « spécialistes » (de la femme et du cinéma, du cinéma et de la femme, et encore ? De quoi d'autre encore ?) qui en parlent et que je renonce à citer. Ils dénoncent l'égoïsme du si beau menuisier qui voudrait l'amour du monde, tout l'amour, tant et plus. Ils disent : l'épouse s'est  suicidée. Ils pensent : ah, voilà bien un homme, pour se permettre de naviguer.
Ils affirment : la fin est dérangeante, et voilà qui est vrai, puisque la seconde femme, en automne, prend la place de la première, morte l'été, sans que rien ne soit déplacé. Mêmes gestes, même silhouette, même approche...
Ils parlent de perversité.

Ce qu'il aurait fallu, pensais-je, c'est ne pas être trois, mais cinq. Il aurait fallu à la femme rencontrer quelqu'un d'autre et à l'amante aussi. Que chacun librement oscille, comme Kathe entre Jules, Jim mais également Albert, qu'il ne faudrait pas oublier – souvenons-nous, c'est un point d'équilibre, Albert, dans le roman de Roché. Quand penche la balance vers trop de jalousie entre Kathe, Jules et Jim, il devient le troisième amant. Il joue de la guitare, l'enchantement reprend.
C'est fiction ? Oui bien sûr.
A ce compte il aurait fallu être six, sept, huit, neuf.

En attendant, erreur que d'avouer à sa femme la naissance d'un autre amour : elle semble l'accepter, s'y noie (nous ignorons comment). Le bonheur finit mal, pour elle, tandis qu'il se poursuit pour le couple restant, parfait miroir de l'autre – quand la seconde blonde frotte, nourrit, caresse, prend la place de la mère sans que personne ne bronche, ni enfants, ni famille, ah voilà le scandale.

Le bonheur se finit. Le bonheur se poursuit.
Bien et mal, toujours.

 

Anne Savelli

(01/03/2013)