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© Thierry Beinstingel

Grouillot 

Texte paru en avril 2011 pour l'ouvrage collectif Éloge des cent papiers

 

Grouillot : nom donné à l’apprenti typographe à qui étaient confiés les travaux de manutention.

Hausse-mioche :  Terme désignant le tabouret utilisé par les jeunes apprentis typographes pour être à bonne hauteur.

 

Dans son dos, il y a la glissade de la route en direction des faubourgs et des jardins. Devant lui, la pente s’évase jusque sur la place où, dit-on, est né le philosophe Diderot. A sa droite, on entend le cliquetis d’une imprimerie, on devine de grosses machines noires derrière des vitres opaques. A sa gauche, les scies d’un menuisier miaulent, la poussière de bois déborde sur le seuil par une porte toujours ouverte. Il est campé au milieu de la rue, habitué, habité. Pas un pavé qu’il ne connaisse, pas un soupirail sur lequel il ne se soit penché. De culottes courtes en pantalons, aucune rupture, aucun voisin qui ne l’ait vu grandir. La rue est un théâtre et il a assisté à toutes les représentations : les internes de l’école qui la descendent pour rejoindre la cantine, Monsieur Dupati, blessé de guerre, qui la remonte, cabas coincé au bout du moignon. Mais aujourd’hui, campé au milieu, l’ombre à peine d’une moustache, il y a à droite l’imprimerie, à gauche, le menuisier. Il pourrait entrer chez l’un ou chez l’autre : il est en âge. Juste entrer, saluer, choisir. A cet instant précis, il sait pourtant où va sa préférence : le mystère des machines noires derrière les vitres dépolies, les bruits étranges, semblables à ceux des vélos, pignons, poulies, chaînes, transmissions, engrenages, le fer sur le fer, l’odeur d’huile. Oui, il pencherait pour l’imprimerie. Ouvrir la porte. Ah, c’est toi ? (il est connu, forcément). Se placer devant une de ces mécaniques, regarder l’employé, ses gestes, sa manière de siffloter, le patron qui baisse ses lunettes pour voir qui arrive. Il est déjà venu tellement souvent, il suffirait juste qu’il s’attarde, le temps qu’on le remarque, que l’employé lui dise : ben tiens, puisque t’es là, passe moi… Et de revenir le lendemain, même cinéma, se faire petit, apporter, transporter, qu’on s’habitue à lui : puisque t’es là, passe moi, va chercher… Faire quelques courses pour le patron, aller porter une commande urgente, ramener des bières. Et que passe le temps. Ce serait un emploi sans nom, à peine une expression bourrue, gamin ou grouillot, quelque chose de fragile pour celui qu’on avait vu pousser dans la rue. D’ailleurs un jour, le patron la traverserait avec lui pour aller chez le menuisier. Ils en ressortiraient avec un tabouret. Pas un de ces machins compliqués avec une vis sans fin pour régler l’assise, plutôt quelque chose de simple, quatre pieds solides assemblés en trapèze avec au-dessus un carré de planches dur au fesses. Tiens, voilà un hausse-mioche, dirait le patron en plaçant le siège à côté de l’employé sans que celui-ci ne cesse un instant de siffloter. Juste entrer, saluer, et ce serait gagné, l’avenir, la fin de l’enfance laissée dans son dos avec les faubourgs et les jardins. Il ne l’a pas fait, a continué en direction de la place où, dit-on, est né le philosophe Diderot. Plus tard, le hasard a voulu que son premier livre soit édité chez l’imprimeur. Plus tard encore, quand on lui demande ce qu’il écrit, il répond « je fais le grouillot » mais personne ne comprend la noblesse qu’il met à l’expression.