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Étonnements 2008


J'ai la chance de pouvoir habiter dans un petit département où le journal, la PQR comme disent les spécialistes, se restreint encore aux actualités succinctes, l'arbre de Noël pour les enfants des employés de la petite entreprise du coin, le départ en retraite d'un agent hospitalier ou tous les voeux de mariage aux jeunes époux. Je porte aussi un intérêt particulier aux rubriques nécrologiques. Ce n'est pas de la curiosité malsaine, je le prend plutôt comme une sorte d'hommage envers ces disparus, généralement inconnus ou dont les noms "du coin" évoquent vaguement quelques connaissances. On regarde si par hasard, ce ne serait pas le frère de... le père à....etc. Les articles sont généralement brefs, rédigés par le correspondant local du village ou du quartier,  tâche peu noble mais essentielle : c'est la dernière fois que le disparu fera officiellement parler de lui, sa famille et ses connaissances en sont conscients. Après ce sera le grand oubli. C'est la dernière fois mais c'est souvent aussi la première fois que l'on évoque ces petites vies, maintenant éteintes dans une mort humble.
Ce dimanche, trois disparus m'interpellent dans leur rubrique invariablement appelée nécrologie sous le nom d'un petit village quelconque dans lesquels ils vivaient, sans se connaître, chacun dans un coin du département. Ce sont trois septuagénaires, un peu en dessous de l'âge médian de l'espérance de vie, trois vieux garçons, Paul, Raymond et Émile.
Paul "né le 30 janvier 1934 dans une famille de douze enfants", a le sourire sur la photographie. Il est massif et pose devant une haie de thuyas. On lit que "Paul aimait la nature et vivait au rythme des saisons. Travailleur, il ne restait jamais inactif. Adepte de la cueillette des champignons, du muguet et des jonquilles, chasseur et pécheur".
Raymond porte un nom allemand, sa photographie est austère, sans doute celle d'un papier d'identité. Né la même année que Paul, "à sa retraite, il est toujours resté très actif, son jardin, l'élevage des poules et des lapins, la fabrication de son bois et la cueillette des champignons".
On apprend qu'Émile avait un frère jumeau et que "nés le 15 juin 1931, deuxième et troisième enfants d'Henri et Blanche, cultivateurs, les deux garçons ont repris peu à peu la ferme en la modernisant". Le frère "plus tourné vers l'extérieur, fleurissait la cour. Émile, tenant plus de la maison, cuisinait lapins et canards de leur basse-cour".
Trois célibataires donc, garçons de ferme et destins solitaires semblables à celui que j'avais évoqué dans Paysage et portrait en pied-de-poule. Trois petites vies, trois morts humbles tellement éloignées de ce qu'on se représente. On pense généralement que la réalité se situe entre ville et supermarché sur fond de ce que draine nos évènements mondiaux. Qui se souciera un jour que, pour ces trois types et combien d'autres encore, elle s'est située dans une campagne profonde et taiseuse, au milieu de lapins, de poules et de champignons, un monde qu'on n'imagine parfois même plus, de la même manière qu'eux avaient sans doute du mal à se représenter les agitations boursières, les folies de la ville.
Pierre Bourdieu, justement, avait écrit en 1993, La Misère du monde remarquable travail collectif destiné à rendre compte de l'état de la France. Les destins semblables à Paul, Raymond ou Émile n'avaient pas été oubliés, ils figurent dans un autre de ses ouvrages Le Bal des célibataires. Quels sociologues sauront continuer se travail ? Ce serait pourtant simple, il suffirait de relater les condensés de vie de ces disparus simplement en recopiant les notices nécrologiques pour montrer le véritable visage de ce qui fut et qui subsiste encore. Ce n'est pas la misère du monde par contre, c'est peut-être pourquoi pas l'image d'un bonheur disparu, va savoir.
(19/12/2008)
 

Disons qu’au départ l’idée était bonne. Constituer une série de manuels, classés par siècle et destinée à assouvir l’appétit féroce de littérature des jeunes pousses qui déboulent à chaque rentrée dans nos merveilleux collèges et lycées. Mais comme il se doit, les plaisanteries les courtes étant les meilleures, au bout d’une trentaine d’année, la ficelle avait été bien usée. Le manque d’imagination aidant, le machin, qu’on ne savait plus nommer que par les deux noms des auteurs, avait pris le singulier exotisme de Bouvard et Pécuchet, (qui ne nous disaient strictement rien), plus sûrement, le gag d’un Laurel et Hardy qui se seraient fourvoyé dans un univers où les gaffes ne pouvaient être que celles des potaches que nous étions. Un rien à l’époque nous faisait rêver en regardant la pendule qui ne passait pas. Quand Roland sonnait le cor (volume du Moyen-âge), nous faisions un bruit de trompette pour faire rire les filles. Rabelais nous plaisait également mais nous poussions du balai le chiant Du Bellay (volume du XVI° siècle). Avec Molière (volume du XVII°), on faisait la sortie annuelle au théâtre, autre motif de chahut. L’ennui s’installait de nouveau tout au long du volume du XVIII° avec Voltaire, Rousseau et Diderot (sauf pour ce dernier, quand il fallait aller déguiser sa statue, c’était l’usage à chaque fin d’année scolaire dans sa ville natale). On commençait à s’intéresser à Baudelaire et surtout à Rimbaud, notre frère aîné de cent ans plus vieux, mais déjà il fallait songer à rentrer dans la vie active : on avait trop traîné dans les couloirs, « peut mieux faire » revenait dans nos carnets comme un leitmotiv, on déboulait dans le volume du XX° siècle, déjà préoccupé de cet avenir. On n’avait déjà plus le temps pour avaler la bourgeoisie de Marcel Proust, ni la prose alambiquée d'André Gide. Les deux Paul, Claudel et Valéry, avaient l’âge de nos arrière-grands-pères. C’était par eux que s’arrêtait la littérature la plus contemporaine, commencée des années auparavant par le premier volume et les trompettes de Roland. Ce mâchonnement insipide de milliers de pages ne nous avait pas rassasié et les vingt centimètres de hauteur que nous avions pris, nous les devions seulement aux frites de la cantine du lycée et non aux Nourritures terrestres.
Bien sûr, ça ne pouvait pas tenir. Bordas a bien tenté de continuer la série avec d’autres éminents professeurs tous dévoués à nous faire aimer la suite de ces aventures littéraires. D'autres volumes sont parus, même format, même pagination austère. Ils étaient déjà périmés à peine sortis, pourtant  leurs titres tentaient de nous faire croire à des prolongements infinis : La littérature en France depuis 1945, suivi plus tard par La littérature en France depuis 1968. Nous sommes ainsi des générations a avoir avalé un tel concept usé jusqu’à la corde : on voulait nous faire aimer la lecture avec la douceur de cinq kilos de volumes assenés sur nos têtes. Nous avions laissé la vie active nous prendre avec soulagement. Nous étions devenus parents et nos enfants nous sollicitaient de même pour les aider au sein d’insipides manuels dont les auteurs prétendaient, grands dieux, vouloir abolir l’image austère que nous avions vécue mais l’héritage avait le même goût d’ennui : se mordre la lèvre jusqu’au sang pour résister dans la pesanteur des jours. Nous ne savions pas trop quoi leur répondre, nous revivions douloureusement les mêmes impressions, on tentait d’autres dérivatifs : pense à ton avenir, plutôt qu’aux livres, ce sera plus utile. Avec le temps, dans la déliquescence des jours et la nostalgie qui aplanit tout, il n’est pas exclu que nous regrettions ces beaux volumes cartonnés. Régulièrement d’ailleurs on réédite toute la collection. Ne pas céder à cette tentation, se dire que nous embellissons nos souvenirs simplement parce que nous les avons remplis dans le grand vide de notre adolescence mais que n’importe quelle autre ordonnancement de l’esprit aurait fait l’affaire.
Le reste, on l’a appris tout seul, à tâtons, dans des éditions de poche que le maigre argent du même nom nous permettait seulement d’acheter. Les librairies comme des cathédrales avaient succédé au hangar de l’hagarde Michard. De fil en aiguille, de reprise en raccommodage, on s’est constitué soi-même un paysage sans murs, ouvert sur les mots, les phrases comme des arbres et les paragraphes comme piquets de clôture. On a même appris depuis à aimer les manuels : celui-là, par exemple La littérature française au Présent, 2° édition augmentée, de Dominique Viart et Bruno Vercier (en Notes de lecture cette semaine ). On le saisit, on le feuillette, on s’y réfère, on y puise. Puis, seulement au moment d’écrire cette note, on s’aperçoit que c’est le même éditeur qui nous a tenu en manque d’haleine au moment où nous en avions le plus besoin.
(12/12/2008)
 

C’est à propos de l’article du monde intitulé C comme culture, D comme déclin, E comme erreur. Cette interview, pilotée par l’inévitable Josyane Savigneau, donne à nouveau la parole à Donald Morrison, auteur de l’article sulfureux paru dans Time Magazine il y a quelques mois et qui prononçait par sentence le déclin de la culture française dans le monde.
Soit. Ce point de vue ne m’émeut pas, je pourrais même être d’accord avec cette affirmation, mais l’analyse qui en est faite manque d’honnêteté intellectuelle. Cette façon de remonter au créneau en créant une polémique artificielle fait inévitablement penser à certains duels politiques où on nous jure que, grand dieu, tout va changer… avec les mêmes.
Le déclin est ainsi vilipendé par ceux, critiques ou éminents membres d’une intelligentsia littéraire, qui ont contribué activement à pousser dans l’ornière cette fameuse culture française en se polarisant autour des mêmes auteurs depuis des années.
Le niveau philosophique de ce dialogue est comparable aux échanges les plus réussis de Plus belle la vie : notre interviewé nous explique que «ici tout le monde écrit, tout le monde peut et veut écrire », renchéri par le propos complice de l’interviewer : « il est vrai que trop de Français se croient écrivains ». Souhaite-on un élitisme ? Que nenni, on s’en défend : « je voulais dire qu'en France, il y a trop peu de pièces intelligentes accessibles à un large public », s’empêtre notre interviewé un peu plus loin à propos du théâtre.
Arrêtons de tourner autour du pot : traduit en langage concret, ça veut dire qu’il faut réduire le nombre d’écrivains, stopper cette surenchère de manuscrits qui encombre les éditeurs, coûte du temps et de l’argent. Bref, il faut consacrer un maigre troupeau d’auteurs facilement consensuels, immédiatement repérables et qui rapporteront au final beaucoup de « pièces intelligentes » - en or donc - à un petit monde qui se sert les coudes (voir dans cette même rubrique ma note du 02/05/2008, à propos d’une affaire juteuse passée complètement inaperçue).
Voilà donc l’idée du renouveau de la culture française : rien ne change : déclinons ad vitam eternam le déclin. C’était ce que voulait véhiculer cet article, ce n’était pas si difficile à dire, ça tenait en une ou deux phrases. Ce n’était pas la peine de consacrer autant d’énergie à cette laborieuse interview, cela m’aurait évité de perdre un temps précieux à la lire. Parce que, excusez-moi, mais j’ai à beaucoup à faire. « Trop de Français se croient écrivains » : je suis de ceux-là. Car c'est en offrant la plus grande diversité possible que l'on peut explorer toutes les pistes de la création littéraire. Pour l'instant, mon éditeur écoute cette diversité (pour combien de temps encore ?) et cette façon traditionnelle d'envisager la littérature en France me convient : je ne lui apporte aucun bénéfice, mais, juste retour des choses, je ne réclame pas d'"à-valoir colossaux" dont il est question dans cet article. Si le même article vilipende la facilité
"d'être célèbre en France avec des romans médiocres", c'est bien la preuve que le milieu du livre mise sur les mauvais chevaux. Il est évidemment tentant de céder à la facilité et de miser sur la notoriété qui fait vendre, plutôt que de repérer ceux qui élaborent patiemment l'authenticité littéraire de demain. L'adage qui consiste à dire que le talent finit toujours par être reconnu est vrai, à condition qu'on ne tue pas dans l'oeuf la moindre velléité d'écriture.
(05/12/2008)
 

Il est évidement drôle de visiter un festival consacré à la photo animalière quand on vient tout juste de terminer une série de nouvelles sous forme d’un bestiaire (voir en Notes d’écriture). Je ne fais pas le lien tout de suite. D’abord, trouver une place pour se garer dans ce dimanche matin glacial, se repérer dans la multiplicité des lieux dévolus à la manifestation. Le festival de Montier existe depuis douze ans. Idéalement situé à proximité des grands lacs du Der et de la forêt d’Orient, il s’inscrit avec naturel dans un lieu fréquenté par nombre d’amateurs venus admirer les grues cendrées et les nombreuses espèces d’oiseaux migrateurs qui font escale ici entre Scandinavie et Andalousie. Au fil des éditions, il a assis sa réputation internationale et accueille plusieurs dizaines de milliers de visiteurs. Le gros bourg pousse ses murs, réquisitionne la moindre salle communale, des entreprises prêtent leurs hangars, on installe des chapiteaux pour répondre au nombre toujours plus croissant d’exposants. Il faut un week-end entier pour faire le tour de la quarantaine d’expositions réparties sur une dizaine de sites, regarder les milliers de clichés, tous magnifiques, participer aux débats, aux conférences, aux présentations.
Je ne fais pas le lien toute de suite, donc, entre l’écriture à peine achevée de mes histoires d’animaux et les premières photographies que je regarde. Que ce soit les bois enchevêtrés d’un troupeau de rennes comme une forêt vivante ou l’arc gracieux et coloré d’une fragile libellule isolée, tout ici nous surprend dans un esthétisme souvent patient. On sait que certains clichés sont le fruit parfois de plusieurs jours d’attente, plusieurs mois de préparation. On se laisse glisser dans ce compagnonnage de mammifères, d’oiseaux, poissons ou crustacés, parfois si proches de ce qu’on connaît. Là, c’est un chevreuil aperçu dans un champ lors d’un trajet en voiture et c’est exactement cette image qu’on aurait voulu se fixer en mémoire. Ici, cette coccinelle si insignifiante sur un brin d’herbe apparaît douée d’une vie minuscule que n’aurait pas renié Pierre Michon. Voilà, le lien est fait entre photographie et écriture. On retrouve ici, exactement ce qu’on a voulu y mettre dans les nouvelles tout juste terminées. Notre façon de regarder ce monde sauvage, inconnu, dans lequel on ne pourra jamais pénétrer, qui nous heurte dans notre manière de tout nous approprier. Chaque animal, si domestique soit-il, possède cette part de mystère, ce glissement vers la fiction en miroir de notre propre existence et c’est sans doute cela que j’ai tenté d’évoquer par écrit. Les affûts patients des photographes animaliers, les préparations longues et minutieuses participent du même élan, se projeter et, à travers la petite seconde d’éternité chère à Prévert et à Doisneau, raconter sa vie finalement dans l’instantané d’un cliché. Vincent Munier et son voyage au Kamtchatka ou Michel Loup (un nom prédestiné) en photographiant la vie à fleur d’eau dans nos étangs en racontent autant qu’un poète.
(28/11/2008)
 

La guerre et ce qui s’en suivit : c’est le titre d’un des poèmes autobiographiques du Roman inachevé d’Aragon. Le poète participa au front de Picardie en 1918. Pendant ce temps, André Breton soignait les soldats qui revenaient du front, après un passage comme interne dans l’hôpital psychiatrique de ma ville en 1916. Si je cite ces deux initiateurs du surréalisme c’est qu’on oublie trop souvent de dire que ce mouvement s’inscrit en réaction contre la guerre et ce qui s’en suivit, c'est-à-dire l’édification d’une mémoire mausolée, intouchable. A ce titre il est facilement compréhensible que Blaise Cendrars par exemple ne put jamais rejoindre ce mouvement dont il était pourtant proche par certains compagnonnages, le besoin qu’il avait de témoigner avec un texte comme J’ai tué était bien trop fort. Besoin identique pour Maurice Genevoix avec Ceux de 14, la littérature de l’immédiate après-guerre semblait avoir jeté les bases d’une division manifeste entre les quelques auteurs qui avaient réussi à échapper à la grande guerre. En 1925, alors que la revue La révolution surréaliste multiplie les provocations, Maurice Genevoix reçoit le prix Goncourt pour Raboliot. Les années vingt sont ainsi le point de départ commun de la notoriété d’écrivains différents mais qui se côtoient sans jugement péremptoires, me semble-t-il. André Breton, pape du surréalisme, habitué aux éclats et aux dénigrements retentissants pour qui ne suivait pas la ligne, est curieusement muet au sujet de Maurice Genevoix. L’inverse est aussi vrai mais moins étonnant, le secrétaire perpétuel de l’académie française étant réputé plus courtois. Finalement, les deux écrivains ont poursuivi leur carrière de littérateur pendant un demi-siècle, voir plus, cohabitant dans une indifférence polie, revêtant au même moment leurs habits verts ou le mépris de cet encartonnage, mais devenant à leur insu des classiques du Lagarde et Michard. Alors qu’on aurait pu s’attendre à quelques éclats plus virulents devant deux conceptions différentes de la littérature, le silence qui y répond n’est peut-être que la marque d’un pacifisme obligatoire, sorte de raz le bol pragmatique après l’armistice, un plus jamais ça qui pourrait expliquer ce ménagement réciproque de la part de ces hommes qui avaient connu les même horreurs. Au sortir de la guerre et ce qui s’en suivit, la bataille d’Hernani n’a pas eu lieu.
(21/11/2008)
 

Je suis un amateur de jeux de mots laids. Où plutôt devrais-je dire, c’est une tradition familiale. Mon beau-père a toujours eu le sens de ces formules ludiques (« au ciel, les potes iront »). Le jeux de mot laid a la particularité d’être inusable. Son caractère inoxydable provient justement de sa rusticité : il n’est pas grivois, et encore moins vulgaire, à peine amusant, pas intello pour deux sous, immédiatement perceptible. Il est là, tout simplement dans le hasard de consonances détournées de leurs sens. Il vient ponctuer un échange verbal avec la même incongruité qu’un point virgule vient se glisser dans un texte écrit. Que mange-t-on à midi ? Du steak haché. C’tait caché où ? Et ainsi de suite, dans les banalités du quotidien. Si quelqu’un s’avise de demander « je mets ça là ? », il se verra répondre immédiatement et d’un seul élan par les membres de notre société secrète : Messala Ben Hur. C’est sans doute puéril, mais je trouve cela, comment dire, apaisant, décalé dans ce monde de brutes ; ça permet, non pas de prendre de la hauteur mais justement de regarder au raz des pâquerettes, ce qui n’est souvent pas moins intelligent. De ma grand-mère, je me souviens de ses expressions « frise-poulet » et « turlututu chapeau pointu ». J’y associe aussitôt sa voix et son image. Peut-être alors que ces bons mots sont plus une sorte de suspension du temps. Nous avons répété à satiété à nos enfants « ah ! tu nous la sors bonne », juste histoire de souligner une de leurs plaisanteries et sans savoir que justement l’un d’eux irait dans cette université. Il y a fort à parier que notre progéniture a adouci de cette poésie simpliste la doctorale austérité de ce lieu, ce n’est pas plus mal. Petite contre culture sympathique et sans aucune animosité, le jeux de mots laids assoit sa lente et douce subversion en face de la rigueur du monde.
(13/11/2008)
 

Gascogne : vent de force 5 à 8 fraichissant 8 à 9. Mer calme à peu agitée mollissant 4 à 7 sur secteur sud-ouest dans la nuit. De la pointe de Penmarc'h à l'Anse de l'Aiguillon : Vent de nord-ouest 5 à 6 Beaufort, puis retournant au secteur ouest 4 à 6 Beaufort virant 7 à 8. Mer agitée à forte, devenant agitée à peu agitée… Quand je tombe sur la Météo marine de France Inter, il est déjà plus de vingt heures, je suis forcément dans une voiture puisqu’il n’y a que là que j’écoute la radio, je reviens sans doute du boulot, je suis généralement fatigué, coincé entre une à trois heures de route sans discontinuer. La dérive hypnotique de la conduite aidant, en écoutant ces paroles, on se sent forcément marin, traversée solitaire de vagues d’autoroutes, ronronnement régulier du chalutier à quatre roues qui vous ramène à bon port. Pour peu que les rafales d’un grain fouettent les vitres, que le pinceau des phares ait du mal à percer les rideaux de pluie, alors oui, on est bien dans la houle d’ouest décrite, cap Gris nez ou cap de la Hague avec vent s'orientant sud à sud-est, force 3 à 5, fraîchissant 5 à 7 Beaufort en seconde partie de nuit.
Cette prose de spécialiste, loin d’être indigeste, me fait rêver et, à ma grande surprise, je ne suis pas le seul : il suffit de consulter ici, le blog où j’ai puisé l’exemple en haut de la page ou encore ici et et  et bien d’autres encore. On y découvre qui est la voix de la météo marine et l’étrange pouvoir que peut avoir sur nous des mots assurément bien techniques : « Pourtant je capte que dalle à ce qu'elle dit, j'y connais rien en météo marine, mais tous ces noms de zones qu'elle donne, iroise, shannon… cantabrico... mon préféré cantabrico... tout ça nous emmène au fond d'une taverne  où les marins arrêtent toutes leurs conversations pour ne plus écouter qu'elle » s’enflamme une internaute. Plusieurs osent le mot poésie, l’un n’hésite pas à déclarer que « Baudelaire à côté c’est fade ».  Un comble : L’Albatros a du mal à nous faire décoller de la météo marine, Charles doit s’en retourner dans sa tombe et c’est pas facile pour lui, coincé entre sa mère et son beau-père, le Général Aupick, au cimetière du Montparnasse. Pourtant c’est bien nous qui l’avons reconnu en apôtre de la modernité, qui sait ce qu’il aurait inventé alors dans ces formes nouvelles, jusqu’à l’incongruité d’un bulletin journalier.
Du coup, cela me fait doublement réfléchir. En premier, cela nous conforte au sujet de la poésie qui est forcément là où on ne l’attend pas, par définition. En second, parce que je m’intéresse de près à toute forme de langage professionnel et à ces collusions avec notre littérature (voir note d’écriture précédente). On a forcément tendance à opposer la langue du monde du travail à la littérature. Or, la météo marine ainsi déclamée dans son décalage de sens, me fait penser à Leslie Kaplan décrivant l’usine dans L’Excès l’usine : c’est de la même distance que naît la poésie. Alors, comment expliquer que la langue économique, managériale ne provoque pas le même attrait ? Sans doute parce que l’objectif d’une telle langue professionnelle n’est pas gratuite mais intéressée, prompte à la manipulation des foules dans la vertu collective du travail et il y a forcément résistance à cette visée. On ne se fait plus avoir (enfin moins…) depuis le nazisme. On est ici proche d’une pensée révélée par Hannah Arendt que l’on retrouve souvent quand on évoque les travers de notre civilisation besogneuse à outrance et qui empêche toute autre forme d’organisation sociale. Pourtant, à bien y regarder, la météo marine est bien ancrée dans un repérage scientifique précis (l’échelle de Beaufort, la pression en hectopascal), reflet d’un scientisme global de notre société que Hannah Arendt a, à juste raison, également dénoncé. (voir en note d’écriture) C’est donc par un autre mécanisme que nous touche cette poésie de la pluie et du beau temps, sans doute de la même manière que nous séduit la prose de Georges Perec, par l’attrait de la contrainte et la révélation de la beauté par celle-ci. Ici, la contrainte serait cette énumération toujours formelle des situations météorologiques, mais qui en même temps, par la répétition et le rythme des mots uniquement engagés dans le sens abstrait du calcul et de l’exotisme géographique, confine au merveilleux comme dans un conte.
(31/10/2008)


Josiane Nardi s’est immolée devant la maison d’arrêt du Mans. Elle était la compagne d’un sans papier arménien qui y purgeait une peine de prison. On met donc fin à ses jours aussi bien aux portes de prison qu’à l’intérieur en ce moment. Rien ne laissait prévoir un tel désespoir, «l'échange avait été calme» selon les propos du Préfet faisant référence à un appel de la victime, une semaine auparavant. Ce qui vient de se passer a vu la stupide réponse convenue et officielle, réduisant le drame à une banale affaire de droit commun. De la même façon, on restreint les suicides dans les entreprises à des drames familiaux et les morts récentes des prisons de l’Est sont des chantages qui ont mal tourné de la part de détenus pour obtenir une télé, qui, comme chacun sait est le comble du bonheur à atteindre. Cynisme d’état : autant ne pas épiloguer dessus.
Ce qui m’interpelle, c’est la réponse du préfet où rien ne semble plus compter que le calme qui sauve les apparences. Faites un petit chambard en bas de votre immeuble, sifflez un hymne national, interpellez le chef de l’état au salon de l’auto : la réponse est immédiate. On n’a jamais été aussi à l’aise que dans la prompte riposte à quelque chose de précis, une provocation, une incartade. Mamadou et la jeune femme qui ont refusé d’obtempérer lors de contrôles routiers (note d’étonnement du 19/09/2008) l’ont bien compris : trois armes braquées sur vous, c’est sûr que le retour au calme est rapide. Car rien n’est plus dangereux qu’un agité du bocal, on le sait bien. Donc le préfet s’étonne, «l'échange avait été calme», entendez par là, qu’il n’avait pas fallu user d’une injonction musclée, quelque chose pouvant éveiller les soupçons d’un mal-être, être retracé dans une main courante de police, bref devenir prévisible. Car autant on se réclame du calme, autant on perçoit ce que ce silence peut avoir d’inquiétant : l’inattendu, l’imprévisible est la terreur de toute organisation, de toute entreprise, de tout gouvernement. On là bien vu avec cette crise financière qui a déboulé dans le monde : les réponses que l’on élabore cherchent en premier à réduire cette imprévisibilité des choses. On aimerait rassurer ce brave préfet, touché par cette triste affaire et lui dire que tout demeurera à présent tranquille et que ce sera la marque du bonheur paisible de ses administrés. En effet, le calme règne. Toutes les décisions passent comme des lettres à la poste, personne ne se rebiffe. Nous le constatons dans notre quotidien. Moi-même au bureau, je ne dis jamais rien, ne conteste aucune décision, ou alors, quand ça m’arrive (j’ai l’esprit taquin) je suis obligé de dire que c’est « pour rire » (pourrir ?) afin ne pas peiner les décideurs de mon entreprise, obnubilés par la présence du calme. Je boucle la boucle donc et je pense au fameux article de Pierre Viansson-Ponté, « La France s’ennuie », paru deux mois avant mai 1968. Cynisme personnel : autant ne pas épiloguer dessus.
Mais en ce moment, je pense surtout à Josiane Nardi, nom et prénom anonymes, femme destinée à l'oubli mais qui rejoint Sylvain Schiltz dans mon petit Panthéon des victimes de la stupidité des hommes. L’une a périt par le feu, il y a une semaine, l’autre par le froid en 2005, les deux dans la tiédeur unanime et éternelle d’une société qui préfère avoir bonne conscience dans l’hommage médiatique à Sœur Emmanuelle plutôt que d’assister aux obsèques de Josiane Nardi. Cynisme collectif : autant ne pas épiloguer dessus.
(24/10/2008)
 

« Sa famille d'imprimeurs à l’éditeur, plusieurs générations : dans la même rue, c’est encore voir la silhouette d’une grosse machine sombre par les vitres dépolies, c’est encore entendre son bruit, un va et vient mi-pneumatique, mi-mécanique, c’est encore sentir une odeur indéfinissable de colle et de caoutchouc, c'est encore et même si tout a disparu. L’éditeur prétend que toute cette proximité des lieux, des métiers, des sens, bref une sorte d'esprit a dû passer dans nos sangs à tous les deux. Il prétend avoir dormi dans la chambre de Diderot, dans la maison d’en face, la vraie maison natale, celle que la statue ignore en tournant le dos, il prétend avoir appuyé sa tête contre le même mur, les pierres encore empreinte de leurs souffles, peut-être, va savoir. Pour toutes ces raisons, l’éditeur fut mon premier éditeur.»
Ce texte est issu de Langres s’use, disponible uniquement sur Feuilles de route et que j’ai écrit entre mai et août 2005. L’éditeur, dont il est question c’est Dominique Guéniot. L’imprimerie s’appelle imprimerie du ¨Petit Cloître du nom de ma rue natale. Et la maison dans laquelle j'ai usé mes premières culottes appartenait à la famille de l'éditeur. Diderot, Guéniot et moi : le vieux Langres est grand comme un mouchoir de poche, on aurait pu se héler de berceau à berceau si deux cents ans quarante cinq ans ou quinze piges ne nous avaient pas disjoints. C’était Gérard, le frère de Dominique qui avait repris l’affaire familiale. Dominique, lui, avait opté pour les livres. Gérard est mort la même année que mon texte et Dominique vient d’arrêter l’édition pour cause de retraite. Toute une époque s’en va… Mais c’est loin d’être triste car l’imprimerie continue avec François, fils de Gérard. Elle s’est même agrandie et a migré dans des locaux neufs et pratiques d’une zone industrielle. La maison d’édition de Dominique a déjà sauté par-dessus la place et la statue Diderot pour s’installer dans une rue plus passante depuis quelques années : il y a un magasin d’exposition, comme autrefois les libraires-éditeurs, façon Arthème Fayard. C’est Alexandre Richer qui a repris la maison, tout jeune mais riche de quatre années universitaires d’histoire, six d’édition et déjà longtemps que Dominique l’avait embauché. C’est arrivé, ça continue, c’est beau. Mon premier livre La Réserve va pouvoir demeurer sur les rayonnages avec sa belle couverture verte. Langres n’est pas trop petit pour une maison comme celle-ci : littérature régionale, dit-on à Paris, avec un air condescendant parfois mais il suffit de consulter le catalogue et les nouveautés pour rabattre le caquet : ça vit, c’est fourni. Et en plus, ça se lit ! Il ne passe pas quelques semaines sans qu’on me parle de La Réserve. Le livre circule encore, on me demande une suite, c'est-à-dire autre chose que ce que j’écris maintenant, une histoire qui puisse intéresser les habitants de mon petit département, à peine cent cinquante mille habitants. Ce n’est pas plus chauvin que d’écrire pour les éditeurs de Saint-Germain-des-Prés quand on y pense. Mais vraiment, ma grande fierté c'est cette courte distance qui nous réunit le philosophe Diderot, l'éditeur Dominique Guéniot et moi : moins de cinquante mètres quand nous étions nourrissons à Langres.
(17/10/2008)
 

Je ne me mêle plus guère de politique. Peu de commentaires à faire et puis j’ai des idées bizarres qui mélangent droite et gauche, je ne dénonce pas le libéralisme (et même en ce moment…), je m’attache à des conceptions étranges, voire crispantes, genre les impôts pour tous y compris pour les moins riches, genre le choix d’une nationalité globale européenne, voire mondiale, avant celle de mon pays. Le port du voile ne me défrise pas les cheveux et l’entrée de la Turquie dans l’Europe non plus. Et puis dans notre civilisation médiatique, on s’attache plus au paraître qu’au fond des problèmes, ça déteint sur chacun de nous et nous nous contentons généralement de réactions épidermiques sur la politique. La dernière de mes crispations date d’hier : notre président, juste au début d’une conférence de presse traite « d’agité du bocal », un quidam qui l’avait interpellé peu de temps auparavant dans les travées du Salon de l’auto. Je ne supporte pas cette vulgarité du Sarko, d’autant plus de la part d’un type qui est censé représenter et défendre le moindre des citoyens, le dit citoyen en question étant embarqué manu militari sans pouvoir rétorquer à celui qui l'insulte. Type, Sarko… C’est bien lui qui nous pousse à la vulgarité. Et puis question d’agité du bocal, c’est l’arroseur arrosé avec sa tête qui dodeline tout de temps. L’agité du bocal ! Cela ne vous rappelle rien ? C’est le titre d’un pamphlet de Louis Ferdinand Céline en 1948 envers Jean-Paul Sartre, affecté de ce doux surnom. On connaît la passion de Céline pour les pamphlets qui ont fini par le pousser à rejoindre le Danemark en exil avec Pétain et toute une clique d’antisémites peu recommandables. Le langage excessif peut pourtant être un trait de génie et Céline l’avait prouvé auparavant. Notre président n’a pas le génie d’un Céline mais hélas, il nous a tous embarqué dans son voyage au bout de la nuit, son agité du bocal devient la triste histoire d'une bande de cornichons.
(10/10/2008)
 

La première fois que j’ai vu un chesterfield, c’était à Tours, étrange maison cossue et meublée qu’une partie de ma famille avait louée pour la poignée d’années qu’elle allait passer là-bas. La maison ressemblait à un musée et avait appartenu à un général qui s’était illustré pendant la seconde guerre mondiale. J’y suis allé pour un ou deux week-end : les locataires avaient l’habitude d’y vivre sans rien déranger de la plupart des pièces. Il y avait un bureau en haut de la mezzanine avec les portraits du militaire à étoiles aux côtés de De Gaulle ou d’autres généraux alliés, toute une histoire figée dans la retraite confortable qui avait dû suivre ses états de service prestigieux. Le chesterfield en vieux cuir usé était dans le salon en bas de la mezzanine, il y avait une cheminée, de vieux meubles cirés, toute une ambiance « so british », quelque chose d’indéfinissable et de chic, peut-être simplement du beau sans clinquant, une atmosphère en tout cas qui m’a depuis toujours séduit, à l’exemple de la maison de Maurice Genevoix qui d’ailleurs m’a pas mal inspiré pour élaborer mon bureau (mise à jour du 16 août 2001). Général ou écrivain, on pourrait penser qu’il n’y a rien en commun, hormis ce qu’on pourrait appeler le statut, la posture qui n’est jamais qu’un instantané impalpable, une photographie fuyante à l’image de celles de l’album Faulkner de la Pléiade, par exemple. Car s’asseoir sur un canapé est impalpable, c’est comme l’étrange paradoxe que l’on entretien avec l’obscurité (allumez la lumière et le noir disparaît, donc l’obscurité n’existe pas…) : on s’assoit dedans mais on ne voit plus le canapé : il faut se lever pour l’apprécier dans sa globalité, oui, mais il perd alors de son usage. Pour envoyer aux oubliettes cette bizarrerie, on a inventé la télévision qui permet de ne s’étonner de rien et surtout de rester collé à son canapé, langue pendante et regard bovin devant les images fuyantes, arrière train calé dans les coussins, sans le moindre soupçon d’une arrière-pensée sur le paradoxe évoqué ci-dessus. J’ai réussi l’exploit de ne pas doter mon premier salon d’une télévision. Mais du coup, la pièce est restée dévolue aux diners, visites. Généralement inoccupée pendant la semaine, le canapé de cuir vert et les deux fauteuils associés n’ont pas subit l’usure des séants trop fréquemment appuyés. Et de plus, lors des quelques réceptions pour anniversaires ou autres, les trois pièces se révèlent trop petites : on rajoute des chaises, on utilise les accoudoirs, on se tasse sur des poufs marocains ou sur l’étrange tabouret de bois en forme d’oiseau ramené du Brésil avant que le silence ne revienne dans la salle jusqu’à la prochaine visite. Le chesterfield et le fauteuil qui va avec ont été acquis après ceux du salon et occupent la véranda. Ils remplacent un vieux convertible en tissu passé, échoué depuis dans la remise au fond du jardin. J’avais, depuis lors, appris que le sofa qui ornait la maison-musée du général s’appelait un chesterfield, comme quoi le goût du beau s’apprend et rien que de prononcer son nom, même avec mon accent de mangeur de grenouilles, je me sentais déjà dans la peau d’un lord des Cornouailles avec jodhpur et pull cachemire, arpentant mes terres verdoyantes sur un fier destrier. De la cuisine, on voit toujours l’ensemble canapé fauteuil, parfois appelé aussi divan-club ou méridienne anglaise sur des catalogues de décoration auxquels ma maison ne ressemblera jamais avec son désordre rémanent. Parfois je fais un effort : pour l’ambiance, j’aime poser un bouquin à lire sur le large accoudoir du fauteuil, je me promets de m’y installer… et le livre reste parfois plusieurs jours à la même place. Il y a une télé aussi mais elle tourne le dos au chesterfield et fait face à la cuisine. Il me vient rarement à l’idée de l’allumer quand je suis dans le fauteuil… enfin si, parfois pour regarder un match de foot à chaque Mondial où la France va en finale, ce qui donne une idée de la fréquence. Je préfère écouter quelques CD de mon équipe favorite, Bach en avant-centre, Vivaldi en milieu de terrain et Beethoven dans les buts. Mais la musique m’occupe l’esprit et m’empêche de lire, la lecture m’empêche de regarder mon chesterfield et le fauteuil devient vite siège éjectable. J’abandonne la posture assise très vite, souvent déçu de ne pas savoir retrouver ce charme anglais qui me séduisait tant dans la maison du général. Cet état d’esprit constitue ma deuxième frustration britannique, la première étant celle de ne pas arriver à parler la langue de Shakespeare (chèquespire, chaiseterrefilde…) même si côté compréhension j’ai fait pas mal de progrès. But that is not the question, je sais bien que, dans la semaine, au hasard de mes fréquents passages dans la cuisine- pièce à vivre, je maudirai ce foutu chat qui sait bien profiter lui du ravissement anglo-saxon de mon chesterfield.
(03/10/2008)

 

Ça fait bien longtemps que je n’ai pas fait un inventaire télévisuel, c'est-à-dire, le recensement pendant une semaine de mes habitudes de téléspectateur. C’est par les mêmes mots d’ailleurs ou presque, que commençaient le précédent inventaire du 20/12/2006 (toujours en rubrique Étonnements de l’année idoine). Hormis la simple comptabilité des 21 mois qui sépare ces deux inventaires, c’est un changement qu’il me semble percevoir dans ma façon d’aborder la télé. Oui, j’avoue que je regarde avec intérêt quelques feuilletons américains depuis quelques temps. Plutôt que de me marteler la poitrine en me traitant d’intellectuel dégénéré dans la belle culpabilité dont nous avons l’habitude de nous parer, autant décompter froidement les heures passées sur le petit écran :
Jeudi 18 septembre : télématin de 6h30 à 7h et puis plus rien, ou plutôt si : le soir à Chaumont, une très belle rencontre d’écrivains en spectateur (sans le préfixe « télé »)...
Vendredi 19 : télématin de 7h30 à 8h et NCIS de 20h50 à 23h15.
Samedi 20 : pas de télévision de la journée (mais un superbe concert de musique classique d’un quatuor qui m’est cher – ça, c’est pour rattraper le coté intello…).
Dimanche 21 : rien.
Lundi 22 : télématin de 7h30 à 8h et Cold Case, de 20h50 à 23h15.
Mardi 23 : télématin de 7h30 à 8h et rentré vanné d’Amiens avec halte à Saint Quentin, 6h de route aller retour.
Mercredi 24 : télématin de 7h30 à 8h.
Tout cela nous entraîne vers un total de 7h20mn, soit 1h et des poussières par jour.
Finalement, chiffres à l’appui, ça ne fait pas plus que les précédents comptages. Ouf, j’avais peur que ma passion pour les feuilletons me force à un usage immodéré de l’objet post-ORTF ! Ainsi me ravit le regard de chien battu de l’enquêtrice jouée par Kathryn Morris dans Cold case (je préfère la traduction de « valise froide » à celles « d’affaire classée »). Ainsi me ravit encore plus l’équipe jubilante de l’agent Jethro Gibbs dans NCIS. Bien sûr, aucun lien dans ce ravissement avec le contenu brut de ces histoires, la compassion bon enfant, la morale unilatéralement américaine et au raz des pâquerettes. Alors quoi ? Le sang des cadavres disséqués dans NCIS ? Longtemps que mon âme de secouriste y est habituée depuis le jour où j’ai trié à l’occasion d’un congrès Croix rouge plusieurs milliers de diapos des rescapés plus ou moins vivants de la première guerre mondiale. Non rien de tout cela et je n’ai pas envie de fouiller le pourquoi du comment. Disons que j’ai une part de cerveau disponible, selon la fameuse formule de TF1 mais je revendique le droit de ne pas la justifier.
(26/09/2008)
 

Au cours des années, j’ai perdu 7 points sur mon permis de conduire et comme je suis plutôt du côté des gros rouleurs, je me suis décidé pour un stage de récupération de points. La chose s’est donc déroulée pendant deux jours dans la salle de réunion d’un hôtel de ma ville. Nous étions vingt conducteurs de tous âges, des jeunes débutants avec un permis probatoire de 6 points qui avaient déjà entamé leur capital, aux vieux routiers à fort kilométrage qui, comme moi, avaient accumulés les petites infractions. Après les formalités d’usages, vérification des numéros de permis et autres paperasses administratives introduites par nos deux animatrices agréées par la préfecture (dont une psychologue), nous pouvions être en droit d’appréhender la présentation de chacun avec la raison qui l’amène ici, genre réunion des alcooliques anonymes, d’autant que la consommation de ces breuvages écrête l’autorisation de rouler d’un tarif de 6 points à chaque fois : deux verres pleins en trop, un permis vide en moins. Évidemment, pour un écrivain, comment ne pas rester attentif aux personnages que nous formons tous. Entre ceux qui avaient joué de malchance avec la maréchaussée et ceux qui avaient forcé le destin à plus de 150 km/h sur les routes, toute une humanité était présente, renfrognée, curieuse, résignée, révoltée, indifférente, joyeuse ou triste, pimpante ou désolée. Déjà dans la cour nous avions repéré les styles : la grosse Audi du représentant de commerce à 100 000 km par an et qui n’a pas su se débarrasser de sa cravate pour le stage, la Peugeot de la coiffeuse du coin, petite dame nerveuse qui conduit trop vertement en ville, la moto de course d’un agriculteur pris en délit de grande vitesse, deux jeunes routiers, barbiches et fringues à la mode, venus sans leurs camions. A chaque récit, toujours les mêmes histoires, celui qui passe quatre fois par jour devant le même radar fixe en regagnant son domicile et qui finit par l’oublier, de même que sa vitesse, celui qui passe trop souvent à l’orange bien mûr, celui qui s’est fait pincer en sortie de boîte de nuit pour un verre en trop. Côté verre en trop, de Whisky d’ailleurs, il y a l’histoire de Marcel, 70 ans bien tapés, un personnage de roman à lui tout seul, profil de boxeur, derrière lui une carrière d’arbitre de boxe international en Amérique, à une époque où les Marcel Cerdan et autres « french touch » venaient tenter leurs chances en tapant sur des descendants d’esclaves ou d’indiens. Rien d’étonnant ici : ma ville est celle des Roger Michelot (médaillé d’or au jeux olympiques de 1936 contre un allemand, Vogt - Hitler a dû trépigner ce jour-là) et, plus récemment, des Maurice et Jackson Chanet, champions d’Europe de père en fils dont la famille habite à 100 m de chez moi.
Arrive mon tour : 3 excès de vitesse et le chevauchement d’une ligne continue. Je m’améliore d’ailleurs : plus de 30 km/h de dépassement de la vitesse autorisée au premier excès en 2004 à 1 seul km/h en juin dernier (rageant…). J’ai dépensé mes points mais je me suis acheté une conduite depuis, c’est le cas de le dire. A peu près tous partageaient cette même sensation : ne pas être fou du volant, non, vraiment pas, mais à plus de 50 000 km par an, on multiplie les risques. Bref, on en conclut ensemble que nous sommes dans une société de plus en plus répressive et cette constatation ne nous fait même pas lever un sourcil. Mettons cela sur la baisse bien réelle du nombre de tués sur la route, la peur du gendarme y est sans doute pour quelque chose.
Justement, parlons gendarmes : dans mon petit groupe d’humanité, il y a deux histoires édifiantes.
L’une est racontée par une jeune femme toute menue : elle est passé devant un radar en ville à 70 km/h et a bêtement refusé de s’arrêter. Il s’en est suivi une brève course poursuite, tandis que, paniquée, elle tentait de contacter son ami avec son téléphone portable.
Inutile de vous dire qu’on lui a tout compté : téléphone, vitesse et refus d’obtempérer. Quant à la méthode d’arrestation, elle ne figure pas sur les différents procès : extirpée de la voiture, plaquée au sol, trois flingues sur sa tempe, ses 50 kg féminin palpés avec toute l’attention et le professionnalisme de trois policiers de 80kg à la recherche d’une arme dissimulée sous les minces habits. Pas noté non plus les cauchemars et les insomnies qui ont suivi (pas ceux des policiers, hein…).
L’autre s’appelle Mamadou et a une couleur de peau qui le rend suspect, d’où les trois contrôles d’identité qu’il a subi pendant la même soirée par la même patrouille : à la dernière injonction, il refuse de s’arrêter, et retour au schéma décrit ci-dessus.
Ça fait donc 10% de « dérapages » : Sarkozy, qui est fort en maths, doit sans doute estimer cette proportion normale à l’exercice de toute profession. Admettons : de toute façon, nous sommes résignés en plus le stage était sympa, croissants et café le matin. Le sabre et le goupillon. Alors bien sûr, d’aucun peuvent s’étonner après coup de l’extraordinaire accueil réservé au pape. Moi non.
(19/09/2008)
 

Imaginons : on voudrait écrire un livre. D’abord, avant même que se pose la question de l’éditeur, de la collection, il faudrait se poser la question du support : un livre ? un livre papier ? un livre numérique ? Tant il est vrai qu’un livre de papier est d’abord numérique et qu’Internet a bien révolutionné tout cela : rendre accessible en direct et de n’importe quel point du globe ce qu’on écrit et qui est forcément numérique au départ (non pas que je dénigre l’écriture au stylo plume - j’affectionne une paire de Mont Blanc depuis des années - je n’imagine simplement pas la tonne de papier qu’il me faudrait pour reprendre toutes les ratures et changements que je produis, corrections rendues invisibles par l’effacement numérique).
Peut importe qu’on choisisse la voie traditionnelle de l’édition ou autre, se posera alors la question de la forme : roman ? nouvelles ? essai ? poésie ?
Mettons pour simplifier qu’on choisirait le roman dans sa forme normée entre 150 et 300 pages, une écriture au long cours.
Se poserait alors la question du temps à y consacrer : par expérience, 1h d’écriture par jour restitue une demi à trois quart de pages d’un premier jet. On embarquerait dans le meilleur des cas pour six mois à un an d’un voyage régulier : la table d’écriture tous les matins entre 6 et 7 heures, un peu plus le week-end.
Ça parait simple, ça ne l’est pas.
Mettons qu’on choisisse un sujet. On choisit toujours un sujet pour son livre : les auteurs qui disent après coup devant leur livre de 400 pages « je suis parti comme cela sans savoir où ça allait m’emmener » dissimulent toujours quelque chose, un projet plus ou moins ficelé, une intention, une vague idée, parfois ténue mais que l’écriture a aiguisé au fil des lignes et des jours. Car c’est bien là où réside la difficulté : faire en sorte que l’engouement de départ – ce qu’on nomme avec fierté le sujet, le thème de son livre et que l’on espère raconter plus tard avec des trémolos dans la voix « c’est un roman qui raconte… » - que l’engouement de départ, donc, résiste à l’usure, à l’actualité, à sa paresse, bref autant de pièges que nous tendent le temps. Le choix du sujet, intention, engouement, thème, idée vague et vagues d’idées est ce qui résiste le moins bien au temps et pour diverses raisons. Vous écrivez sous le coup de la colère ? d’une séparation ? d’un événement douloureux ? Vous avez toutes les chances pour que votre vindicte s’émousse au fil des mois. Vous écrivez sous la férule du bonheur ? Vous voulez retracer la satisfaction de votre vie réussie ? Oui mais alors pourquoi écrire : les gens heureux sont toujours un peu les mêmes, disait William Sheller.
Ça se complique sérieusement mais imaginons tout de même : on voudrait écrire un livre. Finalement, puisque le choix du sujet est important, afin qu’il puisse résister à la puissance du temps et de l’écriture, il faudrait remonter d’un cran dans la stratégie d’écriture et savoir pourquoi on voudrait l’écrire, ce foutu roman d’entre 150 et 300 pages. Et pour qui, tiens ? Réponses possibles : pour un million de lecteurs anonymes - corollaire : pour avoir du succès, arrêter de bosser, avoir une vie de pipole -(ça commence mal…), pour un millier de personne - corollaire, mon entourage proche, ma maman, ma famille, mes amis (ça continue pas très bien), pour personne d’autre que moi – corollaire : reformuler votre réponse vous retomberez dans la première réponse du million d’anonymes. Dans le cas du succès planétaire, le choix du sujet est primordial : il faut un consensus international : exit donc le sujet riquiqui du genre, je raconte mon voyage avec un âne dans les Cévennes, ça ne marcherait plus même si l’on prenait pour pseudo Robert Louis Stevenson. Il vaut mieux préférer les grands thèmes actuels, l’écologie, l’humanité (qui court forcement à sa perte) – à défaut où si l’on manque d’imagination, se rabattre sur les grands universaux que sont la guerre ou l’amour, les deux mélangés c’est encore mieux. Mais même, cela ne suffit pas : il faut correspondre à un profil d’auteur médiatisable, car votre écriture, si brillante soit-elle, est secondaire : ce qui compte, c’est ce que l’on raconte autour de vous et de votre sujet et de la cohérence qui sera tissée entre les deux par le monde littéraire. La jeune et brillante française, liée à L’Élégance du hérisson s’avance à l’évidence vers un succès planétaire prévisible car ce livre sait avec humour faire le lien avec des préoccupations universelles : la mixité des classes sociales, la difficulté de vivre ensemble, la compréhension du monde…etc. A posteriori, cela paraît évident mais le hic, c’est qu’en écrivant sur un tel sujet, l’auteur pensait au départ que son livre ne rencontrerait qu’un public restreint. Difficile donc de choisir a priori un sujet planétaire sauf à rempiler dans un genre à succès et sans réseau de connaissance bien introduit, on fera choux blanc.
En réalité, plus que le choix en lui-même du sujet, c’est l’équilibre de celui-ci qui assurera la constance de l’écriture et l’aboutissement du premier jet. Alchimie subtile entre le plaisir du texte (selon Barthes) élaboré patiemment et la vision globale de ce qu’on entreprend, c’est véritablement cette focalisation au plus près des mots et la distance permanente, le recul envers la totalité de ce que l’on entreprend qu’il faut réussir. On voulait écrire un livre, nous voilà bien étonné au sujet du sujet à choisir, continuons cette conversation en notes d’écriture…
(05/09/2008)

 

Il est d’usage de « relire » Proust : interrogez n’importe quel quidam lettré, c’est la réponse qu’invariablement vous obtiendrez. J’ai toujours trouvé cette réponse précieuse vaniteuse, et placé du même coup les lecteurs de Marcel Proust dans la même lignée d’un auteur que je n’appréciais guère a priori : sans le lire, l’étiquette de rentier et l’art de vivre précieux qu’il représentait me rebutait, prestige de l’ignorance. Mais le brave Marcel au prénom si peu bourgeois m’attirait : le grand ramdam autour de son œuvre ne valait-il pas le coup de s’y pencher tout de même ? Et comment comprendre la littérature en ignorant cet écrivain dont nombre d’auteurs admirés semblaient s’y référer ? Je m’étais procuré dans la foire au livre d’Amnesty une version d’occasion de La Recherche, une dizaine de volumes d’une édition hélas incomplète qui avait stagné dans une Bibliothèque des PTT au temps où La Poste conservait dans chaque département des apports culturels aujourd’hui malheureusement disparus. Malgré plusieurs tentatives, je n’avais jamais dépassé quelques phrases grappillées au hasard, espérant une révélation qui ne venait pas. La carapace de toile austère qui couvrait cette édition demeurait increvable. J’ai tenté une autre manière et franchi un pas en 2001 en lisant l’essai que lui avait consacré Samuel Beckett dont j’étais déjà un lecteur forcené (il s’agissait de sa thèse, ai-je appris récemment). J’ai relu le texte que j’avais écrit à l’occasion pour Remue.net. Oui, cela a bien été le point de départ mais il a fallu attendre quelques années encore et contourner l’œuvre pour y trouver un point d’entrée. Fidèle à ma passion pour les biographies, j’en donc lu quelques unes pour en apprendre un peu plus sur Marcel, notamment les confidences de Céleste Albaret qui fut sa gouvernante (Monsieur Proust, Robert Laffont) ou le petit bréviaire bien complet cependant et ludique, Proust, La cathédrale du temps, de Jean-Yves Tadié, en Découvertes Gallimard. Mais toujours pas de lecture, quelques bribes tout au plus mais la moindre incursion dans le petit monde de Swann. J’ai tenté par d’autre biais l’entrée dans l’univers proustien, notamment par l’adaptation en bande dessinée qu’avait tenté Stéphane Heuet et que m’avait conseillé un ami. Je n’y suis pas arrivé non plus. Au fil du temps, cette espérance était devenue une affaire quasi familiale : il y a quelques années, lors des tous premiers rendez-vous avec la Sicile des vacances, nous avons accompli les 2000 km de trajet avec en fond sonore Du côté de chez Swann, lu par André Dussolier, premiers CD de la version intégrale éditées par les éditions Thélème. Enfin, c’était l’entrée étrange et particulière dans le monde de Proust, sur fond de paysages flottants de bas côté d’autoroutes, traversée entière de la botte italienne. Mais de lecture au sens propre, il n’y en avait pas encore. Cette année, la veille de partir à nouveau en vacances, j’ai acheté « l’unique édition en un seul volume » comme le précise l’édition Quarto, 2401 pages exactement et 1,8 kg sur la balance de ménage : dernière étape avant la première lecture de Proust ? Non, pas encore, ce n’était pas pour moi, je me réservais d’autres lectures et d’autres activités en Sicile. Ainsi, relire Proust n’est pas encore d’actualité, au sens propre, même si je me souviens de passages entiers de La Recherche, une tirade de Madame Verdurin écoutée entre Parme et Modène, la fraiche apparition d’Odette ou de Gilberte au milieu de l’étouffante Calabre. L’expression « entrer en pays de connaissance » a pourtant pris toute sa signification géographique : La Recherche s’est associée à la lumière des Appenins, de même que le narrateur d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs « espérait connaître les cathédrales gothiques, les palais et les jardins de l’Italie ». Et c’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre l’audacieuse affirmation de « relire » Proust : être entré dans un pays de connaissance, lointain cousinage de province où les noms, les caractères, les dialogues, les descriptions de cette immense fresque n’ont pas fini de vous parler. Alors oui, c’est bien l’étonnante magie, illusion de pouvoir « relire » Proust même quand on ne l’a jamais lu.
(29/08/2008)

 

J'ai donc lu Nicolas Bouvier en Sicile (voir en Notes de lecture). La dernière fois que j'avais lu l'écrivain-voyageur dans son plus fameux ouvrage, L'Usage du monde, c'était au Yémen. J'ai donc remplacé comme marque page la feuille de qat, traditionnellement mâchonnée par les yéménites par une feuille d'un des eucalyptus qui bordent ma plage habituelle sicilienne. De retour à la maison, j'ai rangé mon édition Quarto des oeuvres de Nicolas Bouvier qui est maintenant du plus bel effet dans ma bibliothèque avec sa couverture chiffonnée par l'eau de mer, les transports en sac à dos et les miettes de gâteaux qui jalonnent les pages : ça fait baroudeur, aventurier, écrivain-voyageur. Après tout ne fais-je pas partie de la même confrérie que Nicolas Bouvier ? J'écris. Je voyage. Passons encore pour l'écriture, la trame linéaire des mots  n'a pas évolué et il y a peu de changement en apparence entre ceux alignés à la Remington par Nicolas et les miens inscrits sur les lignes virtuelles de mon ordinateur portable. Le voyage, oui : rien à voir entre les aventures en 1953 de Nicolas et celles que l'on entreprend aujourd'hui. Les esprits chagrins, faux arpenteurs de brousse, conducteurs de 4x4 à bitume, ne me jettent même pas un regard : tiens, un touriste... Pas de quoi pavoiser ni rêver encore à Henri de Monfreid : on est au XXI° siècle, j'ai croisé au Yémen un paysan sur un âne qui conduisait son troupeau de zébus avec un Ipod aux oreilles, une vendeuse de colliers perdue dans un chemin de montagne avec un portable à faire pâlir d'envie les autochtones de nos cités. Touriste, oui, je revendique, car le tour du monde que l'on peut faire ne remet jamais en cause nos prétentions occidentales, notre regard. On glisse forcement sur les gens rencontrés : il ne suffit pas de partager pendant quelques mois, voire quelques années, la vie quotidienne dans des pays lointains et rentrer chez soi en Suisse ou ailleurs pour accrocher quelques oeuvres zen ou quelques masques africains. Au Yémen, les habitants étaient étonnés que l'on veuille photographier leurs merveilleuses maisons de terre : pour eux, le summum de l'exotisme, c'était nos HLM de Sarcelles. Tant que les voyageurs, touristes et aventuriers confondus, n'auront pas conscience de cette différence, alors oui, le voyage continuera d'exister dans nos têtes que comme la continuité d'une vision typiquement occidentale, un héritage sans doute encore plus lointain que Flaubert en Égypte, Rimbaud au Harar, Cendrars au Brésil, Bouvier à Ceylan. Notons : les aventuriers, écrivains voyageurs que nous évoquons habituellement n'ont jamais été que des occidentaux. Au Yémen toujours, j'ai rencontré des touristes arabes qui nous ont pris pour cible avec leurs appareils photos : arroseurs arrosés... Tout cela pour dire que voyager aujourd'hui ne veut pas dire grand chose. La Sicile qui m'accueille chaque année me ravit par sa langue étrangère, la gentillesse non feinte de ses habitants. Ne pas dire que cela me change de la France, il y a autant de gens sympathiques dans nos campagnes ou en ville, voilà, ça dure 3 semaines et c'est un déplacement. Juste cela. Le voyage existe-il ?  2000 km de route avalés dans une torpeur hypnotique, c'est un bonheur peut-être juste dû au changement d'habitude. En Sicile, je bouge peu : maison et mer. Il est d'usage (du monde) de dénigrer cette habitude de touriste parfait, rat de plage et de parasol. Mais je passe mon temps dans l'année à bouger, voyager au quotidien, les exemples ne manquent pas dans Feuilles de route. Aventurier, oui, je le revendique sur les routes de la Picardie, des Ardennes, dans le métro, à Dijon, à Paris, sur des mers de supermarchés, des ronds-points comme des îles à atteindre...
Je ne sais pas trop ce que je voulais dire dans cette chronique, sans doute que les voyages n'existent plus, que les catégories de voyageurs de veulent pas dire grand chose, que l'on soit touriste ou aventurier, c'est la même chose. Ne pas oublier non plus que nos voyages virtuels par Internet ou autres technologies participent grandement à cette modification : j'ai échangé des mails de travail du fin fond de la Sicile, parfois répondu avec mon téléphone portable à quelques travailleurs de mon entreprise égarés en plein mois d'août. Personne n'a jamais su que j'étais sur la plage, on me croyais sans doute au travail. De même j'imagine mes correspondants assis à leurs bureaux, mais peut-être étaient-ils sous un parasol à la Grande Motte ou dans un camping en Irlande. Va savoir. Non, le voyage n'est plus ce qu'il était.
(22/08/2008)

 

Il y a trois ans, je me réjouissais de l’extension d’une librairie (Notes d’écriture du 21/09/2005). C’était à Besançon et autant de gagné sur les boutiques de fringues où l’apparence compte plus que l’intériorité invisible que les livres provoquent en nous. Cette fois-ci, c’est avec le même plaisir que je traverse la France, direction Niort, pour annoncer à la fois l’extension d’une librairie et son déménagement au centre-ville, place des Halles. Le point commun entre les deux est sa libraire, Anne-Marie Carlier, qui a longtemps œuvré aux Sandales d’Empédocle pour finir par diriger La Librairie à Niort. Et sur le site www.lalibrairieniort.com encore débutant de cette librairie, on retrouve avec plaisir le rythme aussi échevelé des rencontres qui animent la passion des livres. La Librairie rejoint donc les librairies qui comptent pour moi, L’Attente-l’oubli de ma ville et François Larcelet qui ouvre les dimanches matin, Alinéas à Langres qui ouvre le jour de Noël (pensées à Madame Thieblemont). J’ai autrefois écrit quelques pages de CV roman chez Anne Marie avant qu’elle ne déménage et j’ai eu aussi bien des discussions à propos de 1937 Paris-Guernica. Alors, Anne-Marie, quand m’invites-tu à Niort ?
(25/07/2008)


Je ne sais pas ce qui se construit et se qui se déconstruit dans ma vie. Enfin, je devrais dire dans la vie familiale. Tout va trop vite. Le temps de ne rien retenir. Justement la vie familiale : somme d’individus, enfants, parents ou conjoint, frère et sœur selon où l’on se place et tout ce qui a présidé jusqu’alors, cette proximité géographique puis de moins en moins avec les études et là justement, c’est le dernier qui part après le bac entamer des études à Dijon à deux pas de la fac de lettres où je suis encore un étudiant tardif. Alors il faut construire, déconstruire, disperser les habitations, la fille à Paris depuis trois ans déjà et le fils pour lequel le temps court si vite qu’on dispose juste d’une après-midi pour trouver un logement. Cela c’était samedi. Avec cette habitude de tout mélanger dans la vie qui file, on a tout regroupé pour le grand week-end de mi-juillet. Direction Dijon donc pour deux rendez-vous le matin : inscription du dernier et justement, rendez-vous avec le directeur de mémoire qui suit mes recherches de Master. Je n’avais pas prévu un rendez-vous si long : séance de trois heures de travail et du boulot en retour pour toutes les vacances. Quand je ressors, le fiston me montre fièrement sa carte d’étudiant toute neuve mais pas le temps de s’appesantir, un Mac Do avalé dans la voiture et direction les agences pour détecter le nid du fils. Évidemment, trouver un logement pendant le grand week-end du 14 juillet n’est pas chose aisée et les absents sont nombreux. Nous en sommes presque à désespérer de trouver quelque chose qui dépasse les arnaques de propriétaires peu scrupuleux à prix prohibitifs, genre une chambre avec WC sur le palier et douche commune pour six locataires... Et je guette la montre car il va falloir filer sur Paris pour terminer le week-end par un bricolage massif cette fois dans l’appartement de la fille. Quelle vie… Heureusement, la dernière visite est la bonne et le studio de 23m2 fera l’affaire. Nous signons aussi sec. Ceux qui habitent dans les villes universitaires ne connaissent pas leur bonheur… Direction Paris enfin. Le coffre est plein de matériel, outils, parquet, peinture. Et le lendemain donc, à nouveau la course, déménager la chambre, objet de la réfection, lessiver, peindre, repeindre, aller dans le magasin de meubles suédois pour trouver de quoi meubler, le genre d’endroit ou quatre heures filent si vite. Et trop tard au retour pour commencer à poser le parquet. Comment retenir ces énervements, comment faire pour raconter aussi cette joie, mélange indéfinissable d’être ensemble, se sentir exister à travers le bricolage. Étrange non ? Mais fourbu le soir. Interlude : par la fenêtre de la cuisine, on voit le feu d’artifice en direction de Bagneux. Le lendemain, parquet donc et c’est un jeu d’enfant cette horizontalité de lattes (teinte merisier) qui se déplace sur le sol au dessous de la verticalité des murs repeints à neuf. Construire, déconstruire, horizontal, vertical. Je ne sais pas où ces paroles me mènent, juste une manière de marquer l’espace et le temps que je ne possède pas. Le temps de revenir et cette fois-ci de se trouver nez à nez avec la retraite aux flambeaux qui passe au pied de ma maison sur l'air de Sambre et Meuse et on est déjà le vendredi suivant, la semaine a passé si vite. Construire, déconstruire, le nez déjà dans mes derniers ajustement de mémoire universitaire et je sais qu’il y en aura pour tout l’été. Pourquoi est-ce que l’on court ? Est-ce qu’on a la sensation de mieux exister ? Peut-être… Affaires familiales, construire, déconstruire la fille et le fils, choix du roi, je vis comme un prince, je n’ai juste pas le temps de raconter tout ce que je voudrais qu’il passe dans ces lignes. Le temps est une chose étrange, précipitée sur l’instant et parfois longue : il s’est passé trois ans et demi depuis que le peuplier que j’avais tronçonné avait écrasé par un mauvais calcul la balançoire et avec l’enfance de ma progéniture (Étonnements du 21/12/2004). Maintenant c’est autre chose, d’autres dispersions qui m’enchantent, au sens de Merlin, c'est-à-dire des coups du sort à accepter avec bonheur. Hier des amis sont passés : l’aîné va prendre un emploi à New-York, le deuxième continue ses études en Norvège avant de rejoindre la Turquie dans six mois. Et ce cousin aussi qui quitte le Brésil, installe sa famille simultanément à Paris, Rouen, Saint-Dizier. Temps, espace… Je termine cette note le nez rivé sur mon portable, j’attends le signal pour aller récupérer mon fils qui s’occupe des 4-6 ans dans un Centre aéré. Enfances nouvelles et son enfance à lui où est-elle, lui qui me dépasse d’une tête ? A propos d’Enfance, il faudrait que je relise Nathalie Sarraute. Mais c'est le jour où tout va trop vite.
(18/07/2008)

 

Qu’est-ce qui rassemble Ingrid Betancourt et Alain Dister ? Mercredi 2 juillet, date à laquelle les deux s’envolent pour une nouvelle liberté. Pas exactement la même toutefois. Ingrid Betancourt reprend une vie en mouvement après 6 ans de silence : tout le monde sait cela. Alain Dister arrête la sienne : peu sont au courant. On ne présente plus Ingrid Betancourt mais on peut rappeler qu’Alain Dister fut un journaliste rock comme on dit. Plutôt Rock et folk pour moi à l'époque où j'achetais ce magazine dans le kiosque à journaux que tenait la mère de celui qui deviendrait mon beau-frère, vous me suivez ? C'était de ces quartiers qu'on ne nommait pas encore "cités" et je triturais en toute tranquillité dans le garage collectif de l'immeuble le moteur de la Mobylette orange obtenue après le brevet et plus tard celui de la Honda 125 à guidon bracelets. Voilà pour l'ambiance sur fond de la langue tirée des Stones bien entendu.
Ne revenons plus à Ingrid Betancourt : le pain béni qu'elle offre aux médias people y suffit largement avec les millions vont s'y délayer.
Si juste rappeler que La quinzaine Littéraire a par hasard publié juste avant sa libération un article très intéressant dans son numéro du 1° au 15 juillet ( « Comprendre Betancourt » à propos des livres Ingrid Betancourt de Jean-Jacques Kourliandsky et Parce qu’ils l’ont trahie d’Aidair Lampréa).
Si, un dernier point commun cependant : Che Guevara. Le cubain avait enflammé toute l'Amérique latine et, à l'époque de sa mort en 1967 en Bolivie, à 4000 km de la Colombie tout de même, un certain groupe de guérilla, les Forces armées révolutionnaires de Colombie commençaient à faire parler d'elles.
Alain Dister, cette même année du summer of love, était déjà partagé entre San Francisco et New-York, sur la piste du Grateful Dead, Hendrix ou Joplin. De Dister, j'avais lu Ezy Rider, en voyage avec Jimi Hendrix (Notes de lecture du 08/11/2006), la Beat Génération avec Kerouac dans la belle collection découvertes Gallimard. C'est aussi une de ses photos qui orne la couverture de San Francisco : 1965-1970, les années psychédéliques de Barney Hoskyns (Note de lecture du 15/02/2007)
So long…
(10/07/2008)
 

Attention!
Le site auquel vous tentez d'accéder est classé dans une catégorie interdite car il ne présente pas, à priori, un intérêt professionnel.
Si vous estimez qu'il est utile professionnellement, nous vous demandons de faire le nécessaire auprès de votre DSSI (Délégué à la Sécurité du Système d'information), sur la base d'un argumentaire motivant son classement dans la rubrique des sites présentant un intérêt professionnel pour *** (ici c’est le nom de mon entreprise)
Les catégories interdites à partir du 16/10/2006 :
Anonymizers, Auction, Chat, Criminal Skills, Dating/Personnals, Drugs, Extreme, Forum/Bulletin Boards, Gambling, Hacking, Hate Speech, Instant Messaging, Malicious Sites, Media Downloads,Nudity, P2P/Personnal Network Storage, Pornography, Profanity, Sexual Materials, Shareware/Freeware, Spyware, Streaming Media, Violence, Weapons.

Voilà ce que l’on trouve quand on essaie d’accèder via Internet à certains sites Internet, par exemple e-bay. Page blanche, lettres bleues : on passe son chemin et on revient vers la page d’accueil de Google. La plupart des entreprises, j’imagine, ont ces réticences quand elles permettent à leurs employés d’aller surfer sur Internet. Il n’y a pas si longtemps, cinq ans à peine, autoriser Internet était comme si on avait permis aux salariés de jouer au ping-pong pendant leurs heures de services : un truc inconcevable. Cela a évolué. Non pas parce que les entreprises sont devenues plus permissives mais parce qu’Internet a fait irruption dans le quotidien du travail. Pour moi qui travaille dans le domaine de l’emploi et de la fonction publique, c’est devenu tellement intégré dans chaque seconde que je ne fais même plus attention : combien de sites vais-je visiter par jour travaillé, dix, vingt, cent ? combien de pages ouvertes ? cent ? deux cents ? Cinq cents ? Donc, bien obligées d’autoriser Internet les entreprises. C’est pour cela qu’il y a ces restrictions. Quand on tombe sur la fameuse page blanche à lettres bleues, on repart en arrière, clic sur « page précédente ». Il ne viendrait à personne l’idée de « faire le nécessaire auprès de votre DSSI (Délégué à la Sécurité du Système d'information), sorte de délégué syndical new age peut-être, en tout cas, un type qu’on a jamais rencontré, perdu au fond d’un bureau et d’un organigramme sans doute.
Reste les catégories interdites. Nous ne sommes pas polyglottes dans mon entreprise. L’anglais si mal enseigné au lycée a laissé peu de trace (même si j’ai réussi à sortir un 12/20 dans le Master que je prépare en rédigeant une copie double dans la langue de Shakespeare sur l’explication d’un poème d’Emily Dickinson, exploit – si si j’en suis fier – dont je ne me serais jamais cru capable…). Donc, assener les catégories interdites en anglais, c’est manière d’insulter l’employé : tiens regarde ce que tu as fait, pauvre pomme, retourne à ton boulot plutôt que de t’amuser avec Internet, t’es même pas capable de comprendre ce qu’on t’écrit.
Mais l’internaute moyen, plutôt que de retourner à ses crayons la queue basse, a appris qu’il existait des traducteurs de langue. Il traduit donc. Avec Google, ça donne ceci :
Anonymizers, Ventes, Chat, Criminal Skills, rencontre / personnelles, les drogues, Extreme, Forum / Bulletin Boards, Jeux, Hacking, discours de haine, la messagerie instantanée, des sites malveillants, les médias Téléchargements, nudité, P2P/Personnal réseau de stockage, la pornographie, blasphème, Matériaux sexuelle, Shareware / Freeware, Spyware, Streaming Media, la violence, les armes.
Merveille du langage, nous voilà éclairés… Bien sûr qu’on se doutait que la violence, les armes, les discours de haine ne font pas partie de notre travail. Qui penserait à marquer dans un moteur de recherche : mon chef est un con ? (euh… 2 270 000 réponses…). Plus intrigant est le peuple Anonymizers, inquiétants les Criminal Skills, Bulletin Boards, stupéfiant et intraduisible le P2P, évidente la pornographie, alléchante la nudité comme l’Extreme qui, comme chacun sait, est une glace Miko fabriquée dans ma ville
Bref vous vouliez aller sur e-bay pour dénicher une véritable guitare électrique Fender de 1967 touchée par Hendrix pour cinquante dollars frais de port compris, vous voilà boulé, rejeté dans les cordes du ring d’Internet, tout rêveur face à l’expression Matériaux sexuelle, tout frais de porc en quelque sorte. Allez, au boulot ! Same player, shoot again…
(28/06/2008)
 

Je sais. Je rabâche que je roule beaucoup en ce moment. Le boulot et pas le temps d'écrire. Fatigue autant par l'inaction, le cerveau en sommeil, les yeux hypnotiques derrière le pare-brise, l'oreille droite qui bourdonne, les mains inutiles. Hier encore : quasi huit heures de route et Saint-Dizier - Beauvais, aller et retour. Le paysage giflé sur les bas côté, le bitume, les camions, les ronds-points, l'odeur de l'huile chaude, les visages des conducteurs accrochés au volant, les panneaux indicateurs et les murs des villes traversées sont noirs de suie. Modernité. Voilà qui aurait plus à Blaise Cendrars et sa belle Alfa Roméo qu'il conduisait de sa seule "main amie". Je pense encore à Cendrars, sans doute parce que j'ai lu La Ferme de Navarin, de Gisèle Bienne (en Notes de lecture), là où l'écrivain laissa son bras droit en 1915. Dans mes périples de l'Est, toute la campagne raconte la Grande Guerre : cimetières militaires de Champagne et de Picardie, bornes commémoratives de l'avancée des troupes alliées, champs de batailles. En arrivant à Reims, on signale le fort de La Pompelle, sur l'autoroute qui mène à Amiens, on annonce le Chemin des dames sur lequel intervint Aragon, le Monument de Navarin me distrait mieux que les tas de betteraves que je klaxonne par ennui en revenant de Charleville. J'ai même admiré la fameuse éclipse totale de soleil en août 1999 sur la butte de Vauquois, en Argonne, parmi les vaches déboussolées et de vieux trous d'obus envahis par les broussailles. Toute la campagne est marquée à jamais jusqu'au sanctuaire final, Verdun et ses ombres, Douaumont, fort de Vaux, la tranchée de Calonne où fut retrouvé Alain Fournier (titre aussi du beau livre de Michel Bernard - note de lecture du 29/03/2008), les Éparges où fut blessé Maurice Genevoix. Dans ma ville, André Breton soignait ceux que les bombardements avaient rendus fous. On ne peut être que marqué par les guerres quand on a eu des liens avec ce grand Est : de Rimbaud en 1870 à Philippe Claudel et ses âmes grises (Note de lecture du 05/11/2003).
Donc, hier, c'était Beauvais et, en revenant par Compiègne, la route passe à côté de Rethondes et de sa célèbre clairière de l'Armistice. L'occasion était belle, j'avais même mon appareil-photo. J'ai quitté la lente procession des véhicules de la Nationale 31 si étroite et si peu pratique. Le parking était quasi vide en cette fin d'après-midi, juste quelques touristes égarés et un bus de voyage scolaire de fin d'année avec ses jeunes occupants en short assis sur le bitume pour goûter avant de repartir. Silence enfin du moteur. Je l'ai dit, j'ai quelques problèmes avec mon oreille droite, ça bourdonne encore longtemps après des bruits persistants. Fatigue. Mais là, juste des chants d'oiseaux, le même repos qu'à la belle cathédrale de Beauvais que j'avais pris soin de visiter juste avant de repartir, j'étais garé à côté. On traverse des haies d'arbres impressionnants, fûts majestueux de chênes d'anciens régime, et qui avaient du en voir bien d'autres lorsque que les allemands et les français sont entrés dans un wagon, il y a quatre-vingt dix ans. La clairière est vide, deux rails pieusement conservés guident les touristes jusqu'au petit musée où est enfermé le fameux wagon. Je n'y suis pas allé. C'était pourtant l'occasion. Mais la fatigue, le bourdonnement, l'envie de marcher au grand air, ne serait-ce que dix minutes. Et puis je savais bien ce que j'allais y trouver. Le fameux wagon, quelques panneaux explicatifs, une paire d'uniformes de l'époque, gloire en quelque sorte à la stupidité sauvage des hommes. Non. Tout est sous la terre et pas sous les pelouses impeccables de la clairière mais dans la terre remuée par les obus, les fosses construites à la hâte pour évacuer les morts. En surface, il ne reste rien que quelques  milliers de croix blanches que les villes ont cernés. En surface, on continue à bouger, vivre, circuler dans une fuite en avant jetant des milliers de camions qui transportent n'importent quoi, zéro stock dans les entrepôts, une logique économique que l'augmentation des coûts pétroliers ne remet même pas en cause. Bouger c'est la vie. Blaise Cendrars aurait été content. Il y a quatre-vingt dix ans les taxis de la Marne ont jeté le monde dans la modernité de l'automobile : c'était encore ici. Et si on changeait ? Je n'ai pas fait de photo de la clairière de l'Armistice.
(21/06/2008)


C’est un mercredi matin qu’il vient me voir pour emprunter la débrousailleuse. D’ailleurs c’est sa débrousailleuse même si elle est habituellement remisée dans mon garage parce que je m’en sers plus souvent que lui pour entretenir le verger familial. Seulement, l’engin est en réparation : câble d’accélération coupé net : fruit de la dernière séance au verger le samedi précédent. Les 3000 mètres carrés de terre de champ cernés par les ronces et autres réjouissances vertes soumettent le matériel à rude épreuve. Zut, pas de chance, dit-il, je vais devoir utiliser la faux pour tailler l’herbe au fond du jardin pour accéder aux framboisiers.
Ce mercredi matin, j’ai du boulot : un volet roulant à remplacer et même si ce n’est pas moi qui m’y risque, il faut accueillir les ouvriers, démonter les rideaux, menus travaux. Je m’entends pourtant dire que je vais lui faucher, son herbe, le temps d’éplucher les légumes et de mettre à cuire une ratatouille pour le repas de midi. Échanges de bons procédés : il est toujours présent pour de menus bricolages en sa qualité d’électricien en retraite.
Quand j’arrive, la faux a été aiguisée à la lime. C’est une petite faux de broussailles, plus facile à manier que les grandes faux à graminées de l’époque révolue des foins à la main. Je me souviens avoir pris machinalement quelques clichés de la fenaison au Maroc avec un âne folklorique. Ici, la petite faux est bien adaptée à ce fond de jardin, un petit bout de terrain généralement entretenu par un parent éloigné mais pas encore fait à cette époque de l’année. Les herbes sont très hautes, enchevêtrées dans les branches basses de quelques cerisiers chétifs et dégénérés. Il y a juste quelques fruits déjà rouges, de cette variété de cerises aigres, idéales pour les clafoutis. Je commence et le geste revient vite. La lame tendue levée au niveau des épaules, l’arc de cercle qui fauche les tiges, le balancier des bras. Ça ne s’oublie pas, c’est comme faire du vélo. Le truc c’est de ne pas chercher à aller trop profond, couper trop de tiges à la fois, l’élan du bras est alors coupé, on se fatigue vite tandis qu’avec un geste ample, on peut avancer régulièrement et parfois plus vite qu’avec une débroussailleuse mécanique. Il est étonné de ma dextérité et me le dit : j’en suis très fier. Car s’il est une des rares choses agricoles que j’ai apprises, c’est bien celle-ci, savoir faucher. C’est ma grand-mère qui me l’a appris, de l’époque où j’allais la voir en moto les mercredis sans doute. Bons souvenirs. Sa façon de m’accueillir, me faire un café, une part de cette excellent gâteau roulé qui semblait toujours inépuisable. Ça doit dater de cette époque : voilà, depuis je sais faucher. Je ne serai jamais fauché, j’ai de l’or dans les mains, l’or du blé : vieux réflexes d’une époque où la campagne avait prédominance sur la ville. Monde disparu, pas si loin. Je me souviens combien j’étais envieux au collège ou au lycée de mes copains, fils d’agriculteurs, qui savaient traire les vaches. Monde disparu des potagers, vieux rêve d’une autosuffisance alimentaire. On sait aujourd’hui qu’un retour à la terre serait impossible : nous sommes liés aux grands marchés, à la distribution, fraises en hiver, bananes toutes l’année et n’importe où. Supprimons les transports et le monde entier meurt de faim en moins d’un mois. Impression d’avoir vendu notre âme à un diable inconnu, sournois et tapi dans l’ombre, un vague machin qu’on a nommé progrès ou industrie ou commerce ou modernité ou tout autre mot dans lequel la racine est absente, perdue (je parle de la racine des mots aussi bien que celle qui s’enfonce dans la terre). Resterait alors que le spectre de la mort… avec sa grande faux.
(13/06/2008)

 

Étrange semaine que celle-ci : se trouver du dimanche soir au vendredi dans une chambre d’hôtel à Dijon. Comme chaque année en période d’examens depuis que la lubie m’a pris de m’inscrire en septembre 2004 dans un cursus de Lettres Modernes. Sauf que cette année, je ne suis pas seul : tandis que je passe mes épreuves de Master première année, ma fille planche sur celle d’une licence de Lettres-langues, une des deux qu’elle obtiendra (j’espère) cette année avec celle d’Histoire-géo. Au-delà de la cuisine universitaire, il est vrai qu’il est étrange d’être étudiant en même temps que sa propre fille et même d’avoir lors d’une matinée partagé le même amphi pour plancher chacun sur une matière différente. Situation qu’amuse quelques anciens de mes profs, devenus les siens et revus pour l’occasion (mais je garde une année d’avance par rapport à ma progéniture, l’honneur est sauf dis-je en guise de boutade). Je crois que j’en retire une grande fierté. Je suis plutôt du genre père-poule (mère juive, dirait ma fille) et cette proximité de caractère et d’intérêts communs nous convient à tous deux. Ce qui ne se passe pas sans éclats, loin s’en faut et c’est normal : à chacun de trouver son espace, sa raison d’exister, son obligatoire éloignement par rapport à l’autre. Bref, embarqué pour une semaine dans le même bateau, coursives d’une chambre d’hôtel avec intervalles studieux entre deux examens, repas expédiés à la cafétéria du coin comme seule distraction.
Car la distraction c’est aussi pour moi, la situation de cet hôtel, toujours le même que je réserve une fois l’an, chaîne bon marché, il y en a plusieurs côte à côte dans l’espace d’une immense zone commerciale. Ici, tout est dévolu à la voiture. Pour aller par exemple dans l’un des supermarchés qui se trouve à deux cents mètres à vol d’oiseau, il faudrait traverser une voie rapide et il n’y a aucun passage piétonnier de prévu. Finalement, je me demande si le prétexte de me retrouver ici une fois l’an dans cette parenthèse incongrue ne constitue pas étrangement une des motivations principales de mes études.
(30/05/2008)



Il y a dix ans qu’il n’y avait pas eu de drame familial. La nouvelle parvient pendant cet immense week-end, loin dans le Sud-ouest d’un coup de téléphone, bien loin aussi, des Caraïbes. La première réaction est l’incrédulité : alors quoi, cette joie de retrouvailles justement familiales, pourquoi les entacher, à ne pas pouvoir y croire. Mais le ton est sans appel, la nouvelle implacable. La deuxième image est associée au prénom qu’on nous donne : les cheveux, le visage, les yeux, le maintien, la posture, la vivacité, l’exigence. A ne pas pouvoir y croire. La troisième pensée va à ses filles, mes nièces d’un peu plus de vingt ans, si jeunes encore, et l’horreur de devoir pour elles organiser la suite cruelle, immédiate et sans leur père, resté dans les îles, abasourdi sans doute, lointain et démuni. A ne pas pouvoir y croire.
Et l’étrange trajet des familles : apprendre cela dans la maison du Sud-ouest, investie peu après le dernier drame dix ans avant. Et depuis les trajets pour se rendre, de part et d’autre, du Sud Ouest au Nord Est, dans la grande transversale de la France. Étrange et horrible nouvelle d’ailleurs d’apprendre que l’accident avait eu lieu sur ces routes de passages, un endroit que nous avions traversé à quelques heures près, sans se douter, dans la grande transhumance de ce premier grand week-end de grand beau temps (à la radio, on entendait les appels à la prudence, les accrochages se multipliaient sur les routes encombrées). Étrange trajet des familles, le beau-frère dans les îles, prévenu de Paris par l’aînée de ses filles, cherchant à nous joindre au Nord-est et nous pour une fois réunis tous ensemble au Sud-ouest, c’était l’occasion oui, de se téléphoner au complet. Au lieu de cela, le téléphone vite raccroché : place à la douleur des familles.
Après il faut s’organiser, organiser encore. La cérémonie en région parisienne. Qui viendra. Qui j’emmène. Qui je viendrai chercher, ramener à la gare. On s’organise. Elle était professeur de musique, aurait aimé qu’on joue un air, certainement. On s’envoie des partitions par mail, chacun répète dans son coin. Ce sera l’Aria de Bach à deux violons par mon épouse et ma fille et dessus je lirai un poème de Fernando Pessoa. On s’organise : les fleurs, ne pas oublier les violons, le pupitre, le Pléiade de Pessoa. Crématorium, funérarium comme des thermes antiques dans cette banlieue nouvelle. Il y a du monde, beaucoup. On mesure le choc pour tous, l’école municipale de musique, professeurs, élèves, les élus, le maire : on découvre combien elle était appréciée. Beaucoup d’émotion : l’Aria de Bach qui démarre imprécis, pas eu le temps de répéter une seule fois ensemble. Salle sans acoustique, la voix porte mal les vers de Pessoa. Ça n’a pas d’importance. D’autres musiciens encore, un guitariste ému (le plus ancien collègue de la disparue), trois autres violonistes.
Après, on se retrouve dans la maison de Seine et Marne. Pas venu depuis longtemps, quinze ans peut-être plus. On retrouve les trajets, l’emplacement des pièces. Quelqu’un dit : je m’y retrouverais les yeux fermés. La décoration a changé. D’autres photos, d’autres vies. Dans un coin, un jeu de Carrom : se souvenir que c’est elle qui nous avait appris à y jouer. Quelques gâteaux, des boissons, le temps de se retrouver un peu. Penser à ses filles, discuter : la plus jeune qui passe ses examens, l’aînée revenue deux mois auparavant d’un tour du Monde. Trajets encore. On promet de se voir. On part. Dans la voiture, Pessoa me revient : et si tout cela est un rêve, la mort alors est elle aussi un rêve.
(17/05/2008)

 

Je suis étonné (ce qui est le propre de cette rubrique) et un peu sur le cul quand même : alors quoi ? Personne ne parle de la vente prochaine d'Editis (2° groupe éditorial français) à la firme espagnole Planeta ? Comment cela : personne ne s'intéresse au devenir de La Découverte, Le Cherche midi, Gründ , XO , Acropole, Belfond, Convergences, Hemma, Langue au chat, Le Pré aux Clercs, Lonely Planet, Omnibus, Presses de la Cité, Solar, Plon, Presses de la Renaissance, Robert Laffont, Nil, Julliard, Seghers, Pocket, 10/18, Fleuve Noir ? Et Nathan ? Et les dictionnaires Le Robert ? Et Bordas (avec leur belle collection Ecrivains au Présent )? Serions-nous tombé dans une léthargie économique si forte ? Une anesthésie mondiale ? Mais ne vous en faites pas, pendant que nous dormons, certains ont les yeux bien ouverts, notamment la dizaine de cadres dirigeants du groupe qui va se partager une trentaine de millions d'euros à la suite de cette opération. Sans compter les 450 millions d'euros de plus values empochée par le précédent propriétaire, la holding Wendel (le Baron Ernest Antoine Sellières, ça ne vous rappelle rien ? Et ses promesses lors du rachat en 2004 de garder le groupe éditorial pendant 10 ou 15 ans ?). Hou-hou, il y a quelqu'un ? Vous dormez ?
A propos, c'est le Figaro qui raconte cela : rien ne va plus, on est même trahi par les siens...
Bon, histoire de vous réveiller, je suis allé sur le site d'Editis. Alors voilà : j'ai toujours cru qu'en plus de mon métier nourricier dans ma "grande entreprise de télécommunications", comme il est dit dans mes 4° de couverture, j'ai toujours affirmé donc qu'écrivain était mon deuxième métier et attention, je précise bien métier, pas occupation, loisirs, passion. Du boulot, quoi. Mais sur le site d'Editis, on trouve une panoplie complète des métiers de l'édition : C
orrecteur (Témoignage de Chantal) - Editeur (Témoignage de Claire) - Secrétaire d'Edition (Témoignage de Nathalie) - Directeur de Collection - Chef des Ventes - Chargé d’Etudes Marketing - Assistant Relations Clients (Témoignage de Séverine) - Commercial (Témoignage de Camille et de Corinne) - Responsable Pédagogique - Négociateur Centrales d’Achat  (Témoignage de Christophe)  Responsable Zone Commerciale Export ( Témoignage de François) - Directeur des Ventes - Employé Logistique ( Témoignage de Stéphanie) - Assistant/Chef de Service Logistique ( Témoignage de Julien) - Responsable Logistique  (Témoignage d'Alban). Toute la panoplie, mais pas celle de Zorro : l'auteur. Et pourtant, le beau slogan affiche en sous titre : Editis le coeur de la création. Bref, le main sur le coeur ne vaut pas grand chose : un écrivain moyen publié dans un de ces grands groupes est payé en moyenne par 10% de droits d'auteur. Par un subtil système d'à-valoir, on empoche grassement 1500 euros placés sur un compte chez l'éditeur, on s'aperçoit, au relevé annuel, qu'on a vendu 289 exemplaires - cas de 1937 Paris-Guernica - et qu'on reste ainsi débiteur d'un solde à reporter de 1100 euros (Témoignage de Thierry). Mais je vous rassure, il n'y a pas de risques qu'on me demande cette somme pour payer les 3 millions d'euros par tête de pipe des dirigeants d'Editis : je n'appartiens pas au même groupe d'édition. Ouf !
Il n'empêche que l'édition est un filon en or : les coûts de production de cessent de baisser et la matière première fait l'objet d'une aumône régie par des contrats dont le fondement a été initié par Balzac et George Sand au XIX° siècle. Alors, écrivain, un métier ? Je suis farouchement pour et défenseur d'un tel statut mais les collègues en costume trois pièces des métiers de l'édition doivent bien rire devant ma panoplie de Zorro à trois francs six sous et ma plume d'oie brandie en guise d'épée comme triste héritage de mes pairs.
Ne riez pas : au royaume des couards, nous sommes tous des sergents Garcia.
(02/05/2008)

 

Etonnements, non ! Plus tellement à force de tellement bouger ces dernières semaines : en huit jours, samedi, Dijon, dimanche, Bourg-la-Reine, lundi, Châlons, mardi, Charleville, mercredi (resté à la maison, ouf !), jeudi Amiens, vendredi retour à Charleville et demain samedi Mirecourt dans les Vosges. L'impression que ces journées se suivent et se ressemblent : indigestion de routes, autoroutes, camions, autoradios, bruits du moteur.. Avec parfois l'impression désagréable de ne plus savoir où je suis, ni où je vais : absences le long des routes à quatre voies, absences en arpentant des rues, où suis-je ? Amiens? Charleville ? Vers quels rendez-vous. Je mange tout, je mélange tout : routes, lieux, accent picard, bourguignon, champenois, paysan ou parisien... J'étoffe, j'étouffe toute cette indigestion en Webcam (voir même semaine). Mais j'en profite aussi pour rendre une visite rituelle à Rimbaud, teintée toutefois d'élections en ces veilles de municipales : Rimbaud ou la politique, il faut choisir...
(08/03/2008)

 

La vie bouscule tout à nouveau. Week-end à Bron (superbe ! voir hommage tardif en Notes d'écriture), puis virée à Paris et c'est déjà presque la fin de février qui s'annonce, les premières jonquilles qui fleurissent. Entre temps, il y aura eu le boulot et tout ce qui se glisse entre les heures travaillées, et, depuis mon périple à Clermont Ferrand en Janvier, je serai passé par Dijon une fois, Paris par trois fois, Châlons tous les jours, Reims plusieurs fois par semaine et puis Lille aussi, et Amiens. J'aurais repoussé un rendez-vous prévu à Charleville, je serai revenu dans ma ville après des parcours de 600 km en journée, aperçu Saint Quentin ou Laon le long de l'autoroute, passé sans m'arrêter dans la gare de ma ville natale. Toute une bousculade - c'est vraiment le nom - de travail, de vie personnelle, l'impression d'un trop plein, car entre les trous, c'est les études, l'écriture, les lectures, pas moins de cinq à six beaux livres découverts en même temps (on en reparlera dans les Notes de lecture), toutes ces choses intimes et la vie qui s'annonce, qui se programme : quel avenir pour mon fils après le bac, un nouvel appartement à chercher pour ma fille à Paris. Bousculade. Et aussi l'opération médicale d'un très proche qui me préoccupe. Pourtant sous l'apparent désordre, ça se construit, ça s'élabore, un courant secret, une force, une accélération du temps. Ce sont des occupations habituelles pourrait-on dire, mais aucun des synonymes de ce mot ne serait satisfaisant pour décrire ces périodes où le temps passe vite d'un instant rempli, puis vidé, à un autre instant rempli puis vidé aussitôt comme un verre. Enivrement du temps peut-être. Dans la liste des synonymes que fournit le dictionnaire, "occupations" ne peut se réduire à profession, emploi, situation. Ce n'est pas un "office" non plus,  au sens liturgique, bourreau fait ton office. Pas une "charge" que ces journées remplies au pas de charge. Pas une oeuvre en construction, ni un ouvrage au sens tricotage, aiguilles et pelote de laine. Pas un labeur, ni même une possession, ni même un assujettissement. Non, les synonymes d'occupations sont légèrement à côté de ce que je ressens dans la bousculade au sens d'accrochage fortuit, de chamboulement, d'éparpillement, de secousses, saccades en cascades, cahots, trépidations, agitations. C'est tout cela à la fois, occupations, mais pas comme intrusion, ni passe-temps, rien de laid, ni de triste, ni d'indifférent. rien de constructif non plus, tout au plus une incertitude, une sensation temporelle, un déplacement spatial, car "l’espace de notre vie n’est ni continu, ni infini, ni homogène, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et où il se rassemble (Georges Perec) " ai-je écrit en préambule à CV roman. Je reprend cela en image en Webcam, cette semaine.
(22/02/2008)
 
 

Parcourir les routes est un étonnement perpétuel. Qui va de l'éblouissement, qui éclate en ravissement comme aurait dit Marguerite Duras, quand on voyage à l'étranger. Yemen, Brésil, ailleurs... Mais chez nous, routes de l'Aisne, des Ardennes, l'étonnement confine à quelque chose de plus petit, une pochette-surprise, un émoi de trublion, un désordre ménager au sens où l'entendait Julien Gracq. Ce n'est pas rien quand même : "la chaleur sensuelle d’un lit défait se répand et coule pour moi à travers les rues ", écrit-il dans La Forme d'une ville.
La forme d'une ville... Clermont-Ferrand qui m'accueille à nouveau à changé de forme : le tramway qui défonçait trottoirs et potagers il y a deux ans (voir en Etonnements du 01/02/2006) est maintenant terminé, le tramway est flamboyant, les rues sont propres et larges. Tout est nettoyé. Belle ville.
Pourtant.
Pourtant, quand je reviens la nuit venue chez Françoise et Vincent qui m'accueillent, maison neuve, lotissement neuf, leur amitié chaleureuse et déjà presque ancienne, que voit-on de la forme d'une ville ? Rond points, lotissements, trajets, autoroutes : tout est neuf, beau, propre.
Et je repars déjà le lendemain bercé dans la nouveauté et l'avenir, leur amitié chaleureuse et déjà presque ancienne.
Pourtant.
Je retrouve Cécile pour un petit déjeuner juste avant de repartir. Amitié nouvelle et gaie. On échange nos préoccupations d'écrivains : je me complais dans mes multiples activités, ne lâche rien, je suis heureux. Elle se déplaît ici et quitte tout, elle est heureuse. Apparaît alors dans ce buffet de la gare flambant neuf, toute la forme d'une ville qui déforme nos vies.
Plus tard.
Sur les terre de René Fallet, admiration bienveillante et ancienne (voir en Webcam), le coin semble préservé des formes nouvelles des villes, un repos pour les yeux.
Je ne sais pas conclure cette rubrique, y trouver une signification profonde sinon la persistance du malaise à voir ainsi notre pays rangé comme une chambre proprette d'un asile de vieillard idéal. L'ensemble prend des proportions de regrets éternels. Et on y vit, et, malgré tout, dans ce pays changé en exaspération d'utile et de beau, il y a ces fulgurances antonymes au bonheur : se côtoyer dans ces paysages sensés symboliser un futur, faire table rase du passé. Parlons d'avenir, amis, compagnons alter ego, autres moi-même, unis, heureux malgré tout. Peut-être que, pour la première fois, je ressens intensément la phrase de Breton qui conclut Nadja : la beauté sera convulsive ou ne sera pas. J'aimerais un pays plus convulsif, moins définitif, sans rond point, sans magasin de bricolage. Parlons d'avenir amis, compagnons alter ego, autres moi-même.
(27/01/2008)



Qu
and je regarde Internet et ce qui en est fait aujourd’hui, je me sens décalé. C’est une sensation nouvelle. Autant, je me suis imaginé, (il y a 10 ans déjà !) avoir été en quelque sorte précurseur, premier utilisateur de ce média. Autant Internet agissait alors comme un sésame à la nouveauté, une ode à l’esprit pionnier, une vision "des arts et des techniques appliquées à la vie moderne", dans le même idéal que cette expo de 1937 Paris-Guernica. Maintenant, il me semble être dépassé par les nouveaux usages qui semblent devenir prédominants : je ne chatte pas, ne msn pas, ne facebook pas, pire, je ne sais même pas comment utiliser le RSS. Bref, je reste dans un maniement préhistorique : je réponds et j’envoie des mails, je continue à servir Feuilles de route avec des outils d’administration hors d’âge. Pour la première fois, d’ailleurs, Feuilles de route voit sensiblement son nombre de connexion décroître, depuis quelque mois seulement mais une chute brutale des visites. Cela m’indiffère, je n'ai jamais été les yeux rivés sur le compteur de connexions : je sais très bien la goutte d’eau que représente 50 ou 100 connexions par jour, même 1000 ou 2000. Est-ce qu'une nette augmentation aurait une incidence sur ma vie d’écrivain ? Je ne le pense pas. Bien entendu, je suis heureux quand on cite quelque chose que j’ai mis en ligne mais ces congratulations restent dans un cercle bien restreint, familial et amical qui me suffit car elle me permet de croire qu'Internet reste un simple outil pour moi, directement maniable, et non une vitrine d'exposition  Donc, chercher à avoir des visiteurs ne m’intéresse aucunement. J’ai toujours refusé jusqu’à présent le moindre progrès technique, la moindre dérive à l’austérité affichée malgré quelques concessions à la photo, car, dés le début, mon obsession est d’observer comment va se passer l’accumulation de tout ce que j’y mets. L’accumulation est le maître mot. Un entassement virtuel sans l’inconvénient de la poussière. Un machin que l’on emporte jamais mais que l’on sait toujours retrouver, même au bout du monde. Et pour réaliser cette accumulation je n'ai pas besoin d'emballage de luxe, du packaging préformaté des blogs, du blister des communautés virtuelles. Un simple carton numérique me convient, un machin banalement pratique dans lequel l'intérimaire de Composants aurait aimé y ranger des engrenages.
Mais là, vraiment, ce qui m’étonne, c’est cette décroissance de visite et de visiteurs. C’est un phénomène nouveau car mathématiquement, l’augmentation a suivi la courbe toujours croissante des internautes. Cette désaffection traduirait-elle les premières friches de notre monde virtuel ? Traduit-elle plutôt le changement d’habitude dont je me suis tenu à l’écart, l’usage du RSS par exemple ? Ainsi, même dans la modernité on pourrait trouver des adeptes du progrès mis sur la touche ? Ironie du sort et retournement du concept d’universalité qui prévalait jusqu’alors dans la vaste communauté internautique mondiale, qu'on imagine forcément égalitaire et démocratique, un monde de copains. J'ironise...
Mais l'idée d'une telle déliquescence à l'intérieur du Net
me fait rêver. J’aimerai ainsi que mon site vieillisse plus vite dans ce délaissement, que l’on voit la poussière s’accumuler, des toiles d’araignées apparaître au coin des écrans des irréductibles qui continueraient à s’échouer sur Feuilles de route par hasard. Je voudrais devenir L'Homme invisible pour qui chantes-tu de Ralph Ellison, L'homme qu'on prenait pour un autre de Joël Egloff (en "Notes de lecture" cette semaine), Je voudrais devenir marin japonais perdu sur une île du pacifique numérique, Diogène dans un tonneau virtuel, je voudrais devenir le premier clochard du web.
(20/01/2008)



Nous sommes plusieurs à voyager en ce moment. Mon filleul LH vient de quitter l'écosse où il a travaillé suffisamment pendant un an pour s'octroyer six mois en Inde. Ma nièce LB a entamé un tour du monde, elle doit être à cette heure encore en Australie, après Bali et l’Asie, Delhi, Calcutta, Bangkok, Singapour. Elle s’apprête à rejoindre la Nouvelle Zélande. Tout comme MB qui en revient et repart en janvier pour le Japon. Nous avons chacun fêté 2008 de façon différente. Si MB était de retour en France juste avant de repartir, LB était à Sydney pour le réveillon et moi, TB, j’étais à Kawbatan, citadelle perchée à 3000m sur les plateaux du Yemen.
Qu’est-ce qui pousse à voyager ? Questions insondables, puits sans fond, chacun sa réponse individuelle mais une réponse collective à chaque retour. Ainsi c’est MB qui m’avoue sa difficulté de rentrer, le malaise de retrouver une France « superficielle, agressive, prétentieuse et creuse ». Oui, j’ai souvent éprouvé à chaque retour ces sensations d’être étranger dans mon propre pays à force d’aller à l’étranger et le désir de repartir est alors impérieux, voire la possibilité de ne plus repartir ailleurs qu’en France quasi-impossible : la Sicile m’accueille maintenant chaque été depuis quelques années alors que je pourrais trouver le soleil aussi en métropole. Mais non, cette France « superficielle, agressive, prétentieuse et creuse », je la ressens aussi depuis longtemps, d’abord avec une honte contre moi-même, une sensation d’inutilité, d’abandon, alors que je pourrais au moins tenter de lutter contre cet état d’esprit, d’autodénigrement, sentiment si justement français au même titre qu’il est connu à l’étranger que le français est râleur (et très souvent à juste raison…). Mais à bien y regarder sans éprouver la sainte culpabilité qui va si bien à nos esprits judéo-chrétiens, on peut tenter quelques explications. D’abord, aller à l’étranger est peut-être necéssaire pour retrouver de plein pied notre capacité d’étonnement, alors que si je voyage en France, je sais d’avance ce que j’y trouverai. Il me faut en effet un endroit où je puisse échapper à tout ce que je connais déjà, radio, télé (bien sûr il suffit de ne rien allumer) mais aussi panneaux indicateurs, trottoirs, aspect des villages, des villes, toute cette organisation sociale que nous connaissons trop bien. A peine nous apercevons le moindre français que nous sommes sûr de ses réactions, de ce qu'il va dire, de son niveau social, de ce qu'il gagne, de quelles sont ses préoccupations...etc. Je suppose que cela est du au niveau d'organisation trop important des pays développés auquel nous appartenons. Tout est transparent, lisse, plus aucune surprise pour celui qui en fait partie. J’ai besoin d’autres horizons, Jordanie, Brésil, Amazonie, Guadeloupe, Réunion, autres mentalité à Rio, à Bahia ou à Brasilia et ces villes traversées pour un week-end ou quelques semaines : Naples, Stockholm, Venise, Londres, Liverpool. France «superficielle, agressive, prétentieuse et creuse », je connais déjà les arguments des objecteurs, anti-voyageurs, chauvins de tous poils : si mon pays ne me plaît pas je n’ai qu’à m’installer ailleurs. Mais je n’en ai pas envie, j’ai envie que mon pays bouge plus, fasse mieux éclater ses frontières. Je connais par cœur aussi tous les prétextes fallacieux pour me convaincre de rester à proximité de nos vertes campagnes, de nos jolis églises et de nos plages surpeuplées : voyager en avion est anti-écologique, et puis de toute façon on restera toujours un touriste pour les étrangers que l’on visite. Oui, je plaide coupable, je suis un dépensier de la nature sauvage, je suis un touriste de la pire espèce qui se repaît des autres pays et dénigre le sien propre. Cela me fait penser à mon beau-père qui œuvre encore souvent dans cette catégorie du voyageur à valise et casquette et qui, revenant de Chine il y a quelques années, déclara avant tout le monde que ce qu’on racontait à la télé n’était que foutaise, ce pays explosait, nous nous en rendions même pas compte, enfermé dans nos clochers.
Car le voyage à l’étranger nous révèle peut-être aussi, et c’est plus grave, tel que nous sommes devenus, une société repliée, cacochyme, procédurière qui ne se laisse plus le droit de rêver, qui oublie sa jeunesse, qui se replie frileusement vers une vieillesse à préserver à n’importe quel prix. Société perdue, fuite en avant alors qu’ailleurs, même dans les société les plus rudes, au Brésil, on sait défricher un coin de jungle sans garantie d'avenir, au Yemen, une mère sait marchander le prix d’un cercueil pour un de ses enfants car la mort y est naturelle. Peut-être que la perte d’une civilisation se mesure à son incapacité à accepter tout changement, y compris ceux qui vous touchent dans votre vie intime. Peut-être que voyager serait alors réapprendre à mourir et voir mourir sans côtoyer l'inacceptable que nous avons fabriqué de toutes pièces.
(09/01/2008)