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Rêve de pierre


Château de Coucy, Aisne, texte publié dans 100 monuments, 100 écrivains, éditions du patrimoine, 2009, p. 170.
© Thierry Beinstingel

Terre de passage depuis toujours : les huns et les autres descendent de l’Est ou du Nord, des colporteurs remontent du Sud les vestiges du vieux monde romain. De vos premiers murs aux confins d’un plateau, vous regardez les caravanes de marchands sur les routes qui s’affirment ; des bateliers encombrent les rivières.
 

Alors, vous continuez, vous érigez encore. Donjon, portes et fossés : la réputation du lieu s’agrandit. Vous devenez seigneurs, sires de Coucy, courtisés. Vous avez pour nom Enguerrand ou Raoul.

Des Agnès, Isabeau, Yolande vous attendent en vain, soupirant, piquant et cousant, s’usant la vue dans des salles aux feux gigantesques. On vit à l’intérieur et, pour la première fois, l’immense entrelacs de coursives devient un cœur dans lequel on souffre, on vieillit et on meurt.

La suite n’est qu’une succession de déboires qui vous échappent : un tremblement de terre fend le donjon du haut en bas, la Révolution transforme votre idéal en carrière de moellons. Retour à la case départ.

Les murs continuent à vivre. Vous aussi et la guerre vous rattrape. Écho des canons sur les remparts. Gueulements à l’attaque des tranchées. On tente de vous faire taire, l’un et l’autre. On vient à bout du donjon de sept cents ans et de cinquante quatre mètres, miné par vingt-huit tonnes d’explosifs. On vous envoie au Chemin des dames, juste à côté.

Aujourd’hui, vos enfants courent et le château s’anime. Il suffit d’un souffle de vent sous les voûtes abandonnées et le vieux rêve de pierre frémit encore par-dessus les vallons enroulés de rivières.

 

 

Au départ, pas même un rêve : juste un entassement, quelques cailloux érigés, histoire de se protéger du vent. Et encore, rien à voir avec une nature hostile. Ici les vallons sont doux, enroulés de rivières, bordés de forêts crépues et giboyeuses. Guerriers francs, descendants de Clovis, vous vous installez ainsi dans des hivers rudes et des étés cléments.

L’air se charge parfois de l’odeur d’un incendie : on guerroie pas très loin. Contre le danger, vous agglomérez encore : tours, remparts, herses, pièges pour repousser l’assaillant. C’est dissuasif, les prétendants abandonnent vite, les chevaux font demi-tour dans un cliquetis d’armures. La victoire est minérale, c’est une évidence.

On vient vous dire : sortez de vos murs, un péril plus grand que vos hypothétiques batailles nous menace. Vous quittez le château. C’est à votre tour d’assiéger des forteresses de pisé dans des déserts ocres. Pendant plusieurs générations, on vous voit ainsi partir aux croisades pour ne pas en revenir.

Le temps passe et se fige. Des guerres de cent ans, des frondes tentent de vous arracher à votre tas de pierres. Soyez raisonnable. Vous refusez : terre de vos ancêtres à laquelle la France de l’ancien régime doit tout. Le roi soleil se fâche : on vous oblige à partir.

Vous comprenez alors que cette histoire n’est plus la vôtre, elle appartient à l’entassement d’un rêve de pierre et c’est la matière elle-même qui poursuit l’œuvre. Les tours se lézardent, des voûtes s’effondrent, mais des broussailles protègent l’entrée des portes manquantes et des herses bloquées.

Des Agnès, Isabeau, Yolande vous attendent à nouveau, piquant, cousant, reprenant leur ouvrage, cœurs qui vivent et souffrent comme autrefois. On ne reconstruit pas le donjon. Réchappés de l’enfer, vous taisez vos blessures.

 

(28/12/2009)