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Notes d'écriture 2003

Service de presse pour PPPP, c’était vendredi dernier. Au total, 180 dédicaces faites à des journalistes où des écrivains bien placés : c’est le jeu typiquement français de cet exercice de lobbying bien rôdé. Mais c’est surtout la manière de découvrir son livre et presque d’une façon brutale : manipuler des piles de livres, ouvrir les premières pages, écrire les dédicaces, reposer les exemplaires.
Pourtant, il y a le premier instant où il faut oser saisir le livre, le retourner, réaliser que le nom du type sur la couverture c’est vous. Il faut le soupeser, évaluer son format, détailler la qualité du bandeau. Il faut le sentir : odeur du papier, de la colle. Superstition, rite : le premier que je touche devient " mon " exemplaire, je le garde, je relis l’histoire en repartant le soir dans le train et il rejoindra ses frères sur mon bureau.
Dans le bureau exigu des signatures, nous étions parfois quatre à se serrer devant nos piles de livres. Nous avons échangé nos livres, c’est une coutume sympathique. Il y avait aussi un académicien. Si on m’avait dit un jour que je passerais une matinée à tourner le dos à un académicien enfermés tous deux dans un placard… Situation qui n’aurait pas déplu aux surréalistes.
Mais tous les écrits des académiciens de France n’égaleront pas une seule parmis les dédicaces que j’ai faites à ma petite famille le soir en rentrant. Famille tellement dispersée que deux exemplaires ont atterri sur les oreillers des lits : ma fille s’est couchée sans même s’en apercevoir. Plus tard, mon fils a commencé à lire le nouveau roman avant de déclarer du haut de ses 12 ans que c’était plus difficile que le dernier Harry Potter avalé en trois jours...
(17/12/2003)

 

" Paysage et portrait en pied de poule ", long titre qui me dérange. Bien sûr, il est toujours difficile de s’entendre répondre à celui qui demande : alors, tu édites quelque chose bientôt ? Oui, un truc qui s’appelle " Paysage et portrait en pied de poule ". Sourire d’excuse, perplexité de l’interlocuteur. Il y a ceux qui aiment bien le côté surréaliste, genre titre de peinture. Ça doit être aussi ce qui m’a attiré, hormis les mots paysage et portrait qui sont parfaitement à leur place. Il y a la répétition des P, qui fait postillonner en précipitant le titre hors de la bouche. Mon titre me fait penser à une de ces cruches moches en forme de petit cochon, une chose désuète, démodée, modeste. Sans doute aurait-on pu trouver un tel objet sur un napperon dans la ferme de PPPP. C’est peut-être cette sorte de mauvais goût, non pas mauvais goût mais goût insignifiant, qui m’a fait choisir ce titre. D’ailleurs on ne choisit pas, le titre vient. Point. Au même titre que le sujet s’impose, que les phrases s’assemblent. Bon, maintenant, il faut faire avec. C’est plus difficile à porter que " Central " et " Composants ". Il y a le grand machin à dire, il me semble qu’une fois qu’on a prononcé le titre, cela appelle à en dire plus, comme une sorte de justification à donner. Ce ne sera pas facile d’incorporer le titre dans les dédicaces, comme je le faisais avec les précédents : " un monde Central, amicalement " ou " quelques Composants du monde, avec fraternité ".
(10/12/2003)

 

La parution d’un petit article anodin de présentation de Composants pour la Bibliothèque d’Orly Ville m’a provoqué un sentiment bizarre à l’heure où Paysage et portrait en pied-de-poule s’apprête à paraître. Jusqu’alors, le livre d’avant et le livre suivant ont eu des vies distinctes, comme pour Central et Composants que 2 ans séparent, c’est à dire que tout ce qui pouvait prolonger la vie du livre m’a semblé ainsi étanche, comme une sorte d’éducation (initiation) distincte pour chaque livre. Même, si, en 2000, la parution à quelques mois près de La Réserve et Central a provoqué quelques interactions, les thèmes, le style et la diffusion des deux récits étaient bien trop différents pour qu’une similitude de jugement puisse s’opérer.
Pourquoi jugement ? Si le mot m’est venu si rapidement à l’esprit, il doit bien y voir une raison. Sans doute est-ce la crainte de ressentir justement le jugement (opinion, avis) d’autrui mais que l’on éprouve viscéralement tout de même quand paraît un article. Etre placé sur la même longueur avec deux livres différents me fait sans doute un peu peur, ou du moins, m’interroge. Et si par exemple, une critique défavorable pour PPPP venait en annuler une autre ? Derrière cela, il y a sans doute autre chose de plus profond d’inexprimable qui est une volonté de cohérence qui peut exister entre les livres et mêmes s’ils paraissent bien différents.
Sans doute devrais-je m’y m’habituer, les livres s’accumulant, à expliquer, comparer les livres entre eux, et pourquoi le nouveau est-il différent des précédents, et en quoi il lui ressemble, comme une mère qui parle de ses nombreux enfants…
Et je n’ai pas fini de répondre naïvement à la question qui me revient souvent :
- J’ai lu ton livre.
- Ah oui ? Lequel ?
(03/12/03)

 

La quatrième de couverture : la troisième chez Fayard et toujours cette impression bizarre d’être dépossédé de l’histoire… Je n’ai jamais su parler de mes livres, dans les salons, les librairies, devant mes proches, mes collègues, je suis incapable de résumer l’histoire du livre. C’est réellement une incapacité grave, je ne sais pas quoi dire, ni expliquer ce manque.
Et là, le travail qui revient à l’éditeur est d’expliciter à ma place ce que raconte le texte. C’est tant mieux que cette tâche lui revienne, l’éditeur est le mieux placé avec son point de vue de premier lecteur pour essayer de faire partager ce qu’il a ressenti et quel est l’attrait du livre.
De même que pour les livres précédents, pour " Paysage et portrait en pied-de poule " (vraiment le titre est trop long…), j’ai cette impression bizarre que tout est dit dans la quatrième. L’éditeur, à qui je m’en ouvrais, pense que c’est une réaction normale, cette impression que le livre est ainsi mis à plat en un instant. Le trouble que je perçois est sans doute dû à cette distance d’appréciation : il manque pour moi tout ce qui l’a construit pendant des mois, les sentiments que j’ai éprouvés, le relief en quelque sorte.
Mais bon, il faut se mettre à la place du lecteur potentiel qui retournera le livre, alléché par son titre ou par la couverture (ou par le nom de l’auteur !), et qui devra se faire une opinion en dix lignes, deux temps, trois mouvements.
(26/11/2003)

 

J’ai parfois indiqué au hasard des mises à jour que Feuilles de route fonctionnait comme une sorte de moteur à trois temps : Rubrique Etonnements pour se nourrir de la vie qui entoure, Notes d’écriture pour la fonction vitale d’écrire et Notes de lecture pour savoir comment les autres s’en sortent. Les trois rubriques ainsi me semblent tourner dans un semblant d’équilibre, vie, écriture, lecture se nourrissant l’un l’autre, contribuant à cette lente accumulation du temps qui passe et peut être la sensation parfois de progresser dans cette tentative d’exposition qu’est Feuilles de route. J’ai eu envie de faire le point, d’estimer si ce moteur tourne rond et n’a pas trop de ratés. Dans les 46 semaines de 2003, la rubrique Etonnements a été servie 32 fois, Notes d’écriture 35 fois et Notes de lectures 30 fois. Cette comptabilité me rassure, tant il me semble que la gageure d’alimenter ce site chaque semaine est tenue aux trois quarts et ce, malgré les absences, vacances, etc. L’équilibre aussi n’est pas trop disproportionné, la machine semble tourner à peu près rond. Les sensations que j’éprouve parfois comme par exemple celle de privilégier avant tout l’écriture se retrouvent ici dans les Notes d’écriture prépondérantes. Toutefois, j’ai également compté ces rubriques depuis mon retour de vacances d’août et qui coïncide avec un changement de travail professionnel, maintenant plus prenant. Force est de constater que l’écart entre les trois s’accroît. Ainsi, Etonnements n’est plus servi qu’au deux tiers des mises à jour et Notes de lecture une fois sur deux en moyenne. Seules les Notes d’écritures continuent avec régularité mais c’est la priorité et le mot employé plus haut de fonction vitale n’est pas peu fort. Le moteur pour autant tourne-t’il moins bien ? Pas pour l’instant, car il me semble que ne pas servir la rubrique Etonnements n’est pas du à un manque d’intérêt vers la vie qui m’entoure mais plutôt un manque de temps. Pareil pour la lecture, et mes livres de chevets ne diminuent pas. Là encore, c’est le temps qui me manque pour les raconter. Cependant cette évolution vers une disproportion m’inquiète un peu : j’ai peur que cela déstabilise la logique d’accumulation de ma " tentative " qui dure maintenant depuis trois ans.
(19/11/2003)

Un nouveau livre laisse forcement des traces dans un site qui se veut "tentative d'exposition du travail littéraire", sorte de jeu de piste qui part de l'incertitude, du truc vague, jusqu'à la certitude de la parution. On peut reprendre le chemin parcouru :
" … une dizaine d’écrits plus ou moins commencés, à finir ou temporairement abandonnés, notamment les textes au noms de code JJ et PPP. Tout cela doit bien représenter un volume de 250 pages…/… 2003 s’annonce ainsi assez solide dans le pétrissage des mots… "
(01/01/2003, Notes d’écritures)
" PPPP, il est temps d’en parler, le bouquin en cours qui se cache derrière ce sigle me tient en éveil depuis novembre…/... Mais qu’est-ce donc ? Petite Poésie Pendant la Paix ? Participation au Pouvoir du Parti du Peuple ? Pléthore de Pluies sur Pavots Planants ? Perceuse Pulsatile en Polissage Permanent ? "
(21/05/2003, Notes d’écriture)
" cet été exceptionnel ne m’avait pas laissé l’esprit ni le temps jusqu’alors pour me consacrer à PPPP, manuscrit présenté à l’éditeur début juillet mais qui nécessitait quelques ajustements, il fallait donc s’y mettre… L’exercice le plus difficile consistait à mêler deux chapitres afin de recentrer le récit, le rendre plus tendu, comment dire, plus dans l’action…/… Je garde un souvenir plutôt anxieux de cette principale correction qui s’imposait : ce n’est qu’après plusieurs tentatives que j’y suis arrivé (je pense…), sous forme d’une alternance de paragraphes puisés de part et d’autres. "
(20/08/2003, Notes d’écriture)
" Dans l’ombre de la salle à manger, l’ordinateur portable attendait les corrections de PPPP, mollement mais sûrement retravaillé, sorte de préoccupation tranquille et combien le mot de préoccupation est par ailleurs bien imagé, alliant la réflexion avant l’action. "
(27/08/2003, Etonnements)
" Il parle, nous parlons du livre à venir, PPPP qui semble désormais bien engagé. Et puis il me dit (à peu près) : vous êtes l’écrivain du temps et de l’espace, je veux dire des deux dimensions, comment dire, l’espace et le temps, en abscisse et en ordonnées. Vos personnages sont des points qui se débattent dans à des instants précis, marqués, dans un espace voulu, modelé par les hommes, contraints…/… Le lundi suivant, il me laisse un message sur mon mobile : j’ai lu la deuxième version ce week-end, je suis très content, je voudrais vous dire pourquoi. Je le rappelle bien sûr, avec hâte. "
(10/09/2003, Notes d'écriture)
Voilà. Sans doute y aura-t'il d'autres notes, d'autres étonnements : un texte même terminé continue à "travailler" longtemps...encore une analogie avec le travail du luthier (voir plus bas...)
(12/11/03)

 

" Tous ceux qui essaient d’aller au fond de leurs réflexions par rapport aux obsessions de transcrire le quotidien, transcender une certaine réalité : François Bon, Bergounioux, Michon, Philippe Claudel, Laetitia Bianchi… " avais-je écrit dans une Note d’écriture du 23/10/2002 pour parler des écrivains que j’apprécie. Philippe Claudel, donc, et son nouveau livre " les âmes grises " me procure un sentiment mitigé quant à sa fiction que je trouve… trop fiction (en note de lecture cette semaine). Cette retenue me trouble profondément : ainsi, il faudrait admettre que cette " transfiguration du réel " qu’est le roman, pour parler comme Jean Rouaud, se limite d’elle-même ou dans nos têtes. Une fiction trop bien imaginée et c’est la transcription du quotidien qui me semble faussée. Pourquoi ? Sans doute que l’imagination peut parfois sembler limitée, redondante si, en tant que lecteur, on épouse suffisamment les pensées de l’auteur. Lieux communs, processus de pensées, conditionnement de récits devinés d’avance, je n’irai pas jusque là pour Philippe Claudel, simplement, j’essaie de restituer en quoi il me semble que l’expression du roman semble avoir des limites quand on glisse de trop vers la fiction. Pourtant, autant mon premier livre chez Fayard " Central " comportait nombre d’éléments autobiographiques, autant le deuxième " Composants " construisit un narrateur complètement issu de mon imagination. Avais-je pour glissé dans la fiction ? Je ne sais pas. J’aurais tendance à ne pas le penser, mais finalement je crois qu’un auteur ne sait jamais comment son livre est perçu et c’est bien cette perception des lecteurs qui donne la réalité au livre. Peut-être que Composants est pleins de lieux communs, plein de ce qui est pour moi un symbole négatif de la fiction, quand on perd prise avec la réalité, du moins quand sa propre perception fait place aux idées partagées par trop d’autres. C’est là que je sens le danger. C’est sans doute aussi pourquoi je me méfie tant de mes excès de sensiblerie par exemple, qui auraient tôt fait de transformer un personnage ou une situation en une mièvrerie larmoyante et commune. L’essence même du roman tient à un processus de répétition, à un va et vient permanent : faire passer pour réelle une situation inventée, mais l’imagination en général est soumise à la pression des autres, elle devient en quelque sorte redondante, limitée. Ainsi les romans nous rabâchent-ils souvent une même histoire. Je ne sais pas comment on peut faire pour échapper à cela. Il y a pourtant eu des tentatives avec le nouveau roman, décrié de nos jours, minimisé, mais dont les tentatives allaient toutes dans ce but : échapper aux cheminements communs de la pensée, parfois même donner aux textes une possibilité d’abstraction, voire de se régénérer eux-mêmes, comme avec Beckett. Ce n’est pas un hasard si certains courants littéraires tentent de pilonner cet effort d’une réflexion originale. Ainsi la " nouvelle fiction " se marque dans le refus du nouveau roman et tente peut-être de s’ouvrir dans le mouvement inverse, c’est à dire laisser l’imagination se débrider dans l’espoir de révéler de nouvelles formes. C’est oublier un peu vite les chaînes inévitables des pensées d’autrui et qui nous entravent de toute façon. Ainsi, est l’enjeu du roman, situé juste au milieu du réel et de la fiction. Il nous appartient d’y osciller et ce sera toujours de façon inconfortable, attentifs à la chute et, pour moi, à ne pas glisser de trop vers la fiction, tout du moins, la représentation que je m'en fais et que je suis sans doute le seul à percevoir.
(05/11/2003)

 

Le luthier est sans doute aussi proche de l’écrivain que le compositeur. Et le musicien, du lecteur. En effet, si le geste du compositeur s’apparente à l’écrivain dans sa transcription de la musique sur les portées, le luthier, qui propose la construction d’un instrument, part d’une réalité bien normée mais qui semble s’échapper dés lors que le musicien, le lecteur donc, s’empare de l’instrument. C’est ce passage du réel à une sorte d’émotion impalpable, proche de la fiction, qui rend l’art du luthier si proche de celui de l’écrivain, lui qui fournit la " matière première " pour son musicien-lecteur, de même qu’entre les mots bien concrets d’un écrivain se cache l’émotion ou d’autres sentiments. Dans cette sorte de littérature à contrainte qu’est la fabrication d’un instrument, l’archetier fait figure de poète par rapport au luthier tant la simplicité de son art le rend proche de l’épure d’un Haïku par exemple.
Tout d’abord, force est de constater que les archetiers qui ont pignon sur rue ne sont pas légion, de même que les poètes dans la vaste littérature. Bien souvent, le luthier construit aussi lui-même ses archets, de même que l’écrivain, entre deux romans, se commet parfois dans un recueil de poésie.
A Mirecourt, il n’existe qu’un seul archetier qui consacre sa vie d’artisan uniquement aux mèches et aux baguettes de Pernambouc : Christian Ledzinski. Quand je suis entré pour la première fois dans son atelier, je n’étais pas persuadé, loin s’en faut, de l’importance de son rôle dans la lutherie, de même que le rôle d’un poète passe souvent inaperçu dans la communauté des hommes. Baguettes de bois du Brésil, crins de cheval, quelques éléments mécaniques, le tout semblait d’une simplicité évidente, la même qui nous fait lire un poème de Rimbaud en pensant qu’on aurait pu en faire autant. Et puis, il a fallu choisir entre quatre ou cinq archets, tous évidemment identiques. Premier étonnement : il a bien fallu deux ou trois heures pour choisir celui qui deviendrait l’archet idéal, le compagnon du violoniste pour de nombreuses années. Ce n’est évidemment pas l’aspect physique qui pouvait départager ces maigres constructions de bois et de crins, mais des sensations que des mots imparfaits tentaient d’illustrer : nervosité, souplesse, équilibre… Deuxième étonnement : l’archetier jonglait avec ses archets comme le joueur à la sauvette fait passer une pièce sous trois pots. Aucune étiquette, aucun signe ne semblait différencier les baguettes, ni l’aspect, ni le vernis, ni le bouton de nacre, rien… Pourtant, l’archetier continuait sa ronde infernale, à saisir l’un, l’autre, à les faire valser entre ses mains : et pour le staccato, essayez le troisième, revenez au premier… A un tel point que je me suis hasardé à lui demander comment il s’y retrouvait. Il a eu cette phrase banale : mais enfin, je les fabrique, heureusement que je m’y retrouve ! Ce qui m’a laissé rêveur, mais ce n’est finalement pas si éloigné du texte qu’un écrivain construit et qui sait retrouver le plus petit assemblage de mots à coup sûr dans les centaines de pages déjà écrites.
Mais le lecteur dans tout cela ? Pardon, je voulais dire le musicien… L’archet est sans doute la pièce la plus importante ; si le violon en impose par sa grâce et sa parfaite conception, la main gauche qui le cale sous le cou n’a qu’une mobilité réduite comparée à la droite qui tient l’archer, qui le fait glisser sur les cordes, voler, s’arrêter, reprendre, s’appuyer, s’alléger. Les yeux fermés, un violoniste reconnaîtra son archet, changera insensiblement de position pour compenser une plus grande souplesse ou durcir le contact. Il en va comme de la lecture d’un texte, on fait corps avec certains écrits. Les plus ténus nous émeuvent, cela paraît si simple, de même qu’une baguette et quelques crins nous surprennent par la variété d’émotions qu’ils nous font éprouver.
(29/10/2003)

 

C’est un salon du livre à Chaumont organisé à l’occasion de Lire en fête 2003 qui déclenche la polémique : d’un côté, les organisateurs se targuent de présenter le premier salon du livre de Chaumont, se vantent également d’inviter des auteurs " de renommée nationale ". De l’autre côté, quelques écrivains haut-marnais déplorent ce qu’ils nomment " parisianisme " et encore plus l’étiquette de premier salon. Il y a de quoi être fâché : au cours des 20 ans d’existence de l’association qui regroupe les écrivains de ce département, il a toujours été impossible d’organiser une manifestation dans cette ville. La dernière tentative date de 2001 où, faute d’intérêt suffisant des acteurs locaux du livre et des institutionnels, il a bien fallu renoncer à un tel projet, une association ne pouvant le porter seule. Pourtant, une municipalité voisine, Joinville, nous ouvrit heureusement les portes de son magnifique château et la réussite de notre salon 2001 n’eût rien à envier à celui de Chaumont 2003.
Sans doute, le projet que nous avions présenté était trop contraignant pour les esprits décideurs de notre préfecture. Les organisateurs du salon d’aujourd’hui se sont facilité la tâche : faire venir un auteur en résidence et se décharger auprès de lui de cette animation culturelle. Cette solution présente d’autres avantages : l’écrivain en résidence entre facilement dans des circuits de subventions bien rôdés, et, pour peu qu’il soit connu, il assure une notoriété à la ville, justifie et fait mousser le fonctionnaire qui l’a invité auprès de la mairie.
Ainsi, tout ce petit monde s’engouffre dans l’histoire qui n’est le résultat que d’un vide politique, culturel et organisationnel. Vide politique par l’absence de volonté des élus pour subventionner des projets uniquement locaux par peur de maigres retombées (surtout électorales…). Vide culturel par désintérêt, paresse et léthargie de position du genre " on est un petit département ". Enfin, vide organisationnel par le système de subventions subversif et unilatéral puisque d’abord local, puis départemental, régional, enfin national, système qui n’incite à ne pousser que des projets ambitieux pour rafler la mise.
Cette histoire me fait penser à l’anecdote que m’a racontée un auteur : alors qu’il était dans une misère noire, il avait demandé à sa municipalité de l’aider dans son projet d’écriture, ce qu’il lui avait été refusé. Un jour, son livre parut enfin et connut un succès tel que l’auteur remporta le premier prix d’un salon du livre organisé dans la même ville. Dans son discours de remerciements, bien entendu, il n’oublia pas de le rappeler, laissant l’équipe municipale s’offusquer devant tant d’ingratitude…
On pourrait en rire. Pas moi. Si je comprends la colère, je ne peux par contre cautionner les arguments des écrivains qui fustigent l’initiative de Chaumont et de ses vedettes nationales. Mais qu’est-ce qu’un écrivain national ? Nationalisé par un éditeur parisien ? Et s’il habite en province, comme la plupart, quelle attitude doit-il adopter dans son fief ? Se sentir d’abord local ? régional ? L’écriture ne souffre pas de frontières, elle doit être ouverture au monde et ne pas adopter de telles restrictions.
Lire en fête 2003, donc. Je fus invité à visiter le Salon de Chaumont. Je n’y suis pas allé. Je fus invité à voir l’expo à saint Dizier et les animations de Michel Séonnet, autre écrivain "nationalisé ", en résidence dans notre département et membre également de notre association ce qui montre à quel point il nous apprécie. Je n’y suis pas allé. La raison en est simple : au même moment, je tenais un stand dans une brocante de livres pour ce fameux Lire en fête 2003, j’étais seul membre de notre glorieuse association, il faisait froid. Lire en fête n’en était pas une, vraiment. Lire… Et les lecteurs justement ? S’il n’y en eut qu’un seul qui découvrit et apprécia la verve d’Hubert Haddad ou les silences de Marcel Moreau, le Salon de Chaumont se sera justifié quand même, de même que celui de Joinville, de même que ma journée passée à claquer des dents tout seul à mon stand. Car c’est à nous qu’il appartient de montrer l’ouverture au monde de l’écriture. Sans polémique, c’est l’évidence même…
(22/10/2003)

 

Il est toujours étonnant de s’apercevoir qu’on partage avec un autre auteur la même idée de récit, bouquin, histoire… C’est ce que j’ai constaté avec " La désincarnation " de Jean Rouaud (Notes de lecture cette semaine). Le point de départ de ce beau récit est le fameux épisode de la lecture de la Tentation de Saint Antoine par Flaubert devant ses amis Maxime du Camp et Louis Bouilhet. Fameux épisode car on sait qu’il sera un événement charnière dans la carrière du jeune romancier dont le livre suivant s’appellera Madame Bovary (dédié du reste à Louis Bouilhet). Il n’est sans doute pas si surprenant de s’attacher à plusieurs à un tel sujet : cette brutale accélération du temps, ce petit nœud qui décide de la carrière décisive d’un des auteurs majeurs, d’un des pères du roman moderne forme une intrigue alléchante.
Jean Rouaud a opté pour une sorte de récit explicatif, très vivant avec beaucoup d’humour sur les conséquences de cet épisode, les alternatives, atermoiements qui ont précédé l’écriture de Madame Bovary, récit qui mêle une grande compréhension de l’histoire globale des luttes, réticences et accords entre la fiction et la réalité depuis Homère.
J’avais imaginé rester centré sur cet épisode, surtout quand on imagine quels effets on peut tirer de cette sorte d’huis clos où Flaubert " géant nordique " assène sa lecture d’une voix de stentor plusieurs heures durant à ses deux amis, qui pour finir resteront insensibles à l’apparente modernité lyrique. Ainsi, j’avais plutôt creusé l’idée de dialogues à travers une pièce radiophonique (restée à l’état de projet) comme quoi, une même inspiration peut prendre des formes différentes.
De fil en aiguille, quand on s’attache aux aspects biographiques de Flaubert, son voyage en Egypte qui suit immédiatement ce fameux épisode, et dans lequel il accompagne l’un des témoins de sa lecture, Maxime Du Camp, emporte aussi l’imagination. Les notes de voyage de Gustave, destinées à une lecture privée, le montrent ainsi à nu, dans la fougue et les hésitations de sa jeunesse, insoucieux des apparences. Au contraire, Maxime du Camp, pionnier de la photographie fournira un récit plus élaboré, " Le Nil " et une extraordinaire collection de daguerréotypes. Evidemment, il était tentant de raconter l’aventure que pouvait représenter un tel périple au milieu du XIX° siècles, pris entre les deux écrivains aux personnalités si différentes, en laissant l’imagination vagabonder sur les clichés de ce voyage. J’avais également dans l’idée d’y mêler Rimbaud dont l’escapade solitaire au Harar, quelques dizaines d’années plus tard et l’attrait pour la photographie pourrait fournir matière. Mais là encore, coup de théâtre, Jean Rouaud parle bien entendu de ce voyage et me pille ainsi ma deuxième idée de récit ! Tout y est, la difficulté de la technique balbutiante des pionniers de la chambre noire et bien sûr, Rimbaud…
Quelle transmission de pensée peut–il passer ainsi d’un auteur à un autre ? J’aurais pu croire avoir déjà lu auparavant le livre de Jean Rouaud ou même une critique dans la presse, en garder en quelque sorte un souvenir inconscient, mais paru en 2001, il était contemporain de mes réflexions. Encore une coïncidence d’y avoir pensé à peu près en même temps.
(01/10/2003)

 

Fête de l’huma, fête de l’humain, ça revient chaque année comme le muguet et le 1er mai. Ambiance habituelle : frites, merguez, tutoiement et bonne humeur à La Courneuve. Tant pis pour les grincheux qui pensent que ce n’est qu’un rassemblement de ringards, de passéistes communistes, ceux qui me regardent du coin de l’œil en disant " comment ? Tu vas à la fête de l’huma ?". Ben oui. Et donc tu serais… ? Là, je ne réponds rien : je ne sais pas moi-même. Ceci dit, les maniaques des classements de la population, qui œuvrent généralement dans la même catégorie de grincheux ont vite fait de me pousser dans le rouge, me coincer entre la faucille et le marteau. Si ça leur fait plaisir… Non, vraiment, je ne sais pas moi-même. D’ailleurs je me demande combien parmi la foule (plus importante chaque année) en sont. Je veux dire coco, chut, disons-le à voix basse, histoire d’imiter la fausse pudibonderie et cachotterie des grincheux… J’ai franchement l’impression que ce n’est pas le souci des visiteurs. Par contre que l’on ne croie pas que la politique soit ici en désintérêt. Au contraire : rassemblement, orateurs, dialogues, explications, on surprend bien des conversations sur ce qui nous lie ensemble, res publicae, ce qui nous appartient. Chacun peut parler, à condition que ce soit à voix haute, ce qui change des chuchotements consternés disant " comment ? Tu vas à la fête de l’huma ?".
Cette année, donc, au Village du livre, c’était un inventaire à la Prévert : René Ballet reporter de l’interdit, comme l’annonce le titre de son dernier ouvrage, un vrai communiste, tiens, et à voix haute ! Franck Magloire, qui n’affiche pas son appartenance politique mais qui brandit son excellent petit livre " Ouvrière ", récit sur sa mère, 30 ans à Moulinex. Amélie Nothomb, sympa et sagement assise dans sa séance de signature. Un poète palestinien, venu joyeusement s’intercaler à côté de moi et qui me disait entre deux rires : nous, on nous a tout pris, il ne nous reste que l’humour. Voilà donc du concret, voilà donc pourquoi j’étais à la fête de l’huma, celle de françois Villon et frères humains…
(24/09/2003)

 

Pour en finir encore et autres foirades de Beckett est un recueil de textes courts écrits à différentes périodes de sa vie, certaines par ailleurs situées dans l’incertitude d’une décennie comme il est indiqué parfois à la fin de ces textes par de sibyllines parenthèses contenant " années 60 ", par exemple, parenthèses d’une vie riche et occupée (voir biographie de Beckett de James Knowlson en notes de lecture) traduisant plus l’impossibilité de la datation précise que cet espace de temps vague et long dans lequel en tant qu’écrivain on est censé écrire. Et être lu, ce qui aurait justifié cette rubrique en Notes de lecture. Pourtant la nature même de ce recueil fait de textes disjoints, son titre (Pour en finir encore et autres foirades) à la manière d’une dernière blague, égal à la dernière tournée d’un humoriste en fin de course, pourrait faire pense qu’on a raclé les fonds de tiroir en 1988 (un an avant sa mort) afin de réduire le paradoxe du Nobel de littérature attribué à cet auteur peu prolifique. Année 60 entre parenthèses donc, du même type que les dates de naissance et de mort indiquée sur les tombes, (tiens, pourquoi pas celle de Beckett, souvent visitée lors de mes passages à Paris) avec le trait d’union jouant le même rôle que les parenthèses pour résumer typographiquement la vie. Et combien il est émouvant de constater que finalement ce qui reste d’un écrivain, ce sont les signes de la typographie se rejoignant comme cette vie, ces textes vécus lâches dans le temps et non lâchement dans les années 60, parenthèses donc que rejoignent quelques mois plus tard le trait d’union Beckett 1906-1989. Curieusement, plusieurs fois en allant sur sa tombe, il y avait le hasard d’une agitation propre aux cimetières, ouvriers refaisant quelques tombes, une fois même, un tractopelle posé juste devant la tombe avec ce bruit infernal à déranger les morts. Et cela aussi est contenu dans la typographie du trait d’union et continue à épaissir le petit trait que logiquement il faudrait poser derrière, tiens c’est une idée, la date de mort devrait toujours être suivie d’un petit trait, pour la vie qui continue, en guise d’espoir ou de " après moi le déluge ", on ne sait jamais.
Au départ de ce texte, je voulais simplement évoquer la variété d’écriture que montrent les différents textes de " Pour en finir encore et autres foirades ", m’attacher notamment à la construction de la phrase, aux sujets des verbes. Certaines nouvelles sont écrites avec " je " mais dans cet extraordinaire surgissement, voir dédoublement du narrateur parfois avec lui-même, hors du corps (voir " Pour Mathieu " en note d’étonnement), certaines sont écrites avec un " il ", très proche des tropismes de Nathalie Sarraute, d’autres enfin (plus tardifs ?) laissent surgir la phrase hachée, économe de mots répétitifs, de celles qui annoncent "Cap au pire" . Tout cela pour préciser l’extrême travail de toute une vie, ce que ne résume pas quelques textes glanés au milieu d’années entre parenthèses ainsi que dans le tiret qui sépare la naissance de la mort.
(17/09/2003)

C’est un repas à Paris. Il parle, nous parlons du livre à venir, PPPP qui semble désormais bien engagé. Et puis il me dit (à peu près) : vous êtes l’écrivain du temps et de l’espace, je veux dire des deux dimensions, comment dire, l’espace et le temps, en abscisse et en ordonnées. Vos personnages sont des points qui se débattent dans à des instants précis, marqués, dans un espace voulu, modelé par les hommes, contraints… Il me fait comprendre que mon écriture est celle des situations contre lesquelles on ne peut rien. C’est sans doute vrai. Sans doute que mes histoires se bâtissent aussi dans le grand vide qui relient ses points. Il faudrait creuser l’idée, où plutôt la garder au fond de soi pour y penser, y revenir. Sans doute et ce malaise, comment dire, cette dépression (pas au sens médical, disons un manquement d’air) qui vient à la lecture de ce que j’écris, s’inscrit dans le grand vide qui relie mes personnages posés là, contraints. On songe à Beckett encore, à Sarraute pour en décrire les moindres interactions qui les font se déplacer, avancer dans mes histoires où il ne se passe jamais rien. Nous avons mangé du jambon aux figues, du Rizotto à la Sorrente, parlé aussi d’Italie, de Naples, de Sicile, de la côte amalfitaine.
Le lundi suivant, il me laisse un message sur mon mobile : j’ai lu la deuxième version ce week-end, je suis très content, je voudrais vous dire pourquoi. Je le rappelle bien sûr, avec hâte.
(10/09/2003)

 

C’est Beckett (encore…) et ses personnages, sortes de ludions suspendus dans " Le dépeupleur " : ni attachés, ni détachés : j’y vois le symbole du monde en son entier et la littérature au cœur du monde. Attachement : au départ du texte, on s’attache à lui donner tout ce qu’il désire : les plus beaux adjectifs, les phrases les plus chères. On s’y attache, on l’aime, viendra plus tard, l’instant du détachement. Le détachement pour mon premier roman " Central " est venu à l’instant précis où j’ai vu le livre fini, l’objet-livre dans toute sa beauté de chose : j’ai eu les plus grandes difficultés à relier le nom du type sur la couverture avec moi-même. Encore maintenant, je n’y arrive pas, je pense que je n’y arriverai jamais : le livre s’est détaché à jamais. Livre-chose au sens latin de " res " et qui signifie aussi bien " rien ", pas étonnant que pour le livre suivant, l’impression du détachement n’en soit que plus forte, j’ai l’impression que c’était bien avant sa parution sans que je puisse en préciser l’instant : une sorte de détachement lent comme la goutte d’eau qui s’écoule d’une feuille et que la terre boit avec ce sentiment bizarre de ne laisser aucune trace. Pour le troisième, voilà que ce sentiment m’arrive avant même que le livre soit accepté par l’éditeur, on en discute, on rectifie, on peaufine mais j’éprouve une sorte d’amnésie, d’oubli immédiat. Ce n’est pas de l’indifférence, non, surtout pas : les sentiments d’exaltation sont toujours aussi fort notamment dans cette phase de correction que je me suis surpris à adorer depuis " Central " mais comment dire, comment résumer sinon peut-être que par l’expression : on s’habitue. Ce sentiment bizarre est ainsi culpabilisant tant l’habitude est honnie dans nos sociétés. Pourtant je ne peux me résoudre à réduire ces détachements successifs, graduels, chaque fois un peu plus forts comme quelque chose de négatif, non, bien au contraire, je crois que l’écriture y gagne en liberté au milieu des traces qui restent de l’attachement, petits nombrils de mes textes.
(03/09/2003)
 

Vacances studieuses un peu quand même : quelques soucis liés à mon travail alimentaire ajoutés à la famille qui vient (agréablement) vous distraire en cet été exceptionnel ne m’avaient pas laissé l’esprit ni le temps jusqu’alors pour me consacrer à PPPP, manuscrit présenté à l’éditeur début juillet mais qui nécessitait quelques ajustements, il fallait donc s’y mettre…
L’exercice le plus difficile consistait à mêler deux chapitres afin de recentrer le récit, le rendre plus tendu, comment dire, plus dans l’action. Qu’est ce qui défini un chapitre ? Vague notion… Côté lecteur, c’est offrir une pause plus longue, une façon de lui dire : regarde, on en est là dans le chemin. Ce peut-être soit un changement de lieu ou de temps, souvent les deux. En tout cas, côté écriture, le chapitre se défini par… sa fin, évidente, qui s’impose. Ainsi mêler deux chapitres n’est pas chose facile, c’est mélanger deux situations, remettre en cause la chronologie. Je garde un souvenir plutôt anxieux de cette principale correction qui s’imposait : ce n’est qu’après plusieurs tentatives que j’y suis arrivé (je pense…), sous forme d’une alternance de paragraphes puisés de part et d’autres. Et c’est là qu’on s’aperçoit de l’importance du paragraphe dans le texte, sorte d’unité, tout comme un aplat de couleur dans un tableau. On s’aperçoit aussi, en agençant ces couleurs que certaines jurent à côté des autres, deviennent inutiles. Remettre en cause la chronologie impose aussi quelques artifices car autant il paraît simple pour le lecteur de changer facilement de lieu d’un paragraphe à un autre, autant quitter la chronologie nécessite une adaptation perceptible dans les signes que l’écriture pourra donner : changement de temps, rappels, mots de liaison (ainsi, donc…etc.).
Mais sans doute ce qui est le plus stressant, c’est de remettre en cause aussi fondamentalement la structure du texte, c’est à dire l’intention, la fameuse intention (ici, tenue secrète, voir note d’écriture du 21/05), sorte de fil d’Ariane liant l’auteur à son texte. Changer le texte, c’est changer d’intention. Et alors ? Finalement, est-ce si important que cela ? Je fais mien le vieil adage " l’enfer est pavé de bonnes intentions " car autant une intention est vitale pour un texte (c’est elle qui donne la musique, la couleur, la tenue de l’écrit) autant elle est annihilante et présente souvent le danger d’être excessivement prise en compte au point d’en paralyser l’écriture. Il est d’ailleurs extrêmement étrange de constater que l’intention se régénère d’elle-même comme une sorte d’humeur ou de lymphe indispensable à la vie du texte. A peine avais-je fini de rédiger mes corrections que plus ou moins inconsciemment je me mettais en quête de nouvelles intentions qui pourrait s’appliquer à cette nouvelle version… Mais cette fois avec la ferme " intention " de ne pas me laisser déborder par elles…
(20/08/2003)


Georges Brassens et René Fallet : les deux sont inséparables quand on connaît tant soit peu leur vie et l’importance mutuelle de leur amitié jusqu’au plus profond de leur inspiration. Pour mes deux " tontons de cœur " qui m’ont bercé de " rimes tranquilles et familiales ", j’avais consacré, le 07/11/2001, l’ensemble de mes notes d’écriture, étonnements, lectures suite à l’évènement bien organisé, marketé et fêté des vingt ans de la disparition de Brassens. Mais là, deux jours avant le funeste et identique anniversaire mais qui concerne cette fois-ci René Fallet, disparu un 25/07/1983, rien ne se profile dans la torpeur de l’été, même à Jaligny, renseignements pris dans le village d’adoption de l’auteur, où sied la sympathique exposition permanente organisée sur l’auteur de " La soupe aux choux ".
Car le problème est bien là : " La Soupe aux choux " et son fameux film avec Villeret et De Funes n’en finit pas de réduire dans son jus l’œuvre de René Fallet. Pourtant l’auteur à dix-neuf ans de Banlieue Sud Est, paru en 1947, (Note de lecture du 31/01/2002) tient moins sa modernité par le regard neuf d’un " zazou " de l’immédiat après-guerre que par son extraordinaire génie, à tort assimilé à de la désinvolture par rapport aux procédés littéraires conventionnels de l’époque. Oui, on peut appeler génie le sens inné, intuitif du récit chez René Fallet qui fait corps avec l’écriture. Ce qui aurait pu rester un coup de maître isolé et fortuit chez cet écrivain jeune et plutôt bohème à l’époque, est en réalité mûrement réfléchi, documenté, structuré. Il suffit de lire les trois tomes de ses " Carnets de jeunesse " pour s’en persuader. L’influence de Cendrars, mais aussi sa découverte du jazz, du cinéma et de l'écriture de scénari avec Wheeler par exemple, loin de diluer l’approche artistique de l’écrivain, contribue à structurer une écriture qui ne reniera pas pour autant sa verve : de " Rouge à Lèvres " à " Paris au mois d’août ", la qualité et les trouvailles stylistiques restent égales. Il y a aussi un aspect de l’écrivain qui reste souvent sous silence, pourtant d’une très grande qualité, c’est son travail journalistique commencé très tôt avec la rubrique des " chiens écrasés " au jeune Libération de l’époque jusqu'à ses contributions sportives pour le foot et le vélo.
Le grand tort de René Fallet fut pourtant de son fondre dans la bande à Georges, joyeux moustachus anars, qui passent avec le temps au mieux comme des poètes surannés, au pire comme des caricatures de français ringards. Mais tout, absolument tout dans son œuvre montre l’ouverture d’esprit plutôt que la restriction aux clichés. " Ersatz ", par exemple, qui dépeint un Hitler ressuscité en vieux jardinier bonhomme et qui avait, à l’époque de sa parution, hérissé les anciens combattants de tous poils, est une fable bien plus fine sur la cohabitation des sentiments les plus beaux à ceux les plus abjects. Philosophe, donc, René Fallet ? Il s’en serait défendu un poil, bourru dans sa moustache, comme il écrivait avec pudeur quelques mois avant de disparaître : " Perec est mort et je ne me sens pas très bien moi-même ". Pourtant, il laisse une œuvre importante à redécouvrir de toute urgence " en ces temps si calamiteux " et l’oubli qui l’éloigne de la littérature est incompréhensible.
Un dossier de très bonne qualité rattrape la donne chez Initiales.
(23/07/2003)

 

François Dagognet, lors d’une conférence disait à peu près ceci au sujet de l’art : " Les peintres sont maintenant des plasticiens, les expositions des installations et ceux qui retournent au classicisme passé ne sont que des peintres du dimanche. ". Pour le philosophe, le monde est " condamné à trouver de la nouveauté, à aller vers la modernité ". Pour lui, retraverser les chemins déjà battus est en quelque sorte inutile, voir autre chose que de l’art.
Bon. Le dictionnaire quand on regarde sa définition de l’art est de la langue de bois : façon, matière, science, créativité, il y en a pour tous les goûts y compris dans la réduction beaux-arts qui suppose arts moches… etc, etc. Tout cela ne nous apprends pas grand chose sinon l’universalité, l’ouverture " par essence " de l’art, et donc le refus d’un enfermement. Et c’est peut-être ce qui me gène dans l’approche philosophique citée plus haut, cette condamnation à aller de l’avant, vers la modernité, ainsi reconnaître qu’un seul mouvement, restreindre donc. Et pourquoi ne pas aussi imaginer que le retour en arrière est aussi de l’art ? Dans les faits, le retour en arrière existe, souvent mal vécu, brocardé, passéiste, honni, une ringardise que l’expression " peintre du dimanche " fustige. De même, le retour à la poésie rimée est également vécu comme tel, en regard de (l’apparente) disparition des formes et la perte de repères qui suit. Le classicisme, pourrait-on dire, nous apparaît comme tout ce qui est immédiatement perceptible, reconnaissable, facile : poésie rimée, peinture figurative, musicalités agréables, lectures-plaisirs…etc.
Pourtant cette facilité de perception évolue, s’agrandit : l’urinoir de Marcel Duchamp rejoint le classicisme car il s’inscrit dans un mouvement global de l’art devenu historique, etc, etc… Le retour de Picasso au figuratif après la période cubiste montre que le mouvement pour aller vers l’avant tout le temps ne semble pas si évident. Cependant, si Picasso décide de revenir à une certaine figuration, il y a fort à parier que ce n’est pas par abandon de l’abstraction, mais simplement pour continuer une évolution créatrice personnelle, de même que certains poètes, dévolus aux formes les plus avant-gardistes reviennent parfois aux sonnets.
Bien, mais que faire de tout cela en Notes d’écriture ? Pas grand chose. Simplement, en entendant François Dagognet, me venait l’image d’un arbre avec chaque branche comme le parcours d’un artiste et plus particulièrement d’un écrivain puisque c’est le domaine que je connais le mieux. La branche s’arrête quand un artiste meurt. Prenons Beckett : disparu, il ne reste que les critiques, spécialistes et universitaires de tous poils pour donner une image de ce qu’il a voulu dire, image certainement faussée par définition. Celui qui se penche avec des yeux d’artiste sur l’œuvre de Beckett peut aussi y voir autre chose et sembler par exemple reprendre quelque chose du nouveau roman que l’on croyait définitivement éteint sans pour autant être un ringard, simplement continuer à suivre un parcours personnel, un chemin, le débroussailler, essayer de comprendre un aboutissement incertain de neurones, un mouvement. Il doit en être de même des peintres du dimanche qui s’inspirent de Cézanne pour leurs aquarelles. Je me souviens d’une très modeste exposition et d’une artiste qui proposait quelques toiles que l’on aurait jugées certainement très académiques. Cependant, la façon qu’elle eût de les présenter, montrait un réel cheminement intérieur. Le problème est que ce peintre du dimanche se trouve à mon avis faussement catalogué par un raisonnement philosophique trop restrictif, voire injurieux, moqueur.
Ceci dit, dans "100 mots pour commencer à philosopher ", le mot art est singulièrement absent, sans doute parce que c’est un chemin trop évasif et qui offre trop de possibilités. On y trouve les mots progrès dans lequel il est dit que " Finalement il nous paraît difficile de dresser un bilan des avantages de la modernité et des inconvénients qui l’escortent. "
On y trouve aussi le mot " esthétique ", qui me semble plus apte et plus précis pour comprendre le point de vue de François Dagognet : sous ce terme, issu du grec (faculté de sentir), le philosophe montre bien l’impact extérieur manifeste de l’art. Et effectivement, la représentation plane et picturale classique du tableau restreint l’universalité de l’art : " Les contemporains ont été obligés de dépasser le stade iconographique…/… Ici, l’art échappe à sa plus ancienne prison (le cadrage). Et l’esthétique nous apprend à concevoir et même à louer cette évolution permanente. ". Appliqué au livre, cela peut aussi signifier la mort de nos petits pavés de mots bien normés en genres, en nombre de pages, en support livresque… Place à l’imagination.
(16/07/2003)

Pierre Michon est passé dans l’émission " Droit d’auteurs " présentée par Frédéric Ferney.
Tout d’abord, c’est sans doute la seule émission de littérature que je regarde parfois, non pas parce que c’est la meilleure, simplement parce qu’elle passe le dimanche matin. Et encore, celle-ci, je l’ai enregistrée. Il faut dire que je ne regarde pas les autres qui sont, comme on dit en deuxième partie de soirée, par désintérêt télévisuel qui s’installe… dés la première partie de soirée où il faudrait subir les films vus et revus, la télé faussement réalité…etc, etc. Bref, j’ai pris l’habitude de laisser la télé éteinte (je me souviens avoir fait le bilan d’une semaine télévisuelle – rubrique Etonnements du 23/05/2001- à une époque où je demeurais, avec beaucoup de peine toutefois, encore assidu aux programmes). Actuellement, les seules émissions qui m’intéressent sont toutes enregistrées (ah, le documentaire Picasso dernièrement sur Arte !), mais que fais-je pendant ce temps ? Il faut que je fasse un effort pour m’en souvenir (arroser le jardin ? écrire ? lire ? parler ?) preuve que je suis vraiment un désintoxiqué du petit écran. Voilà pour un long apparté télévisuel, revenons à Pierre Michon.
D’abord, où est-il interviewé, Pierre Michon ? Chez lui ? Belle maison spacieuse mais peu probable, l’endroit ressemble plutôt à une ferme auberge. L’écrivain a une figure ronde et évoque ces gravures de la lune en forme de visage. Frédéric Ferney est visiblement heureux, on sent que ce moment est important pour lui. Les deux ainsi sont à leur aise, parlent de ce qu’ils connaissent bien, c’est la rencontre de l’écrivain et du lecteur. On évoque beaucoup La grande beune, Les vies minuscules, Faulkner, tout ce qui compte pour Pierre Michon. Et on se prend à penser que ce dialogue auquel on goûte avec délectation car on connaît bien l’œuvre (il nous semble comment dire, partager une certaine familiarité avec l’auteur à travers ce qu’on a lu de lui), bref, on se prend à penser que ce dialogue doit sembler bien pointu pour ceux qui ne connaissent pas grand chose de l’écrivain. Mais bon, passons vite : Droits d’auteur est une émission qui sait aussi bien mêler des thèmes généralistes (par exemple, " le travail en usine " où " Composants " avait été cité) que des sujets plus pointus comme cette spéciale Pierre Michon. Au bout du compte, qu’avons-nous retenu de plus que nous ne savions déjà ? Peu de choses en fait et l’on peut se poser la question de l’image publique que l’on donne de soi. Ainsi, à l’image d’un Blanchot ou d’un Gracq, une telle émission aurait représenté un évènement, ici, le personnage devient plus transparent, abordable, humain, à l’image des "vies minuscules ", car, force est de constater que Pierre Michon qui réunit colloques universitaires, études etc, n’est déjà plus un personnage secret ou confidentiel. Cependant, l’image télévisuelle a un avantage sur les lectures : elle sait focaliser, caricaturiser presque les points importants à retenir et sans effort puisqu’il suffit d’être spectateur. Dans le cas Pierre Michon, l’importance et le retentissement des Vies minuscules, son premier roman, n’en paraît que plus grand. Du coup, on le relit et on en fait une note de lecture…
Et je m’aperçois que j’aurais bavardé le long de ce paragraphe pour ne pas dire grand chose, un peu comme le son d’une télé qu’on laisse et qu’on écoute distraitement. Décidément, je ne serai jamais un bon spectateur.
(02/07/2003)

 

Sonnet (Maupassant)

Un nuage a passé sur votre ciel, Madame,
Cachant l'astre éclatant qu'on nomme l'Avenir,
La douleur a jeté son crêpe sur votre âme
Et vous ne vivez plus que dans un souvenir.

Tout votre espoir s'éteint comme meurt une flamme
Aucun lien parmi nous ne vous peut retenir,
Vous souffrez et pleurez, et votre coeur réclame
Le grand repos des morts qui ne doit pas finir.

Mais songez que toujours, quand le malheur nous ploie,
Aux coeurs les plus meurtris Dieu garde un peu de joie
Comme un peu de soleil en un ciel obscurci.

Et que de ce tourment qui ronge notre vie,
Madame, si demain vous nous étiez ravie,
Bien d'autres souffriraient qui vous aiment aussi

Cachant une âme

Et souffriraient des autres, un peu comme on meurt
Toujours, crêpe sur l’Avenir, éclatant votre
Tourment que Dieu réclame en souvenir de votre
Repos. Et que le ciel obscurci ploie son cœur !

Ne souffrez aucun espoir : vie ravie, un malheur.
Pleurez ! Plus parmi nous qui vous aiment, votre
Joie a jeté les cœurs à l’astre, votre
Grand soleil peut finir. Et songez dans la douleur :

Vous étiez notre flamme mais retenir demain
Quand un nuage ronge le ciel et s’éteint
Tout comme sur nous passé de vous, Madame.

Aussi peu qu’un garde qui, cachant une âme si bien
Qui vous nomme, ne doit plus de lien
Aux morts meurtris, ne vivez pas de nous, Madame.

Exercice : prenez un sonnet (par exemple de Maupassant), dépieutez-le mot à mot, agencez-les autrement en un sonnet équivalent en essayant de respecter la prosodie. Dans l’exemple fourni, le rythme des alexandrins parfaits de Maupassant et coupés à l’hémistiche (à la moustache comme on disait, lycéen) n’est pas respecté mais les mots y sont tous sans correction, à part un " d’ " transformé en " de ". La ponctuation est changée pour donner du rythme. Le sens et la tonalité des deux poèmes demeurent pourtant proche, comme quoi, les mêmes mots donnent les mêmes maux.
(25/06/2003)

 

Donc c’est fini : on a clôturé une nouvelle histoire. Et comme j’ai l’habitude de ne travailler que sur ordinateur et de n’imprimer les pages qu’au dernier moment, je me retrouve avec un tas de feuilles, 118 exactement, auxquelles je tente de donner l’aspect d’un livre en le reliant par une spirale (et c’est aussi plus pratique pour se relire). Je passe rapidement (mais il faudra que j’analyse plus profondément un jour) sur cette phase déstabilisante qui tend à donner une vie plus grande, concrète, à la chose imprimée même si on sait pertinemment (et c’est ce qui est fait) que le texte se corrige facilement sur le traitement de texte, parallèlement à la lecture. Cependant, la chose imprimée est déjà un premier pas du " gravé dans le marbre ". Le deuxième pas est de transmettre le manuscrit à l’éditeur…
- Remarquons que le mot même de manuscrit est impropre puis qu’on n’écrit plus à la main –d’ailleurs quel éditeur accepte encore de tels projets ? - Certains ont inventé le mot de tapuscrit dans lequel la fonction mécanique apparaît, mais que personnellement, trouvant ce mot horrible, je me refuse à employer, et puis manuscrit est tellement porteur de rêves et de l’histoire de la littérature -
Donc, il faut faire parvenir le manuscrit à l’éditeur. Je me revois, envoyant fébrilement mes trois bouquins précédents par la poste sous forme de petits paquets de feuilles. Et puis là, pour le dernier, j’ai hésité et, après accord bien entendu, j’ai envoyé l’ensemble mis en forme dans un fichier joint à un e-mail. Et voilà, une nouvelle transgression de la symbolique de la remise du manuscrit ! Finalement, en y réfléchissant, nous ne vivons que de transgressions, d’audaces pourrions-nous dire, maigres fantaisies cependant qui ne remettent pas en cause le but initial, que le manuscrit parvienne sans encombre à l’éditeur. Ce qui fait peur n’est pas cette foucade, plutôt l’appréhension de remettre quelque chose qui contient huit mois de boulot, une partie de notre âme, de notre vie et surtout l’appréhension que ce travail soit insuffisant, imparfait. Car la réalité est qu’aussi virtuels que soient nos écrits à l’ordinateur, autant impalpable est notre capacité à ne pouvoir évaluer notre propre écriture. Et heureusement ! Noli me legere : je ne peux pas me lire, comme dit Blanchot. Acceptons nos peurs donc, c’est cela qui est important et pas le mode d’envoi du manuscrit, ou, en d’autres termes, l’important n’est pas la religion, ni sa pratique, mais de croire.
(18/06/2003)

 

Rien ne prédestinait Jean Planque a accomplir une carrière de marchand d’art et de collectionneur. Enfin, rien ni personne dans son entourage de provincial protestant vaudois. Mais le hasard (et est-ce le hasard ?) lui avait donné un don particulier, celui de ressentir de l’émotion face à la peinture, ce qui jusqu’ici, n’est pas vraiment un don, mais surtout de ressentir ces émotions de façon si tranchées, si extraordinaires qu’elles ont constitué le moteur de sa passion et le passage à l’acte dans l’acquisition de tableaux, pour lui-même et pour de prestigieuses galeries.
Passage à l’acte donc. On pourrait comparer l’impulsivité qui pousse à acquérir une œuvre picturale à celle qui nous pousse à acquérir certains livres et le bonheur qu’on y trouve, la façon de penser que, oui, cela correspond exactement à ce que l’on voulait (entendre ? voir ?), la pièce manquante d’une sorte de puzzle intérieur jamais terminé, à chaque fois plus précis et morcelé.
C’est le premier Jean Planque, lecteur de tableau.
Mais passage à l’acte, ce fut aussi pour notre homme, l’envie de saisir les pinceaux et d’arriver à exprimer lui-même les émotions qu’il ressentait dans la lecture de ces tableaux. Commence pour lui, une longue quête qui le laissa inassouvi, comme perdu devant le mystère de la création. Ne s’était-il pas présenté un jour comme artiste- peintre raté, plutôt que comme critique, spécialiste de peinture ? Ainsi, l’écriture des toiles le laissa souvent sur sa faim et sans doute considérait-il qu’il était bien inférieur dans sa créativité personnelle par rapport aux merveilleux peintres qu’il a côtoyé et dont il était devenu parfois ami et confident.
Souvent je ressens aussi d’intenses émotions devant un tableau, ce qui me laisse à penser que je suis aussi un lecteur de tableau. Mais ma créativité est bien polarisée sur le livre : à chaque fois, j’ai l’impression que je pourrais écrire, laisser ressentir mon émotion que devant l’écriture : une nature morte, un paysage, une huile ou une aquarelle me plaisent et c’est à chaque fois l’envie d’exprimer la même variété d’émotions à travers 50 ou 200 pages.
(11/06/2003)

 


L’entreprise possède son propre langage. C’est ce que j’avais essayé de montrer dans " Central ".
Ce langage évolue suivant la stratégie de l’entreprise, la conjoncture économique…etc. Rien de bien novateur jusque là.
Pourtant, un exemple récent est particulièrement caricatural et pédagogique pour expliciter ce qui se passe dans les entreprises à cause de leur langage.
Dans " Central ", je parlais de ces " Services du Personnel " qui avaient été remplacé un peu partout dans le tissu économique par des Directions de Ressources Humaines (et maintenant, par ailleurs, qui penserait à nommer la fonction de chef du personnel autrement que sous le sigle DRH ?). Ce n’est pas anodin : les mots contenus " personne " et " service " ont disparu et avec eux, les interactions et toutes les combinaisons possibles de leur signifiant : la personne au service de l’entreprise, le service rendu au personnel… etc. Reste les mots Direction (avec son sens de diriger - sous entendu : ma vie) pour remplacer le Service (rendu) et " Ressources Humaines " pour abolir la Personne, puisque l’Humain ne devient qu’un adjectif (n’acquiert donc qu’une importance secondaire) en face de la Ressource, vague machin qui évoque Zola et les ressources minières avec les mots cachés derrière comme " exploitation " (qui n’a jamais lu dans un bouquin d’histoire géo l’expression " exploitation des ressources minières " ?). Puis une autre étape a transformé la personne (qui avait donc disparue) pour la renommer, non pas en salarié, employé, etc., trop humain encore, mais en Moyen Utilisé, terme particulièrement injurieux, qu’on s’est empressé de résumer comme souvent en pareil cas par un sigle plus neutre : le " MU ". Mais il n’empèche qu’en l’espace de quelques années, la " personne " a accompli dans l’indifférence générale et la sienne aussi, sa " mue " en un simple et vague outil, juste un moyen utilisé, uniquement par le biais du langage de l’entreprise.
Ce qui paraît abominable (inhumain) dans ce processus ainsi démonté n’est en réalité que le résultat d’un simple " travail ", souvent plus inconscient que conscient, qui s’est accompli en nous simplement parce que l’entreprise a renommé une fonction, ce qui est en apparence anodin et sans conséquence…
Pourquoi l’entreprise agit-elle ainsi ? Parce qu’elle est poussée par un mouvement économique et là, en l’occurrence, il s’agit du modèle économique libéral qui poursuit sa lancée (maintenant sans aucun frein depuis la chute du mur de Berlin et l’abandon des alternatives socialo-communistes).
A l’époque de la parution de " Central ", en 2000, la question du langage de l’entreprise était relativement passée sous silence parce que mon livre s’inscrivait dans un contexte économique favorable (rappelez-vous : le marché Internet était mirifique, la confiance en la bourse était de mise…etc).
Pourtant, insidieusement, le même langage (et il n’y avait aucune raison pour que cela change) continuait le même mouvement.
Et c’est là que je voulais en venir, dans la conjoncture économique moins favorable qui s’offre maintenant à nous, une entreprise a récemment pondu un texte destiné à ses " moyens utilisés " pour les mettre en garde contre certaines attitudes individuelles qui (je cite) : " tutoient la ligne jaune ". Langage encore me direz-vous, pas de quoi fouetter un chat…
Tutoient la ligne jaune. Tue toi. Tais toi. Tue-toi, ça fera une retraite en moins à payer. Tais toi, seule, l’entreprise à le droit d’utiliser le langage…
Coincidences, jeux de mots laids ! me répondra-t’on… Oui, tout comme " moyen utilisé ", MU et mue…
Je ne crois pas aux coincidences, je crois à la signification des mots, à leur puissance et aux analogies qu’on développe à force de les voir se frotter les uns aux autres.
Mais ce n’est pas volontaire, jamais je n’ai voulu dire cela, me répondrait sans doute le rédacteur de cette phrase, certainement un type comme moi, ni meilleur, ni plus mauvais…
Et je le crois… Seulement pourquoi ne pas comprendre que le travail insidieux qui se produit inconsciemment en nous par la modification du langage de l’entreprise n’ait aucune prise sur lui aussi ? Le mouvement de ce langage, pour servir la libéralisation est une tendance à la dévalorisation de l’humain. Il est de la responsabilité de chacun, du balayeur au PDG, de le savoir et de l’admettre.
Beckett avait essayé (notamment dans " Cap au pire ") de révéler que le langage peut se générer lui-même, cet exemple prouve que, presque sans l’intervention de l’homme, le langage de l’entreprise continue chaque jour à se régénérer par la négation de l’individu. Que pouvons-nous faire ? Devons-nous nous abstenir d’utiliser un langage d’entreprise ? Impossible, bien entendu…
Pourtant il y a des choses simple à faire :
1) en être conscient (c’est fait, vous avez lu ce texte…)
2) inverser le mouvement et remettre l’humain au premier plan des mots pour à nouveau recréer l’entreprise par le langage.
3) en attendant, s’exercer à répondre :
- à " tue-toi " : jamais de la vie !
- à " tais-toi " : Entreprise, je crierai sur tes toits !
(28/05/2003)

 

PPPP, il est temps d’en parler, le bouquin en cours qui se cache derrière ce sigle me tient en éveil depuis novembre. Bien sûr les précédentes notes d’écritures font forcement allusion à la réflexion sur ce travail entrepris. Au premier janvier, par exemple, le nom de code PPP n’a pas obtenu encore son quatrième P. (Mais qu’est-ce donc ? Petite Poésie Pendant la Paix ? Participation au Pouvoir du Parti du Peuple ? Pléthore de Pluies sur Pavots Planants ? Perceuse Pulsatile en Polissage Permanent ?)
Ce sera donc un roman, comme les précédents, c’est à dire avec une histoire - n’allons pas jusqu’à dire une intrigue. Il y a pourtant une grande découverte pour moi, et récente : que le livre que je porte, puisse se composer, s’écrire grâce à un courant qui n’a rien à voir avec le sujet (courant est une bonne comparaison, comme le courant invisible d’une rivière, un torrent d’eau claire, pourtant caché dans la transparence de l’eau, en mouvement). Je pourrais dire aussi " intention " du bouquin, pourquoi on l’écrit ainsi (voir aussi ma note d’écriture du 28/03/2001), mais sans avoir oublié ce qu’avait dit très justement Tanguy Viel à propos d’une lecture de " Central " pour Inventaire-Invention, citant Proust : " au jugement dernier de l'art, les intentions ne seront pas comptées. " Et c’est pour cela que je n’en dirai pas plus sur ce courant qui me porte et que je viens seulement de comprendre. Ouvrir les cuisines de l’écriture, oui, mais pas jusqu’à laisser regarder dans la salière…
(21/05/2003)

 

J’ai pris l’habitude de trimbaler mon micro portable en vacances, d’abord, parce qu’en dépit des apparences, je suis d’une nature travailleuse et consciencieuse et qu’une journée sans écrire est une journée de perdue. Dont acte.
Avant le départ, bien sûr, on se fait tout un film en cinémascope : on se voit rédigeant des pages inspirées à l’aéroport parmi les voyageurs de tous pays, en avion au-dessus des nuages et sous les tropiques, en savourant des aubes tropicales besogneuses sur une terrasse ou écrivant dans l’attente du crépuscule en rentrant le soir fourbu de balades et de soleil.
Mais la réalité est bien différente de ces romantismes de cinéma.
D’abord, force est de constater qu’il est impossible d’écrire à l’aéroport car le portable est généralement enfoui dans le bagage à main sous un fatras d’objets et rien que l’idée de les déballer à la vue de tous sur les banquettes de la salle d’attente nous décourage. Idem dans l’avion surtout quand on se trouve coincé entre deux piliers de rugby comme cela m’est arrivé à mon retour.
Reste donc le lieu magique de la villégiature. Au premier matin, le réveil en fanfare du soleil nous émerveille : on s’installe donc sur la terrasse… où la luminosité est telle qu’il est impossible de distinguer la moindre icône sur l’écran de l’ordinateur, même avec des lunettes de soleil. Retour à l’intérieur, sur la seule table de la seule grande pièce à vivre, partagée avec les lits des enfants et leurs inévitables chuchotements (chûûût, on va déranger papa…) qui, avec l’habitude de me voir installer parmi eux le matin se transformaient parfois au fil de leurs devoirs scolaires (j’ai des enfants besogneux…) en : papa, est-ce que tu peux m’aider pour ma rédac ?
Une nuit, la chaleur et l’insomnie m’ont poussé hors du lit, avec l’intention d’aller me réfugier dans ce qui me semblait être le seul endroit frais de l’appartement, la salle de bains. Je me réjouissais déjà de m’installer tranquillement sur le rebord de la baignoire, les pieds dans une cuvette d’eau et l’ordinateur sur les genoux (imaginez le tableau), c’est donc ce que j’avais fait et je commençais à chercher une fraîche inspiration en face de l’écran qui commençait à ronronner doucement quand j’entendis la voix de ma fille : c’est qui dans la salle de bains ? Il faut dire que la maison typiquement créole était conçue telle que la lumière parvenait par la charpente haute à inonder le reste de l’appartement. J’ai donc du remballer mon ordinateur, furieux de sentir filer une inspiration si proche de Saint John Perse…
Ainsi, voici comment écrire en vacances s’apparente plus aux comiques burlesques à la Buster Keaton qu’aux clichés hollywoodiens.
Néanmoins, mon portable m’a quand même permis d’écrire une quinzaine de pages sous les tropiques, je l’emmènerai à nouveau cet été.
(14/05/2003)


Saint John Perse a vécu les honneurs et une réussite facile : diplomate reconnu, ayant fait le bon choix pendant la guerre, il laisse une œuvre unanimement reconnue et couronnée par le prix Nobel. En apparence, cette réussite est simple et un peu énervante comme le retour annoncé du poète en France en 1957 : " pour permettre ce retour, un toit a été assuré à Saint John Perse dans le midi de la France, en Provence maritime : maison offerte par un groupe d’admirateurs et amis littéraires… ". On croit rêver, d’abord parce que le " toit " en question d’après des photos n’est loin d’être une misérable masure et que cette phrase, issue de la biographie figurant dans la Pléiade, fût rédigée par le poète lui-même et parce qu’il " prend possession de la propriété " comme il le dit plus loin, avec la sensation d’un cadeau dû à son rang. Réussite facile donc.
Par ailleurs, il accueillera la destruction par un cyclone d’une propriété en Guadeloupe quelques années plus tard avec une indifférence que pouvait se permettre une fortune familiale issue depuis des générations de la culture du café, de la canne et des bananes, c’est à dire plus ou moins issue du travail des esclaves.
Faut-il pour autant crier haro sur le poète ou renier son œuvre  pour avoir su profiter de la chance et de la fortune initiale ? Bien sur que non !
Mais il n’empêche que bien des éléments des merveilleux recueils, écrits dans une langue magistrale reflètent cette aisance. Anabase, par exemple, n’est jamais que le récit d’une colonisation, d’un étranger qui s’installe sur des terres qui ne lui appartiennent pas et ceci, dans une facilité qu’il laisse entendre pour lui-même, issu d’une lignée où, comment dire, ça allait de soi d’être servi : " Mais l’étranger vit sous sa tente, honoré de laitages, de fruits, on lui apporte de l’eau fraîche pour y laver sa bouche, son visage et son sexe. On lui mène à la nuit de grandes femmes bréhaignes. "
Voici ce que brutalement on peut penser, tout comme Maryse Condé dans un article de la revue Europe consacrée au poète considérait sa prose comme hautaine au premier abord.
Ainsi, immergé dans son île natale, on se sent en proie au doute et à l’injustice : il y a trop de traces de l’esclavage qui persistent, ne serait-ce que dans la manière d’être des descendants, trop de noirs habitent dans des taudis, trop de blancs les regardent avec condescendance, trop de " marrons " (pour citer les créoles) passent leur temps à servir le blanc, malgré le monde moderne et l’élévation du niveau de vie des DOM par ailleurs les plus élevés de la Caraïbe, contrairement à Haïti et autres ou le clivage est bien pire. Et quand on lit la poésie de Saint John Perse : trop de mots de domination nous confortent dans ce jugement : pris au hasard : " s’ennoblissaient – règnes – puissance – rois – vaincu - gens de guerre ".
Pourtant Maryse Condé reconnaissait dans le même article le droit au poète de "fêter son enfance " antillaise et d’avoir ainsi contribué à fédérer une identité créole.
Fêter une enfance, " avoir été ", continuer à être et vouloir l’écrire : être et vivre comme traîner un passé familial qu’on ne choisit évidemment pas avec le langage de la domination qui demeure ; écrire comme seul moyen d’exister dans la nostalgie ou le présent. Saint John Perse, toute sa vie durant, a refusé que les deux mondes de l’être et de l’écrire cohabitent (on le voit bien dans son obsession du silence et de contrôler toute édition, dans le choix d’un pseudo). C’est sans doute aussi pour cela qu’il s’est également toujours réfugié derrière la sacralisation artificielle d’une poésie, placée comme force au-dessus de l’être et de l’écrire et cela rend difficile son image humaine. Ainsi, s’est-il construit poète et ce fut la condition de sa réussite en apparence " facile ".
La dette qu’il a laissée aux antillais avec l’obligation de sa célébrité incontestable, non critiquable, parfois pesante est difficile à vivre, tout comme il est impossible de gommer un passé de domination. Mais ces contradictions font partie du quotidien. L’habitant est fier de ses racines et le poète en fait partie : incessant balancement des îles entre maîtres et serviteurs, ombre de palmes et lumière du soleil. Et sans doute faut-il, tout comme Saint John Perse, dépasser ces sentiments car " nous n’avons point commerce avec le moindre ni le pire ".
(07/05/2003)



Lancer une revue n’est pas chose facile. Cela s’apparente à retenir du sable dans sa main (encore une image de Guadeloupe qui persiste sans doute...). Mais c’est tout à fait cela, comment dire, c’est tenter de garder un instant privilégié, une rencontre avec une équipe qui croît à un projet fort (quel sens y a t’il à vouloir publier de la littérature, des récits de la philosophie et de l’art, tout en un ? comme le dit si bien dans son éditorial Gilles Collard), donc tenter de retenir les petits grains de sable de l’usure du temps fuyant, et tout mêler dans une revue " tout en un "...
Donc, ce mercredi 30 avril, la revue Pylône dont c’est le premier numéro sera inaugurée à Bruxelles !
Il faut rendre hommage à chaque parution d’une nouvelle revue pas seulement pour féliciter l’opiniâtreté de la rédaction qui a du batailler ferme pour arriver à sortir, ici en l’occurence, un très beau recueil de 230 pages, mais aussi parce que seule une revue peut nous permettre de regarder un ensemble de sujets, textes, lecture pas obligatoirement toujours en harmonie ou se répondant les uns les autres mais simplement pour pouvoir dire : ici, dans le creux de ma main, je vous laisse voir à un instant T quelques petits quartz et facettes de l‘écriture.
Et si on acclame cette initiative en note d’écriture, c’est qu’on y a participé avec un petit texte écrit pour cette occasion " Dimanche soir " (grand merci Nicolas Carpentiers) ! Quand on regarde autour de soi les compagnons de voyage de ce premier numéro de Pylône, on se sent fier d’être inséré dans ce recueil et d’ajouter cette contribution à sa bibliographie.
Achetez Pylône car comme le dit Brassens " tout est bon chez elle, y a rien a jeter, sur l’île déserte il faut tout emporter ". Ce qu’on avait fait, en Guadeloupe évidement...
(30/04/2002)


Quelques anecdotes récentes concernent mon premier livre " La réserve, Haute-Marne 2017 ".
Tout d’abord, levons un doute.
Question : est-ce bien mon premier livre ?
Réponse : oui, il est sorti le 26 avril 2000, tandis que " Central ", généralement considéré comme mon premier roman, est paru fin août.
Question : et ben alors, " La réserve " est ton premier roman ?
Réponse : et non ! Because, premièrement, ce n’est pas écrit roman sur la couverture, même si ça en a le goût ; deuzio, l’éditeur langrois (Dominique Guéniot) n’a pas une couverture nationale ce qui a permis à " Central " de postuler dans la catégorie marketing spéciale des premiers romans de la rentrée 2000.
Le doute levé, voici les anecdotes…
La première est d’avoir aperçu mon premier livre, donc, sur le coin du bureau d’une collègue, couverture cornée, le genre de livre qui a voyagé, ce qui se révéla être la réalité, car elle m’avoua qu’elle le tenait d’un autre voisin de bureau. En même temps, elle avait une sorte de gène – comment dire - de ne pas avoir répondu à cette sorte d’usage qui veuille que l’on achète les produits de ceux qu’on connaît autour de soi, un pot de miel au collègue qui élève des abeilles…etc., etc. Qu’elle se rassure ! Les livres sont comme les pots de miel ou les poulets de ferme, certains n’en achètent jamais, cela ne fait pas partie de leurs habitudes, de leurs priorités et c’est tant mieux. Mais, ce qui m’a fait plaisir, c’était de voir ce vieux livre voyageur, buriné, corné, fatigué d’avoir changé de main depuis ses trois ans d’existence, ce qui me semblait tellement plus riche, plus difficile à obtenir, plus valorisant aussi. Car, c’est une grande fierté, ce récit régional circule pas mal dans mon petit département, preuve s’il en était besoin, qu’il existe la place pour une littérature géographiquement cantonnée. Il y a quelques temps, une dame à qui j’avais vendu mon livre lors d’une foire du dernier Noël, m’a arrêté au rayons fruits et légumes du supermarché, et m’a déclaré, avec un enthousiasme non feint, que mon bouquin circulait beaucoup dans sa famille. Au début de l’année, un conseiller général de ma ville m’a abordé pour me féliciter de ce livre et notamment de sa dimension politique, un peu provocatrice. Vous devriez écrire de la même manière sur Bure (site d’enfouissement nucléaire en projet dans notre coin), a-t’il conclu. Oui, il faudrait, mais le temps, le temps…
Samedi dernier, c’était la foire au livre d’Amnesty International, organisée dans ma ville. J’ai l’habitude chaque année de m’y rendre (voir par exemple la Notes de lecture du 11/04/2001). Occupé à fouiner dans les rayons, on est venu me demander si je pouvais faire une dédicace sur un exemplaire de " La Réserve " qui se trouvait ainsi proposé. Ce que j’ai accepté avec plaisir, doublement heureux de voir qu’une deuxième vie s’offrait à mon livre et qu’en plus il contribuait à alimenter les caisses de cette association humanitaire.
(09/04/2003)


Paru en sept 02, Composants ", il est temps après sept mois d’existence que cette rubrique parte s’inclure dans ma biblio, et le petit dernier va rejoindre " Central ", " La réserve ", " Vers Aubervilliers " et autres textes. Ainsi s’achève cette période qu’un auteur que j’admire appelle le " Service après-vente ". j’y vois une connotation respectueuse et non pas l’un de ces guichets impersonnels vers lequel on va rendre un appareil ménager cassé. Le SAV dans le cas de " Composants ", c’est en tout une trentaine d’articles, interview, mentions diverses dans la presse écrite, la radio, avec la passion que j’ai mise, à chaque fois que j’ai été sollicité, d’essayer d’expliquer, de compléter du mieux possible, bref, comme pour Feuilles de route, tenter d’exposer ce travail littéraire à la vue de tous. Trente articles, ce n’est pas rien pour un deuxième roman et la mention spéciale du prix Wepler ajoute à ma fierté !
Maintenant, il est temps de passer à autre chose et d’en finir avec ce livre. Pourtant, n’allez pas croire qu’à partir d’aujourd’hui, une sorte d’époque nouvelle s’ouvre, matérialisée par d’autres inspirations. En réalité, le premier jet de " Composants " date de dix-huit mois, largement assez de temps pour que les vieux démons d’écriture aient eut le temps de me reprendre, d’hésiter, de tergiverser et de se matérialiser en créations, projets accomplis ou à venir dont je vais pouvoir parler tout à loisir prochainement et continuer d’alimenter cette même rubrique.
Pour en revenir donc à " Composants ", qui va aller gonfler ma rubrique biblio, une anecdote vécue la semaine dernière m’a permis de m’apercevoir que le premier cycle de vie de ce livre était terminé, mais aussi de mesurer à la fois le chemin parcouru et l’évolution qui s’est faite en moi : en chinant chez les soldeurs proches du boulevard Saint-Germain, j’ai trouvé à la fois " Central " et " Composants ".
Commençons par " Composants " : bon état, soldé à 3 euros, le voir ainsi, attendant sagement un acheteur au soleil printanier dans un bac extérieur, c’était toucher du doigt la fin de cette époque qu’on nomme vaguement parution. " Central ", lui paru depuis trente mois (comme le temps passe…), présentait une couverture nettement plus défraîchie et un prix compétitif à 0,76 euros, ce qui me permettait de mesurer en quelque sorte l’usure et l’écart de temps entre mes deux récits. Mais ce qui m’a vraiment révélé un changement, c’est l’attitude inattendue que j’ai eue vis à vis de mes propres livres : je les ai laissés dans les bacs, contrairement à la première fois où j’avais trouvé " Central " chez un soldeur (voir Etonnements du 03/10/2001). En quelque sorte j’ai agi comme un client repoussant des écrits que je connaissais (et pour cause…) mais comment dire, en tant que lecteur et non en tant qu’auteur. Ce dédoublement de personnalité m’a profondément interpellé sans pour autant que je le perçoive que comme une évolution logique, accumulatrice de mon travail d’écriture. Et j’ai réalisé que l’expression " une page est tournée " avait pris pour moi, ce jour, l’épaisseur de deux romans.
(02/04/2003)


Le musée d’art moderne de Troyes est un lieu magique pour deux choses : la première tient à la respiration d’une telle visite dans la tranquillité d’un lieu si peu couru, la deuxième pour le caractère exceptionnel des œuvres qu’il contient. La respiration de la visite peut se comparer avec celle qui préside à la lecture : salle comme des chapitres, station devant les tableaux comme devant des phrases. Mais bien entendu, comme devant un bon livre, ou plutôt un livre qui nous interpelle, rester devant un tableau qui nous inspire, c’est comme essayer de décortiquer les finesses d’un paragraphe : verbes qui donnent le relief de la peinture en coups de pinceaux visible, adjectifs comme des couleurs. J’ai souvent l’impression - comment dire, impatiente, jubilatoire - qu’on pourrait rejoindre la sensation, les sentiments éprouvés devant un tableau par l’écriture et qu’il faudrait des pages et des pages pour arriver à traduire, ou plutôt provoquer ce que je ressens devant certaines toiles. Mots comme des paysages, ciels de ponctuation…
Julien Gracq évoquait la difficulté mécanique du peintre coincé dans la provocation d’une sensation immédiate par rapport à l’écriture qui permet une durée, une modification, une plus grande variété des émotions ressenties par la durée de l’écriture, allant de la rationalité à l’abstrait le plus complet… Je ne partage pas cette opinion : un peintre peut se permettre de nous faire ressentir d’intenses sentiments par l’abstraction la plus totale sans qu’on lui en tienne rigueur bien au contraire. Par contre, un écrivain alignant des mots dans un sens hermétique provoquera une lassitude, une usure par le temps qu’il nous est nécessaire pour pouvoir en restituer les " images " mentales. De même, les descriptions de paysages ou de natures mortes ne sont pas répandues chez les écrivains qui privilégient l’action, ou du moins cette sorte de rétrécissement du temps qui permet de réduire une semaine, dix, vingt ou mille ans d’une fiction ou d’une saga le temps de deux heures de lecture. La compréhension, la perception de la peinture est peut-être l’art de l’instant au même titre que la photographie, pourtant paradoxalement les voyages que provoquent la peinture nous laissent parfois pantois comme lorsque l’on sort d’un livre qui vient de balayer plusieurs générations devant nous.
Dans la grande et inévitable recherche des analogies entre peinture et écriture, ceux qui s’en sont rapprochés sont pour moi Beckett, Duras ou Claude Simon dans ce rapport au temps si particulier qu’a instauré ce qu’on a appelé le nouveau roman et qui n’est peut-être qu'un rapport au temps particulier de même que le fauvisme, le cubisme, dans leur recherche des couleurs et des formes a permis de donner une profondeur nouvelle à l’instantané de nos émotions.
(26/03/2003)


Albert avait un métier qui fut en son temps essentiel pour les villages : architecte spécialisé en adduction d’eau. C’est lui qui apporta le précieux liquide sur les éviers de la moindre ferme isolée. Métier noble et gratifiant, attendu comme le messie, nous avons du mal aujourd’hui à imaginer comment on pouvait se passer d'eau à l’intérieur des maisons. Personnage précieux, il a su acquérir un savoir digne des plus grands spécialistes de la flore et, grâce à son action, le fauchage des bas côtés est maintenant retardé pour permettre aux espèces en voies de disparition de se multiplier. Nombreux sont les sites naturels qui lui doivent la protection écologique dont ils bénéficient aujourd’hui. A une époque où l’on raille aisément l’expérience et le savoir, il avait arpenté la moindre source du département mais a su heureusement faire partager cette connaissance dans quelques ouvrages illustrés de magnifiques photographies (une de ses passions) et extraordinairement commentés.
On dirait d’Albert Kritter qu’il était un conteur : et chacun de se souvenir d’une conférence sur la flore qu’il émaillait de ses tirades poétiques et de la projection de superbes diapos.
Conteur, c’est la manière régionale de s’appeler écrivain. Car aucun des auteurs de ces livres qui remplissent les rayons des librairies de province n’aurait la prétention de se nommer ainsi. Et c’est dommage ! Il en faut revendiquer cet orgueil bien placé et être conscient d’avoir apporté sa pierre à la littérature. Par le mot conteur, on imagine des temps anciens, une époque révolue, un folklore. Mais quand on est confronté à ces écrits, ce n’est pas la fiction, le conte, la légende mais bien une littérature universelle, une réalité rugueuse transcendée par ceux qui haussent les épaules quand on ose les appeler écrivains ou poètes.
Les ouvrages d’Albert Kritter, tous chez Dominique Gueniot Editeur, 52200 Langres
"Au bord de l'eau"
"La Haute-Marne fleurie"
" Fleurs sauvages et vagabondages "
(12/03/2003)


La posture de l’écrivain, ce pourrait être l’inévitable pipe que tient Faulkner dans ses nombreux portraits (voir Album Faulkner en notes de lecture), ou le face à face avec l’imposante machine à écrire, souvent posée sur une minuscule table ou sur le coussin d’une chaise longue d'extérieur, ce sont aussi ces photos prise sur le vif de réceptions officielles, en tout cas, pour Faulkner, c’est souvent l’air de s’ennuyer ferme. Sans doute que le regard un peu dur et la petite moustache fermant la bouche mince y est pour quelque chose dans cette inexpression. Du coup on s’interroge sur le miroir irréel de la photo qui oblige à poser, en quelque sorte à romancer sa vie (ce qui semble presque une déformation professionnelle). Quelle image cherche t’il à donner ? Celle d’un descendant de planteur sudiste, châtelain de Rowan Oak ? Celle du chasseur à courre coiffé d’un haut de forme ? Faut-il vraiment chercher à donner une image ? L’image n’est-elle pas dans l’imaginaire que le lecteur pose sur cette sacralisation de l’écrivain. Cette sacralisation ne cherche-t’on pas à la relier à la banalité du quotidien, l’écrivain dans son écrin de verdure, de travail, de famille ? Photos, icônes en balancements perpétuels.
Posture de l’écrivain mis en scène à sa table de travail : pour l’avoir vécu, je sais qu’il est très difficile d’avoir l’air absorbé par la feuille de papier que l’on pose devant soit en attendant le déclic.
Comment relier dans sa vie les deux très belles femmes Jean Stein, isolée, et Joan Williams à côté de laquelle il pose en 1948 ? Comment percevoir la passion sur un papier glacé ? Quelle est la part d’imagination que l’on met dedans ? Photos. Mensonges. Vérités.
Dans la recherche d’authenticité (on peut également se demander pourquoi cette frénésie de recherche du temps perdu…), je préfère la série de trois portraits qu’on raconte avoir été réclamés en vitesse par Faulkner pour le besoin d'un passeport, chemisette froissée, portefeuille dépassant de la poche, comme brusquement dérangé dans un bricolage.
J’aime aussi cette scène dans une galerie extérieure de Rowan Oak, trois personnages côte à côte, Faulkner, sa femme et leur fille Jill entre les deux, semblant faire ses devoirs ? manger ? Une bouteille devant chacun des deux parents. Clic Clac, photo. Ivresse. Ambiance à la Raymond Carver.
Bien entendu, les sentiments que j'éprouve devant l’étalement de cette vie sont moins philosophiques que ceux de Pierre Michon devant son portrait (Corps du roi) et moins complets que ceux de Pierre Bergounioux (Jusqu’à Faulkner), Je recherche sans doute une émotion à travers la rudesse visible de Faulkner, la sauvagerie qu’il a décrit de cette région de sudistes, émotion nouvelle pour un monde nouveau que je ne soupçonnais pas ou qui ne m’avait jamais interpellé jusqu’à présent, ce qui revient au même. Et pourtant, la violente Amérique a de quoi nous en raconter en ce moment…
(05/03/2003)

Devant le choc inhabituel procuré par la lecture du texte si original de " Mal vu mal dit ", il était bien naturel d’essayer d’en percer les secrets formels ou plutôt d’approcher quelques mécanismes qui rendent le texte si puissant.
Tout d’abord, il faut préciser que ce texte s’inscrit dans la logique de Samuel Beckett et dans la recherche de concision qui marqua ses derniers écrits.
La structure du texte est d’illusion chronologique. L’illusion est provoquée par la répétition de mots forcément introduits à un moment du texte et qu’on retrouve un peu plus loin comme chargés d’électricité, accompagné de cette part du récit qu’il a traîné avec lui. Remarque : ce processus me semble incontournable, à minima, dés lors qu’un texte ne donne pas un cheminement autre qu’une chronologie fortement marquée, qu’une structure autre, par exemple, thématique, spatiale, etc… Une autre structure aurait pu abouter les paragraphes les uns avec les autres : c’est l’analogie. Telle idée forte d’un paragraphe, une description, un mot servant d’introduction au paragraphe suivant etc… Beckett à mon avis a évité cet écueil qui aurait précipité le récit dans un excès de logique comme une sorte de parasite pouvant desservir l’émotion ressentie à la lecture. Donc les paragraphes s’articulent entre eux sans ordre apparent, ou plutôt fonctionnent en mode hypertexte, se croisent, se retrouvent plus loin, contribuant à ce que finalement le texte avance comme malgré lui.
Chaque paragraphe est souvent marqué par une couleur particulière, tout comme le peintre sait que le tube de bleu outremer va donner l’originalité, la patte, l’aspect de telle partie d’un tableau, Samuel Beckett utilise fréquemment un mot, répété plusieurs fois et qui permet de donner au lecteur un ressenti particulier en face de ce paragraphe. L’exemple du mot " attention " utilisé dans plusieurs paragraphes permet d’éveiller justement l’attention mais est également utilisé comme ce tic ce langage parlé que l’on utilise parfois dans une conversation pour marquer sa certitude, sa force de persuasion. Idem la touche de couleur apportée par la suprenante invention de l'onomatopée " ne que ! " utilisée à deux reprises comme par exemple lorsqu’il s’agit de renforcer l’importance du processus souterrain dans la phrase d’apparence banale " Ce ne sont qui sait en attendant que fleurs desséchées ".
Une des caractéristiques il me semble de Beckett, son côté fatalité des choses, est apparente souvent par l’imprécision du texte, le double sens (comme pour le mot " attention " perçu comme un tic de langage et une injonction). Dans un texte cela s’applique à un désintérêt de devoir choisir un mot plutôt qu’un autre. C’est souvent visible ici par l’emploi de mots ou d’expression vagues ne fermant en rien l’univers qui reste ouvert : " En même temps que d’autres objets. Tel sous son oreiller – tel au fond d’un tiroir quelconque cet album qui sort de l’ombre ". Ombre et lumière justement. Beckett écrit comme pour lever parfois un coin du voile éclairer une partie de l’univers et laisser retomber l’autre dans l’ombre. L’utilisation du oui, du non est dans ce même esprit. Le monde est incertitude donc Beckett utilise l’imprécision, le refus du choix, le revirement.
A la fin, que reste-t’il ? Ce que Beckett voulait montrer : simplement que le temps passe, a passé…
(26/02/2003)

Il y a deux façons (ou peut-être plus) de considérer la ponctuation. Celle que j’utilise se place sur un mode logique de la même façon que le musicien sème ses soupirs sur la partition, ses barres dans la logique des portées ¾, 6/8 etc... Elle se rapporte au contenu du texte : une idée, une phrase, un point par exemple. Chaque terme d’une énumération est séparé par une virgule, qui tend aussi à scinder les idées d’une phrase comme le feraient des guillemets. Mais quand je lis à voix haute, je ne respecte pas la valeur des " arrêts " qu’indiquent les virgules, l’intonation qui doit baisser après un point, par exemple. J’y découvre un autre sens que la logique, une ponctuation, comment dire, dictée par la compréhension, la volonté de persuasion, l’émotion.
D’autres écrivains l’utilisent autrement, sur un mode plus rythmique, c’est la deuxième manière. Un auteur me raconta qu’elle lisait et relisait à voix haute pour placer la ponctuation. Entre les jeux d’épreuves, il n’était pas rare qu’elle remanie un certain nombre de signes et à son dernier livre, la publication finale révéla une erreur de correction qui la contraria beaucoup sans doute parce que le trouble, le sentiment, le bouleversement provoqué par la lecture est le moteur pour placer une telle ponctuation, choisir en quelque sorte le trou où passer l’aiguille dans le canevas du texte.
On peut aussi comparer écriture et peinture et c’est un exercice qui me satisfait beaucoup à chaque fois, tant cela est souvent riche d’enseignements. J’avoue cependant que la ponctuation se situe mal dans l’acte de peindre. Est-ce un certain trait entre deux zone de couleurs comme des paragraphes ? Est-elle dans la suspension du pinceau avant qu’il ne touche la toile ? Et comment font nos yeux pour la remarquer ? Où se cache-t-elle dans les aplats de peinture disséminés un peu partout ?  Chez Matisse ? Chez Picasso ? Chez Jacques Monory ?
(19/02/2003)

Qu’est ce qui rend un livre politique ? Comment passe-t-on de ce qui relève de l’art (et ce qu’on imagine comme prolongements et liberté) à un ensemble, comment dire, comme rétréci par l’usage qu’on en a fait, l’implication sociale…etc ? Difficiles questions et balancements incessants de l’artiste en proie à la nécessité de s’impliquer au monde (s’ouvrir au monde ? se fermer ? être au-dessus de la mèlée ?). Car l’art est forcément dans l’homme et vice versa, et cette double inclusion au sens étymologique du terme, " ars " dans le sens de savoir, de méthode, apprentissage, individu, engagement personnel mais implication des autres et " politikos ", relevant de la cité donc organisé, efficace, transmissible. Deux attitudes différentes en apparence donc mais que résume dans un même élan Antonis Samarkis, écrivain grec
" L’écrivain a le droit d’avoir sa propre idéologie. Le domaine dans lequel il travaille demeure ouvert à tous les points de vue, à tous les vents. Il y a des écrivains qui s’inspirent du vent transportant un parfum de rose, du son envoûtant de la vague au bord de la mer, des souvenirs de moments de bonheur personnel. C’est leur droit. Mais il y en a d’autres qui sont ébranlés secoués par d’autres vents, dont le cri déchirant dans la nuit de notre monde répand la senteur dégoûtante du sang versé de millions d’êtres humains, les plaintes d’innombrables victimes désespérées de notre planète. Ces écrivains ne peuvent pas se taire, parce qu’autrement, ils seraient coupables de haute trahison, envers eux-mêmes d’abord, et, ensuite, envers la douleur profonde, infligée quotidiennement au corps de l’humanité. Nous vivons des temps ombrageux. Nous soupçonnons tout, et toute forme de rapport avec le politique nous rend méfiants. Nous transposons ainsi le problème et nous ne parlons plus que de la littérature qui " fait de la politique " !… George Orwell s’est exprimé très clairement sur la question quand il a dit, dans Pourquoi j’écris : " Le point de vue selon lequel l’art n’aurait aucun rapport avec la politique est aussi une attitude politique. "
(12/02/2003)



L’expression " premier jet " est devenue courante pour indiquer la première mouture d’un texte, les premiers mots jetés. Courante, c’est bien le mot : on imagine un jet d’eau courante, un robinet ouvert avec les mots mouillés qui tombent en jets continus sur le papier, qui détrempent la trame, avec toutes les expressions qui pourraient aller avec comme craindre de tarir la source, mouiller sa chemise en séchant sur un écrit. Mais ce " premier jet " donne une idée fausse de l’élaboration d’un texte. Le jet n’est pas continu, les gouttes sont plus ou moins grosses, le débit plus ou moins fort. La comparaison avec l’élément liquide ne me convient guère, moi qui compare souvent l’élaboration d’un texte à une pâte qu’on modèle comme la terre glaise d’un sculpteur.
– A ce propos, la légende raconte que le futur écrivain Paul Claudel accompagnait sa jeune sœur et futur sculpteur Camille Claudel chercher de l’argile au " Buisson rouge ", près de Wassy, à quinze kilomètre de chez moi. -
Souvent, les éditeurs ont ces désirs plus ou moins secrets de demander à voir quelques pages, quelques " premiers jets " parfois pour se rassurer, savoir où en est le texte. Peu importe le degré de finition du texte, on ne fournit jamais un premier jet. Le premier jet est pensé, pesé jusqu’au dernier mot et c’est cela que l’on donne à lire avec appréhension. Alors seulement commence le travail de l’éditeur qui demande à revoir telle où telle chose, le texte remis redevient alors " le premier jet ", sachant que suivront les corrections successives jusqu’à l’impression finale du texte définitif (j’aime ce mot, définitif, après on n’y revient plus).
(05/02/2003)

 

Julien Gracq a écrit : " Il faut répéter que la chronologie des livres, les espaces inégaux qui les ont séparés (espaces qui restent pour lui peuplés) comptent énormément dans l’image qu’un auteur se fait de sa production. Le public, lui, n’aborde pratiquement jamais l’œuvre d’un écrivain selon cet ordre naturel. Si je range mes ouvrages sur une étagère, je suis mal à l’aise s’ils ne le sont pas dans l’ordre chronologique. "
(29/01/2003)

 

Le hasard des lectures de ce début d’année (mais est-ce vraiment un hasard ?) m’a emmené du côté des biographies de Claude Simon, Aragon, Triolet et Gracq. Et comme nous avons la fâcheuse manie de comparer, de chercher des points communs, je n’ai pas échappé à cette tentation. Quand on lit une biographie et que soi-même on écrit, on est forcément intéressé par visiter les cuisines de l’écrivain. Certains vous ouvrent les placards avec simplicité, c’est le cas de Claude Simon, d’autres vous emmènent dans la salle à manger d’un intérieur paradoxalement factice et bourgeois (Triolet-Aragon), d’autres encore entrouvrent les portes de toute la maison en vous laissant sur le seuil, plus par modestie et retenue que par manque de savoir vivre, c’est le cas de Julien Gracq. Et ce sont souvent ces attitudes individuelles différentes et bien légitimes qui nous poussent à chercher des points communs par la chronologie, l’atmosphère d’une époque, la comparaison nécessaire donc. Dans notre cas le point commun entre ces trois écrivains (Aragon Triolet ne font qu’un, non pas par réduction, simplement parce que ce qui m’a été donné à lire comme biographies jusqu’à présent ne m’a pas laissé le choix de les différencier) me semble être la seconde guerre mondiale où plutôt la dizaine d’années qui engloba cet évènement. Point de départ de l’engagement de Claude Simon, d’abord dans la guerre d’Espagne, puis dans la débâcle, ce qui lui inspira la route des Flandres. Choix de la résistance et défense paradoxale du pacte de non-agression germano soviétique pour Elsa-Louis. Continuité plus que jamais nécessaire des idées fortes du surréalisme pour Gracq. Le surréalisme résume peut-être le mieux l’état d’esprit de cette époque et son implication chez ces écrivains : venue précoce pour Aragon, en spectatrice pour Elsa, tardive pour Gracq, chemins inévitablement entrecroisés chez Simon. Véritable émanation philosophique de la première guerre mondiale (n’oublions pas l’importance déterminante pour la suite du passage d’André Breton en tant que soignant dans un hôpital psychiatrique en 1916), le surréalisme résiste peut-être le mieux au deuxième choc de guerre auquel personne n’était préparé, par son essence même de résistance à la pensée conventionnelle et moutonnière. De même, les années qui suivirent le choc semblent devoir laisser la place au nouveau roman, comme résistance à la taylorisation de la consommation et de la production littéraire  retrouvée (" Roses à Crédit " d’Elsa Triolet est également un acte de dénonciation du consumérisme). Mais il serait sans doute très inexact d’entrevoir à travers les œuvres de ces écrivains simplement la fin du monde romantique de Proust, une passade pour le surréalisme et le choc uniquement formel du nouveau roman, simplement car cette époque ne fut pas une époque d’appartenance mais de renonciation : idéal communiste pour Aragon-Triolet, le cri de Claude Simon " non, n’est plus possible, c’est à grincer des dents " (note de lecture du 08/01/03), et la gestion par exclusion du surréalisme. Mais comme le dit une des nombreuses réactions à la vente de l’appartement Breton mieux vaut être "exclu" par un homme comme lui (Breton) que d'être accueilli par bien d'autres!". A méditer.
(22/01/2003)

Ecrire, c’est toujours trop tard. Ça ne devrait pas se conjuguer au présent, on devrait dire " j’ai écrit " au même " titre " (sic) que Blaise Cendrars disait " j’ai tué ". Sur le moment on ne s’aperçoit de rien, à peine un trentième de seconde pour frapper une lettre sur un clavier ou tracer une volute au stylo, et que cela forme un mot, et que cela vienne du tréfonds de choses que l’on a appris : lire, écrire et la mémoire qu’on en garde à travers les siècles et les autres. Mais où ? Chez qui ? Dans ma tête ? Dans la tienne ? Et ce sont les mêmes mécanismes dans nos deux têtes ? Donc, on s’en aperçoit après, on dit " j’ai écrit " avec ce goût irrémédiable, cette sensation, comment dire, comme lorsque l’on a commis quelque chose d’irrattrapable, du genre faire du béton et s’apercevoir que tous les magasins sont fermés quand il vous manque l’essentiel, le sable, le gravier, ce qui fait que le mélange entrepris sera foutu, irrémédiablement. C’est sans doute cette peur de la bêtise qui fait prononcer avec étonnement " j’ai écrit " comme " j’y suis arrivé ". Une peur semblable à celle que l’on devait ressentir dans l’imaginaire de notre enfance quand l’explorateur imprudent au pays des anthropophages était plongé dans une gigantesque marmite aux parois lisses avec le feu allumé en dessous. Enfant, en visite chez mon grand-père, je me souviens m’être glissé dans une citerne vide avec sans doute le même mélange de peur et d’excitation que provoque l’écriture.
(15/01/2003)

On écrit en ce moment avec l’impression de soulever des brassées fuyantes comme des gerbes d’herbes, plonger la main dans un magma de matières. Beaucoup de matières, impressions, sensations. Tant mieux, me direz-vous : ça veut dire que l’inspiration est là, le vieux cliché éculé de la page blanche s’éloigne. Mais écrire, c’est aussi ordonner. Par moment, j’ai l’impression de bâtir une maison avec ce que cela implique de calcul, de cloisons intérieures, tout ce qu’il faut pour vivre dedans, beaucoup de choses à penser et la peur d’en oublier, peur doublée par l’angoisse d’habiter les pièces que l’on a voulues, désirées, et s’apercevoir qu’on ne s’y plaît pas pour diverses raisons : la cuisine est sombre, le salon inhospitalier, on cherche en vain une âme et on ne la trouve pas. Peur et angoisse, donc, même quand l’écriture avance !
Et c’est pour cela, pour éviter ces tourments, tandis que rien n’est décidé dans l’aménagement (l’âme) de la future maison qu’on consulte les guides du bricolage avec la référence en la matière Claude Simon. Bricolage et cuisine sont des métaphores employées par ce prix Nobel de littérature pour parler de son travail (d’ailleurs un des titres provisoires de la Route des Flandres était Matériaux de construction) : " toutes ces images, toutes ces sensations apparemment éparses, disséminées, parfois sans lien apparent, il y a un moment ou ça se combine, où ça " prend " comme on dit d’une mayonnaise. La plupart de mes livres, quand j’en ai écrit les deux tiers, ça n’a pas encore " pris ", et tout çà coup, j’ai le sentiment que ça y est, que le bouquin se fait, que toutes ces choses vont faire un bloc qui aura une unité… " (voir note de lecture de cette semaine)
(08/01/03)


Vous avez vu le bilan 2002 en Etonnements ? Mis à part les corrections de Composants et la coordination de l’Anthologie des écrivains de Haute-Marne, on croirait que je n’ai pas écrit.Pourtant, dans la liste des travaux achevés, on notera  "Mercredi", nouvelle, publiée sur www.remue.net, quelques notes de lectures sur Marguerite Duras, Patrick Chamoiseau et Beckett (sur son " Proust "), " Dimanche soir ", une nouvelle à paraître dans la revue Pylône, une dizaine d’écrits plus ou moins commencés, à finir ou temporairement abandonnés, notamment les textes au noms de code JJ et PPP. Tout cela doit bien représenter un volume de 250 pages et une écriture régulière tôt le matin dans le bureau aménagé chez moi (voir mise à jour du 04/09/2001) ce qui n’est jamais à priori évident car l’écriture, au même titre que les plantes ou les poissons rouges, a horreur des changements d’habitude, luminosité..etc. Donc, pour résumer, on tient bon devant l’écriture avec cette impression bizarre que Julien Gracq résume par " retarder souverainement le moment peu ragoûtant d'écrire " (nota : c’est extrait du magnifique texte sur l’appartement d’André Breton qui sera mis en vente au printemps prochain : tous renseignements et polémiques sur www.remue.net).
2003 s’annonce ainsi assez solide dans le pétrissage des mots, sauf que mon autre métier alimentaire prend une dimension nouvelle, plus prenante. 2003 sera donc un combat entre l’équilibre des deux métiers, l’alimentaire et le cœur, tout en sachant que " le cœur a ses raisons que la raison ignore " mais l’ensemble de la vie n’est-il pas pénétré entièrement que de cela ?
(01/01/2003)