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Interview de Catherine Feldman pour Courrier-Cadre du 20 mars 2003

L’entomologiste de l’entreprise moderne

Thierry Beinstingel, 45 ans, a deux métiers : le jour il est responsable marketing chez France Telecom ; la nuit, il écrit.

Dans ses deux romans, il explore l’univers du travail. Un peu pour exorciser ses propres peurs. Et dénicher l’extraordinaire dans la banalité

" Quand ma fille de quinze ans me voit derrière l’ordinateur, elle me lance " tu écris encore tes romans chiants … ". Mais Thierry Beinstingel n’en a cure. Il n’écrit pas pour les amateurs de suspens. Il aime avant tous les mots. Dans Composants, il décortique méticuleusement sur 224 pages la semaine d’un intérimaire chargé d’étiqueter et de ranger sur des étagères des caisses de composants mécaniques. Le personnage, toujours désigné par un on indéfini, cherche à donner un sens à son travail. Il échafaude des stratégies de rangement, s'évade vers l’Amazonie en découvrant dans les pages du catalogue de l’entreprise le réducteur Jivaro (qui existe vraiment). Il se prend pour Robinson dans son hangar ou s’imagine à New York parmi les tours de cartons empilés.
" on me dit souvent que je brosse un tableau sombre de l’entreprise. Moi, je ne trouve pas. Le travail est aliénant par définition. Mais on ne retient que cet aspect des choses. " Lui, il a plutôt de la tendresse pour cet univers qu’il cherche à sublimer, à rendre poétique. " Ce catalogue de pièces mécaniques dont je me suis inspiré, c’est comme si je lisais du Francis Ponge ". Il veut montrer le côté extraordinaire de la banalité " pour contrecarrer tous ceux qui ont un ego disproportionné et considèrent queux seuls sont extraordinaires. " Pour lui, la plus grande réussite, ce n’est pas Jean Marie Messier mais son père. Arrivé en France après avoir fui la Yougoslavie dans les années quarante, il a appris à parler le français " sans accent ".

Chez France Telecom, à Châlons-en-Champagne, Thierry Beinstingel s’occupe de marketing. Il présente aux clients des applications Internet et prépare ainsi le terrain aux commerciaux. " Je ne sais pas nommer mon travail. Dans un grand groupe, les tâches sont morcelées . Pour des fonctions transversales comme le marketing, décrire son activité est un exercice subjectif. Quelle trace laisse le travail accompli dans une journée ? C’est impalpable. "
Son père était chauffeur routier ; sa mère vendeuse. Dans la famille, on disait que le travail est le seul moyen de s’en sortir. Après un bac scientifique, il faut gagner sa vie rapidement. Thierry passe des concours administratifs et se retrouve en 1978 à La Poste. Il a vingt ans. Tout ce qu’il attend d’un boulot c’est de subvenir à ses besoins. Pour le reste, il sera écrivain. Il a toujours aimé la littérature. Dans sa bibliothèque, il a précieusement conservé l’exemplaire des Antimémoires de Malraux, lus à quinze ans et annotés du début à la fin.
Interruption de cette activité à 30 ans. " J’avais ma vie à construire ". Il rencontre sa future femme, médecin et se marie. En 1985, Thierry Beinstingel passe un concours pour suivre une formation à l’école de France Telecom. L’ ‘année suivante, il obtient l’équivalent d’une licence de télécommunications. " J’accède alors à mon premier vrai poste : encadrer une quarantaine de personnes dans un petit central téléphonique de province à Saint-Dizier. ". Cette expérience lui inspirera son premier roman paru en 2000, Central. " On avait demandé à chaque employé de piocher dans un glossaire de verbes à l’infinitif ceux qui correspondaient à son activité ". Ce qui était pour lui le comble de la dépersonnalisation du travail. Il a voulu rendre la monnaie de sa pièce à son entreprise en écrivant un livre avec tous les verbes à l’infinitif. Il avait alors adressé son livre à Michel Bon. L’ex-PDG de France Telecom l’avait trouvé un peu noir et s’était inquiété de savoir si l’auteur se sentait bien dans son travail…
Ecrire, ce n’est pas un passe-temps mais un métier exercé chaque matin entre six et sept heures, quelques heures la semaine et pendant ses insomnies. Depuis 1996, il noircit 500 pages par an, mais ne publie pas tout. Certains textes servent de passage, pour aller vers quelque chose de plus élaboré. Beaucoup d’écrivains s’empressent d’oublier leur boulot grâce à l’écriture. Pas lui. Il trouve même bizarre que le roman et le cinéma passent sous silence ce qui occupe le plus de place dans notre vie, suscite les plus âpres batailles. Etre cité lors d’un débat à l’Assemblée Nationale sur la suppression de la loi de la modernisation sociale ne peut que le combler : " Jean Le Garrec a apostrophé François Fillon en lui disant : vous devriez lire Composants de Thierry Beinstingel. Une manière de lui signifier que le travail précaire, ça existe. ". L’écriture lui permet d’exorciser ses peurs : peur du chômage, de l’inactivité – celui qui ne travaille pas est inutile, il n’a aucun rôle social -, peur de la retraite. Aujourd’hui, il attend d’un job autre chose qu’un salaire. Son deuxième métier, " ma petite entreprise ne connaît pas la crise ", pourrait bien remplir ce rôle.